Après avoir lu cette histoire sur le site Orthonet, et après qu'elle ait été remplacée par d'autres, j'ai demandé à son auteur de me la faire parvenir pour la poster ici, ce qu'il a fait.
(Je croyais l'avoir déjà posté, ou évoqué, mais je ne le trouve plus.)
Orthonet a écrit :
DES ÉVÈNEMENTS
Plusieurs de nos patients ont questionné Orthonet sur l’événement et ses accents, et nos réponses ont été parfois sommaires. Réglons enfin ce cas ; non que ce détail de notre accentuation soit important ; mais son histoire est significative, et mérite d’être connue.
Préparant la 3e édition du Dictionnaire, l’abbé d’Olivet entreprit de mettre de l’ordre dans l’accentuation de la voyelle E, et s’employa à y introduire le circonflexe et l’accent grave. En fin de syllabe, s’il n’est pas « caduc », ou « muet », l’E devra porter l’aigu, comme dans siéger, régler, ou le grave, comme dans siège, règlement ; la prononciation dicte le choix : quand la syllabe suivante a un E caduc, comme dans fidÈle, fidÈlement, la précédente se prononce en E ouvert, donc s’écrit avec accent grave ; dans le cas contraire, comme dans fidÉlité, idÉal, dÉlicat, E fermé, accent aigu.
Les prédécesseurs de l’abbé d’Olivet, qui utilisaient l’accent aigu (verité, désormais vérité), usaient peu d’un troisième accent : « En parlant de la Langue Françoise, on appelle circonflexe un accent qui est fait comme un V renversé, & qu'on met sur les mots dont on a retranché une lettre, comme sur le mot âge, qui s'escrivoit autrefois aage » ; il va l’étendre aux mots, très nombreux, où l’E était suivi d’un S qui ne se prononçait plus depuis longtemps : teste va s’écrire tête, resver devient rêver ; on distinguera ainsi fête, fêter, où l’S est remplacé par le circonflexe, de festin où il subsiste dans l’orthographe comme dans la prononciation.
Mais la promotion de l’accent grave était moins évidente.
UNE PANNE…
Or le sieur Coignard, l’imprimeur du Dictionnaire, n’avait pas prévu une invasion de È coiffés de l’accent grave, nouveau-venus dans ses casses ; et dans certains articles comme celui de mère, il n’en fallait pas moins de 40. Alors, ayant informé en 1736 l’abbé d’Olivet de ce manque, et en attendant qu’il en fît fondre encore un lot, il mit des É. Et, provisoirement, la mere des éditions précédentes fut une mére. Quand le fondeur aura livré des È en suffisance, on rectifiera en mére . Ce qui fut fait.
Mais il y eut des oublis. Dans l’édition de 1740, un certain nombre de mots avaient gardé un accent aigu injustifié ; dans la suivante, en 1762, une dizaine ont échappé aux révisions, et ont survécu, dont allégement, allégrement, événement, etc. Les deux éditions suivantes négligèrent ces rebelles, contraires à la belle harmonie instituée par le sage linguiste qu’était feu l’abbé Pierre Joseph Thoulier d’Olivet (1682-1760). En 1835, la 6e édition du Dictionnaire, qui a fait d’importantes réformes orthographiques, n’a pas touché aux accents ; on ne peut pas tout faire à la fois. Et cette série d’oublis, qui ne se fondent ni sur la prononciation, ni sur une cohérence quelconque, sont devenus des normes… par pure négligence.
DU CULTE DE L INCOHÉRENCE
Au 19e siècle, à une époque où l’orthographe prenait de l’importance, ce fut donc une faute d’écrire ou d’imprimer évènement comme avènement, ou règlementaire comme règlement. Et nos chères conjugaisons conservaient une curieuse différence d’accentuation entre il lésera et il pèsera, entre ils achèteront et ils adhéreront. Mais les pédants veillaient au respect de l’incohérence, et les imprimeurs obéissaient.
La 7e (1878) offrait de bonnes raisons d’y mettre de l’ordre : d’abord c’est l’époque où Jules Ferry organise une école primaire pour toute la nation, et où la dictée va devenir une étape significative de la culture populaire ; à quoi bon conserver, enseigner et faire respecter de tels accidents ? Et puis l’Académie comptait dans ses rangs Emile Littré, qui dans son dictionnaire avait, pour plusieurs des mots concernés, souhaité une correction. Il n’en fut rien. Tout changement semblait un attentat à la tradition ! Pas davantage dans la 8e de 1932-35. Et les mots oubliés en 1740, ainsi que les futurs et conditionnels d’une centaine de verbes, continuaient à défier tous ceux qui voulaient « mettre les accents », si volontiers négligés ; connaître ces verrues était un signe d‘érudition, sinon de grande culture, et, pour les auteurs de dictées, c’était une source inépuisable de « demi-fautes ».
LE PAVÉ DE L’OURS.
Dans les rectifications de 1990, la mise en bon ordre de l’accentuation était un tardif succès du bon sens. Elle tient en quelques lignes, se passe d’une liste d’exceptions. Elle mettait fin à deux siècles d’incohérence gratuite ; Littré la souhaitait ; non seulement l’Académie l’a approuvée, mais elle l’applique dans les entrées et dans les articles de son Dictionnaire actuel. Cela ne contredit pas la prononciation usuelle, mais contribue au contraire à freiner les prononciations négligées qui confondent pré et prêt, serai et serais..
On peut s’étonner quand on voit de soi-disant défenseurs de notre langue traiter avec dédain ou combattre avec passion des mesures aussi sensées, quand ils rejettent en bloc l’ensemble des rectifications proposées, sans information ni discussion. Orthonet, qui suggère à ses consultants une certaine hygiène dans leur pratique, un peu moins de servilité et un peu plus de raisonnement, ne peut que s’inquiéter d’une idée aussi obtuse, d’une conception aussi néfaste du service de la langue nationale, et de sa « défense ».
je trouve cette histoire savoureuse. .