Continuons à avancer en éliminant maintenant quelques « scories » parfaitement inutiles, comme les 10 plaies d'Égypte.
Il y a une quarantaine d’années, le bibliste Roland de Vaux faisait déjà observer qu'il existait plusieurs versions descriptives de ces plaies. Le récit de l’Exode, selon lui, « ne constitue ni une seule tradition ni un seul choix narratif » [De Vaux 1971 : 342.]. L'ensemble des historiettes contant les malheurs qui vont s’abattre sur les Égyptiens est, lui aussi, issu de l'amalgame de plusieurs traditions, jadis indépendantes, fusionnées en deux récits principaux. Le plus récent décrit l'exode comme une fuite nocturne. Les plaies, au nombre de neuf (les neuf premières), y sont des mophtay, « prodiges ». Elles n'affectent pas vraiment le pharaon en personne mais l'ensemble du peuple égyptien. L'autre récit, le plus ancien, présente l'exode comme une expulsion. Il ne contient qu'une seule plaie, la dixième, la mort des premiers-nés, qualifiée de negah, « maladie ». Elle touche, non seulement l'ensemble du peuple égyptien, mais aussi le roi dont le fils aîné n'est pas épargné. Ces deux sources sont étrangères à celle qui, dans la Genèse, avait mis en scène Abraham et Pharaon. Dans celle-ci, les plaies étaient des negaïm, « maladies », dont seul le roi était frappé mais pas son peuple. Le Coran reprend certaines de ces calamités mais en cite également d’autres, absentes du récit biblique, comme « la famine » et « l'inondation » [Coran 7, 130 et 133]. Il n’est pas exclu — et cela paraîtrait même plus logique — que les plaies bibliques aient été initialement présentées au nombre de douze : une par tribu.
Les neuf premières plaies décrivent certains phénomènes naturels graves mais pas exceptionnels en Égypte : l'eau du Nil changée en sang, le pullulement des grenouilles, des moustiques et des taons, la mort du bétail, les ulcères, la grêle, le nuage de sauterelles et les ténèbres. Certaines soulèvent de plaisants paradoxes. La cinquième, la mort du bétail égyptien, nous apprend que les Hébreux — pourtant prétendument esclaves briquetiers — possédaient eux aussi un cheptel (qui fut bien sûr épargné). On notera aussi que la dixième plaie, la mort des premiers-nés, touche également les bestiaux égyptiens... déjà tous tués par une épidémie cinq plaies auparavant, ce qui corrobore l’appartenance de l’historiette à une tradition primitivement indépendante.
Cet ensemble de fléaux successifs est, bien sûr, une pure invention. Mais, pour rependre les mots de l'égyptologue Claude Vandersleyen, « ce n'est pas tomber dans la science-fiction » que de rapprocher l'un ou l'autre élément de la tradition de l’exode de certaines manifestations liées à l'éruption de Santorin. Ce rapprochement, précisons-le, n'implique nullement la concomitance de cet événement avec la fuite ou l'expulsion d'Égypte d'un groupe d'Asiatiques.
Santorin est le nom actuel d’un petit archipel de cinq îles situé en Méditerranée, à environ 100 km au nord de la Crête. Son nom ancien était Théra. C'était aussi celui de sa capitale. À l'origine, il s'agissait d'une île unique constituée en grande partie d’un volcan actif depuis au moins 650 000 ans. Sa dernière éruption cataclysmale se serait produite vers 1600 av. J.-C. Elle fut d'une violence inouïe et dura plusieurs jours. Finalement, le volcan explosa littéralement avant de s’effondrer sur lui-même, laissant la mer envahir son énorme cratère, ce qui provoqua un raz-de-marée dont la Crète, la Turquie et les côtes levantines ont gardé les traces. Aujourd’hui, il ne reste plus que des fragments de l'île antique disséminés autour d'une dépression circulaire (caldeira) de 8 km de diamètre marquant l'emplacement de la base de l'ancien cône volcanique. Aucun corps ni objet de valeur n'a été découvert sous les cendres, indication que des signes précurseurs de la catastrophe avaient permis aux habitants de s'enfuir par la mer. La dernière éruption, de minime importance, a eu lieu en 1950 de notre ère mais des fumerolles sur les îles satellites indiquent que le géant n'est qu'endormi sous la mer. Sur l'île principale, se dresse la ville moderne d'Akrotiri, en partie bâtie sur le site de l'antique Théra. Selon Loïc Mangin, l'analyse au carbone 14 des restes d'une branche d'olivier retrouvée sous la cendre situe l'éruption entre 1627 et 1600. Une autre datation au 14C, réalisée à partir de matériaux extraits des ruines de Théra, la situe entre 1660 et 1613. Une datation obtenue par l'analyse de carottes de l'inlandsis du Groenland indique une importante pollution au dioxyde de soufre entre 1660 et 1620. Enfin, une datation par dendrochronologie la fixe entre 1627 et 1600, ce que paraît confirmer une analyse effectuée sur une variété particulière de pins californiens qui révèle un épisode froid attribué à la présence de poussières volcaniques dans la haute atmosphère vers 1626 [Pour la Science, n° 344, juin 2006]. Mais rien n’est sûr : deux autres volcans, le Vésuve et le Mont Saint Helens, ont aussi connu une éruption à la même époque. L’éruption du Santorin laissa des marques, non seulement dans la mémoire collective des populations égéennes et levantines, mais peut-être aussi en Égypte, comme semblent le noter à la fois le rédacteur anonyme du verso du P. Rhind, une stèle du roi Ahmès II et un copiste de Manéthon. On ne peut donc écarter la possibilité que l'un ou l'autre détail du récit biblique ait pu être lié à certains météores aériens que l'éruption aurait provoqués en son temps, qu'on aurait plus tard introduits dans la légende transformés en prodiges de Yahvé.
Le papyrus Rhind fut rédigé en l'an 33 d'Aaouserré Apopi. Il porte sur son verso une inscription plus tardive faite par une autre main. Elle mentionne un « an 11 » qui ne peut appartenir qu'au règne du successeur d'Apopi, Khamdy, le dernier pharaon asiatique. Il ne peut s'agir du règne d'Ahmès II car il est bien dit qu'en l'an 11 [sous entendu : du roi régnant officiellement], on a entendu dire que telle ville avait été prise par « celui du Sud », lequel ne peut être que le souverain thébain de l'époque, Ahmès II. Cette mention nous apprend qu’en la 11e année du règne de Khamdy, le dieu Seth a rugi dans les cieux, lesquels ont ensuite déversé de la pluie en abondance. De son côté, une stèle d'Ahmès II décrit une tempête inhabituelle qui s'est abattue sur l'Égypte à la même époque, parlant de tonnerre, d’averses torrentielles, de maisons renversées et d'une longue période d'obscurité. Enfin, la copie de Jules l'Africain situe le déluge de Deucalion sous le règne d’Ahmès II. (Il s’agit de la version grecque du Déluge mésopotamien. Dans ce mythe, Deucalion est averti par son père Prométhée de la décision de Zeus d’anéantir le genre humain en le noyant sous un déluge. Il se construit alors un vaisseau, échappant ainsi à la catastrophe.) Il est possible cependant que ces trois mentions fassent simplement référence à un ouragan exceptionnel. Il reste que Manfred Bietak et son équipe ont retrouvé de nombreux blocs de pierre ponce sur le site d’Avaris et en mentionnent d’autres sur celui de Tell Héboua (l'antique Tjarou, en grec Silé) dans le Nord-Sinaï [Bietak dans Caubet (dir.) 1994 : 44-45 et 91]. Les investigations scientifiques dont ils ont été l’objet à l'université de Vienne les attribuent avec certitude au volcan de Santorin.
Que certains événements exceptionnels aient pu se produire est tout à fait admissible mais leur nombre et leur enchaînement tel que décrit dans l'Exode relève manifestement de l'imagination. Il est peu plausible que ces calamités se soient produites « à la queue leu leu » : l'Égypte aurait mis des lustres à s'en relever, ce qui n'aurait pas échappé à l'archéologie. La démarche consistant à vouloir à tout prix lier l'ensemble des plaies d’Égypte à la vulcanologie est identique à celle de certains archéologues du début du xxe siècle qui tentaient d'expliquer par un tremblement de terre l’écroulement des murailles de Jéricho sous les trompettes de Josué, alors que la Jéricho de l'époque présumée ne possédait pas plus de remparts que Josué de trompettistes.
L’éruption du Santorin serait légèrement antérieure au règne d’Ahmès II, alors que, selon Bietak les ponces trouvées à Avaris lui seraient stratigraphiquement postérieures. Bietak dans Caubet (dir.) 1994 : 44 les situe après le règne d'Ahmès II mais avant celui de Thoutmès III, ce qui laisse une marge étonnante de 75 ans. Il n'est de toute façon pas nécessaire à notre raisonnement que l'éruption ait été concomitante du départ des Hyksôs puisqu'il est simplement soutenu ici que ce pourrait être le souvenir de certains corollaires de l'éruption restés vivaces dans les mémoires qui auraient, des siècles plus tard, été introduits dans le récit légendaire de la fuite sous la forme de manifestations du dieu d'Israël. Il ne s'agit pas ici des plaies mais de la « colonne de nuée » et de la colonne lumineuse » censée avoir guidé les fuyards (tradition de la fuite) mais pas les expulsés (car la tradition de l'expulsion ne mentionne pas ces manifestations).
Bibliographie Bietak Manfred, L'acrobate au taureau - Une citadelle royale à Avaris, Actes du colloque organisé au musée du Louvre le 03/12/1994, La Documentation Française, Paris, 1999.
De Vaux Roland, L'itinéraire des Israélites de Cadès aux plaines de Moab, Paris, 1971.
Pour la Science, n° 344, juin 2006
_________________ Roger
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