Premiers combats de la Suisse primitive pour la liberté
Episode 3
II. L'alliance perpétuelle des trois Waldstätten et la résistance contre la maison de Habsbourg, 1291-1314. Alliance de 1291. Défense de la liberté.
Au commencement d'août, Uri, Schwyz et le Nidwald conclurent, sur la base de l'alliance signée antérieurement - entre 1240 et 1250 -- le pacte perpétuel qui a été le fondement de la Confédération suisse. Deux semaines à peine s'étaient écoulées depuis la mort du roi dans la lointaine Spire, et bien que, comme on le sait, la renommée devance à la course le plus rapide cavalier, la nouvelle certaine de l'événement ne pouvait guère mettre moins de dix jours pour arriver sur les rives supérieures du lac des Waldstätten. Cela fait supposer que les dispositions avaient déjà été prises en prévision de la disparition du souverain. C'est alors peut-être qu'ont eu lieu les entrevues nocturnes, dont parle la tradition, sur la prairie solitaire du Rütli; bien plutôt, en tous cas, que dans la période des premières insurrections, où la position spéciale d'Uri- indépendance complète dés Habsbourg - excluait pour lui toute raison de mystère; son entrée dans la Confédération s'était d'ailleurs faite sans attirer l'attention, et seulement après l'émancipation violente de Schwyz et d'Unterwald. La raison qui retenait cette fois la vallée supérieure de l'Unterwald ne gisait évidemment pas dans le temps limité dont on disposait pour s'entendre, mais dans un antagonisme intérieur. Long¬temps après, en effet, il y avait encore un parti autrichien dans l'Obwald. Ce dernier a, il est vrai, attesté son adhésion à la Ligue des trois Waldstätten en appendant au parchemin le sceau du pays, dont l'inscription avait été complétée de manière à ce qu'elle s'étendit expressément à la vallée supérieure. On ne peut préciser exactement la date à laquelle cela arriva, mais ce ne fut qu'après coup. La lettre de 1291, écrite en latin, est l'instrument d'alliance fédérale le plus ancien qui nous ait été conservé. Comme le texte en fut repris en partie dans la lettre signée une cinquantaine d'années auparavant, cette alliance reproduit le type extérieur des ligues traditionnelles pour le maintien de la paix publique que l'on concluait dans les époques agitées - où la puissance impériale s'évanouissait tout à coup et où personne ne pouvait savoir si un nouvel interrègne ne livrerait pas de nouveau l'Allemagne à tous les excès de la force - pour assurer le règne de l'ordre et du droit. Résistance commune contre tout agresseur du dehors, assistance réciproque contre les fauteurs de troubles à l'intérieur, aplanissement par voie d'arbitrage de tous les malentendus entre contractants, tels sont les points prin¬cipaux sur lesquels l'entente s'est faite. Il est expressément stipulé que chacun doit être tenu, selon la condition de sa famille, de servir son seigneur et de lui obéir comme il convient; la juridiction seigneu¬riale est aussi reconnue; chacun doit nommer lui-même dans la vallée le juge devant lequel il peut être appelé à comparaître. Mais de l'avis commun et à l'unanimité, les trois pays se promettent, décident et ordonnent: « que nous n'accepterons et ne reconnaîtrons dans les sus¬dites vallées aucun juge qui aurait acheté sa charge à prix d'argent ou de toute autre manière, ou qui ne serait pas du pays. » « Les dispositions édictées ci-dessus, pour le bien et le salut de l'ensemble, doivent, avec l'aide de Dieu, durer éternellement. » En inscrivant cette phrase à la fin de leur pacte, les fondatteurs de la Confédération suisse ont, dès le début, entendu faire de celle-ci une institution politique durable. Non pas, sans doute, qu'ils voulussent consciemment, en ces jours-là, fonder un Etat. Leur lettre d'alliance ne contient aucun programme politique ou social à longue portée. Dans le traité qui fut conclu quelques mois plus tard avec Zurich; la base réelle de leur programme est plus nettement déterminée: ils limitent la reconnaissance des droits seigneuriaux en ajoutant ces mots: « in der gewonheit als vor des chünges ziten ».(( Selon les usages d'avant les temps du roi (Rodolphe).)) En gens réfléchis et pratiques, ils s'en tiennent à ce qui est à leur portée et qu'ils peuvent atteindre; ils demandent ce qu'ils entendent par liberté, leurs anciennes traditions, leur droit coutumier, la faculté de disposer d'eux-mêmes à l'intérieur du cercle étroit de leur existence habituelle. Ils réclament la latitude - qui leur avait été reconnue depuis une génération - de développer leur autonomie, latitude dont ils avaient fait usage et qu'ils estimaient acquise. C'est là la vraie politique réelle; celle qui, avec une perspicacité admirable, distingue ce qui est vraiment utile et sait imposer une mesure à sa force d'expansion. A l'heure où naissait la Ligue des trois pays, l'image de la Confédération générale qui devait en sortir s'entrevoyait dans un mirage. Dans toute l'étendue de la Suisse actuelle, l'opposition s'agitait alors contre la politique territoriale et centralisatrice de l'Autriche. En Bourgogne, les villes impériales de Berne, de Morat et de Payerne se plaçaient sous la protection de l'ancien adversaire de Rodolphe, le comte de Savoie. En Alamanie, l'évêque de Cons¬tance, Rodolphe de Habsbourg-Laufenbourg, chef de la branche cadette des Habsbourg - que le roi opprimait - et dernier fils sur¬vivant du Taciturne, se mettait à la tête du mouvement et formait une puissante coalition. Il y groupait des dynastes ecclésiastiques et laïques, les villes impériales de Zurich et de Constance et la ville autrichienne de Lucerne, dont la vente, contre tout droit, par l'abbé de Murbach avait provoqué l'effervescence des bourgeois. Les adversaires souabes et bourguignons de l'Autriche s'unirent les uns avec les autres et cherchèrent même à entrer en rapports avec les ennemis qu'avait Albert dans les pays danubiens, et qui s'étaient également soulevés. Les Waldstätten s'affilièrent aussi partiellement à cette grande coalition, mais, chose étonnante, non par l'intermédiaire de Lucerne. Le 16 octobre, Uri et Schwyz conclurent avec la ville impériale de Zurich une étroite alliance offensive et défensive, dont le terme était de trois ans, avec cette réserve toutefois que les alliances ultérieures contractées par l'une des parties n'obligeraient pas l'autre; et que ni l'une ni l'autre ne serait tenue de coopérer aux sièges qui auraient été entrepris à son insu et sans son con¬sentement. Quoique l'évêque Rodolphe de Constance séjournât précisément alors à Zurich, les pays ne voulaient évidemment pas se laisser entraîner à des entreprises à perte de vue, dont le succès pouvait recéler de nouveaux dangers dynastiques en raffermissant la branche de leurs anciens landgraves de Laufenbourg. Ce n'est pas à dire que le regard des chefs des trois pays ne portât pas bien au¬ delà du cercle étroit d'un simple particularisme de paysans. Les facteurs économiques lointains n'échappaient point à leur perspicacité; peut-être même la propagande démocratique ne les laissait-elle pas indifférents. Témoin l'appui qu'ils donnèrent à la révolte des Léventins - qui éclata alors- contre la suzeraineté de Milan. Ils prouvèrent clairement par là, déjà à cette époque, qu'ils entendaient reprendre la politique des Hohenstaufen relativement au Gothard. La grande coalition succomba à la puissance de l'Autriche et fut bientôt dissoute. Le 31 mai 1292 déjà, Lucerne dut rendre hommage au duc Albert, et bien que Zurich eût soutenu un siège avec succès, sans doute grâce au secours des Suisses primitifs, il conclut la paix le 26 août, deux jours après que l'évêque Rodolphe se fut arrangé avec le duc. Seuls, les pays tinrent bon. Le duc vint camper en octobre 1292 avec son armée près de Baar, dans l'intention évidente de les attaquer. Mais il ne semble pas qu'on en vint à une rencontre: Albert fut rappelé dans ses provinces orientales par des événements plus importants. En revanche, la petite guerre avec l'autrichienne Lucerne se prolongea longtemps encore et ferma aux Suisses primitifs le marché et le transit par la montagne. Quant à savoir si un traité de paix formel fut jamais conclu entre les administrateurs autrichiens des Hauts-Pays et les Waldstätten - bien que les relations avec Lucerne eussent repris petit à petit des formes pacifiques sous la pression des intérêts réciproques - c'est ce que l'on ne peut décider. Mais tout porte à croire que les trois pays maintinrent leur pleine autonomie intérieure dans les années qui suivirent. En 1294, la landsgemeinde de Schwyz se donna en toute souveraineté un Landrecht (code civil) inspiré du principe nettement affirmé qu'il n'y a pas d'indépendance politique, si le sol n'est pas maintenu ou rendu libre. Toute transmission de propriété foncière à des étrangers ou à des couvents, même indigènes, est interdite sous peine de confiscation ou de fortes amendes; le devoir de payer l'impôt est affirmé, avec menace, en cas de non-payement, de privation des droits d'allmend. Les biens monastiques et seigneuriaux y sont astreints aussi bien que les autres, étant donné que le vassal peut se récupérer du montant de l'impôt sur le cens qu'il doit. Les autres articles de ce code prouvent aussi que les paysans revendiquaient et entendaient conserver une souveraineté pleine et entière, une souveraineté qui dépassait de beaucoup la sphère des droits des villes libres impériales. Les documents politiques de cette époque manquent pour les autres pays, mais il est probable que les deux vallées de l'Unterwald se réunirent en un organisme plus ferme, embrassant toutes les classes sociales, et cela sur la base de l'antique unité de la communauté judiciaire des hommes libres. Il est probable aussi que la communauté précédemment organisée des paroissiens de Stans et de Buochs, qui seule avait signé l'alliance des trois pays, fut absorbée par la nouvelle création. A l'ancien sceau de Stans, une inscription fut ajoutée concernant la vallée supérieure et, peu après, un Obwaldien de famille libre, Rodolphe d'Oedisriet, est landamman commun des deux Unterwald. Les Suisses primitifs ne visaient-ils pas déjà en janvier 1293, lorsque le nouveau roi, Adolphe de Nassau, vint à Zurich, à faire reconnaître leur situation par l'autorité de l'Empire? Adolphe n'en avait pas moins confirmé à son concurrent au trône, en recevant de lui, à Hagenau, les insignes royaux, tous les fiefs impériaux, duchés, comtés, offices et droits. Ce ne fut qu'en novembre 1297, au moment où Albert se souleva ouvertement contre le roi, que celui-ci se décida à reconnaître l'immédiateté d'Uri et de Schwyz. Il ne le fit pas par une simple confirmation des privilèges antérieurs, mais par une pièce indépendante, identique pour les deux pays, et dont le texte rappelait exactement le diplôme décerné à Schwyz par Frédéric II.
Sous la domination du roi Albert, 1298-1308.
La protection d'Adolphe ne dura pas longtemps: sept mois plus tard, le 2 juillet 1298, le roi gisait, le crâne fendu, sur le champ de bataille de Gtillheim; et huit semaines s'étaient à peine écoulées que la couronne allemande ceignait déjà le front du Habsbourg. -¬Ce fut un rude coup pour les Waldstätten. Les temps de Rodolphe étaient revenus, l'antagonisme entre la puissance territoriale de fait et la puissance nominale du roi avait cessé de se faire sentir. Quand Albert se montra, au printemps 1299, dans ses Etats patrimoniaux, la soumission des trois pays s'accomplit automatiquement. Mais Albert procéda avec beaucoup de mesure. Sans doute, il limita les prétentions à l'autonomie qui s'étaient fait jour dans le code schwyzois de 1294; les Schwyzois durent renoncer à imposer le couvent de femmes de Steinen; les Uranais reconnaître les privilèges de Wettingen et de ses sujets en matière d'impôts, et leurs autres droits réservés. Mais, en somme, il ne s'attaqua pas aux progrès que la décade passée dans la liberté avait permis d'accomplir. On ne trouve aucune trace d'une puissance intermédiaire (baillis) entre les chefs des landsgemeindes, choisis par le peuple, et le roi. Les mêmes personnalités restaient à la tête des démocraties d'Uri et de Schwyz; ((A Uri, la dignité de landamman avait déjà changé de mains en 1294: le baron Werner d'Attinghausen avait pris la place d'Arnold de Silenen, qui s'intéressa cependant aux affaires du pays jusqu'à sa mort, vers 1309. A Schwyz, sous le roi Albert, le vieux Rodolphe Stauffacher (depuis 1275) et Conrad Ab Iberg (1286-1311) alternent.)) c'est à elles que s'adresse le roi. Et c'est sous le règne du roi Albert précisément, mais non avant, qu'Unterwald entre en scène, d'après les documents, sur le pied d'entière égalité avec les deux communautés voisines, mais plus anciennes. Albert, il est vrai, ne confirma pas les privilèges des Schwyzois et des Uranais, ni les libertés que son père avait octroyées aux premiers à titre de landgrave, et il ne reconnut pas davantage l'immédiateté que Rodolphe avait assurée aux seconds. En sa qualité de roi, de source théorique de toute puissance, il n'était nullement tenu de respecter les privilèges conférés par ses prédécesseurs, et cela d'autant moins que l'attitude prise jusque là par les Uranais à son égard pouvait justifier le reproche de félonie et de rébellion. Et il est probable aussi qu'il voulait profiter de l'étroite union d' Uri avec les deux autres Waldstätten pour lui faire perdre sa situation particulière et l'incorporer avec eux, à égalité de droits, dans le grand système politique qu'il entendait inaugurer au nom de la maison de Habsbourg relativement au passage du Gothard. Cette politique ne tendait à rien de moins qu'à acheminer sur la route du Gothard le trafic tout entier, y compris celui qui se dirigeait vers les fameux marchés de la Champagne. En août 1299, c'est-à-dire quelques mois après qu'il put vouer son attention aux Hauts¬ Pays, il réussit à déterminer un grand seigneur bourguignon,Jean de Châlon-Arlay, à transférer sa douane de Jougne à Lucerne et à reporter ainsi son intérêt des passages occidentaux des Alpes à celui du Gothard. On comprend donc qu'il se proposât d'incorporer à l'Etat qu'il rêvait, et auquel ce col devait donner sa signification, la partie la plus importante de la route, ce pays d' Uri, qui était d'ailleurs tout entouré déjà de possessions de sa famille. Le refus d'Albert de confirmer les antiques privilèges des Suisses primitifs a amené le « père de l'histoire suisse », Gilg Tschudi - et déjà, en une certaine mesure, l'écrivain plus ancien du Tellenspiel - à placer à l'époque de ce roi les faits rapportés par les traditions orales relativement aux origines de la liberté helvétique, et qui furent consignés pour la première fois par écrit dans la chronique du Livre blanc, sans qu'une date précise leur fût d'ailleurs assignée. Eu égard au matériel de sources dont disposait Tschudi, cette manière de dater ne manquait pas d'habileté, mais les pièces publiées depuis l'ont rendue absolument insoutenable. - L'utilisation de cette légende a été, ces derniers temps, remise en honneur, et avec raison, en opposition à l'hypercritique du siècle dernier. Non pas, sans doute, dans son ensemble, avec tous les détails dont elle est ornée dans l'héroïque épopée de Tschudi et dans la forme impérissable que lui a donnée le génie de Schiller. Mais les traits particuliers fournissent des indications dont l'histoire peut tirer un certain parti, et qui ont été confirmées d'une manière surprenante par les fouilles opérées sur les ruines de la Suisse primitive et par les documents mis au jour. Je n'ai donc pas hésité à tenir compte de ces traditions dans mon exposé.(( II faut écarter sans réserve du noyau historique de la tradition l'épisode de l'archer Guillaume Tell; on y reconnaît d'ailleurs nettement, dans la forme dernière et artistique de la légende, un motif accessoire étranger et qui ne se rattache qu'imparfaitement au drame de la conjuration. Même le profane, qui n'entend rien à la méthode de la critique historique, mais qui compare sans parti pris les légendes parallèles --répandues sur tout le monde germanique - d'archers merveilleux, doit s'avouer qu'il y a là des rapports qui excluent une explication par le hasard. Jusque dans le plus petit détail, par exemple dans le jeu des questions et des réponses relatives aux flèches de réserve que l'archer tire de son carquois, il y a une concordance presque littérale. Tell est une figure mythologique localisée et humanisée. Ne peut-on pas reconnaître dans le prénom et le nom du héros, Wilhelm Tell, le nom de Heimdall, dieu du printemps chez les anciens Germains?)) En lieu et place, bien entendu, car ces traits particuliers se répartissent sur la période de cent années que dure la lutte émancipatrice des Waldstätten. Mais, précisément, pas un seul de ces épisodes ne tombe sur le règne d'Albert, où l'on avait placé tout le drame. Les dix années du règne d'Albert s'écoulèrent pour la Suisse primitive exactement comme les, dix-huit années de celui de son père, dans la ténacité qu'elle déploya -- ne pouvant faire plus - pour conserver ce qu'elle avait obtenu, et dans l'espérance imprécise d'un changement d'empereur. Malgré les avantages économiques qu'apportèrent, en particulier aux Uranais, les efforts que fit ce roi pour favoriser le transit par le Gothard, il ne gagna pas les sympathies des Waldstätten à la souveraineté autrichienne, à cause des impôts écrasants qu'il exigea d'eux à l'exemple de son père, et qui, dans un document de l'abbé de Pfävers relatif à une localité du voisinage, Weggis, sont qualifiés de « rapine inouïe ». Par le despotisme dont il fit preuve dans l'exercice de sa puissance, il se créa d'ailleurs un ennemi mortel dans sa propre maison. Comme il refusait à son neveu, le duc Jean de Souabe, sa part des biens de son père, Jean ourdit une conjuration et assassina son oncle le 1er mai 1308, à l'endroit où s'éleva bientôt, en souvenir de la victime, le cou¬vent de Königsfelden.
Renouvellement de la querelle de frontières. Les lettres de franchise de l'empereur Henri VII.
La nouvelle du drame de famille dont le roi fut victime, ranima immédiatement les aspirations des Waldstätten à la liberté. Aussitôt les Schwyzois rouvrirent la vieille querelle de frontière. En excellent administrateur qu'il était, Albert avait fait enregistrer, dans ce que l'on appelle le « terrier» ou cadastre des Habsbourg, tous les droits, biens et revenus de sa maison. A la mort du roi, ce travail était fait jusqu'aux limites de la Suisse primitive, et le couvent d'Einsiedeln, qui se trouvait sous l'avouerie de l'Autriche, s'était plaint à ce propos de ce que les Schwyzois ne payaient point de «Vogtrecht » à l'avoué pour les fiefs qu'ils tenaient de cette église, et de ce qu'en occupant contre tout droit certains pâturages, ils diminuaient sensiblement les revenus de celle-ci. Les Schwyzois paraissent avoir été forcés de restituer ces pâturages qui, de mémoire d'homme, avaient été transformés en allmends ou étaient devenus propriétés particulières. L'ordre de restituer équivalait donc, en fait, à une véritable confiscation. A peine la crainte de la puissance royale avait-elle disparu que les Schwyzois irrités reprirent leurs biens à main armée et pillèrent, à plusieurs reprises, le territoire que le couvent possédait dans les environs. Entraînés par cet exemple, les Uranais émirent de nouveau leurs prétentions sur le territoire des Alpes Surènes, au-delà de la ligne de partage des eaux, et arrivèrent, bannières déployées, jusque devant le couvent d'Engelberg, où les religieuses se jetèrent à leurs pieds et obtinrent qu'ils se retirassent: il y avait parmi elles une fille du landamman Werner d'Attinghausen. Comme toute vacance du trône, la mort violente du roi Albert provoqua une insécurité générale, voisine de l'anarchie, dans les territoires allemands qui n'étaient pas affermis par l'autorité d'un prince. Les gentilshommes complices du régicide mettaient leur espérance dans le nouveau chef de l'Empire et comptaient sur le secours des intéressés, au nombre desquels ils plaçaient les Suisses primitifs. Les fils du roi, tout au moins, les ducs Frédéric et Léopold, craignaient une intervention des Waldstätten quand, dans la cam¬pagne qu'ils entreprirent pour venger la mort de leur père, ils vinrent mettre le siège devant le château de Schnabelbourg, sur l'Albis, qui appartenait à l'un des meurtriers, Walther d'Eschenbach, et ils se firent donner par les Zuricois l'assurance qu'ils ne fourniraient pas de vivres aux gens des trois pays, s'ils avaient la témérité de prendre les armes. Les Zuricois réservèrent le cas où les Waldstätten seraient eux-mêmes attaqués par les ducs ou par la ville de Lucerne, leur sujette. On n'en était pas encore venu aux hostilités, mais Lucerne avait fermé son marché aux pays et s'opposait au transport des marchandises par le Gothard ; six muletiers d'Andermatt avaient été arrêtés à Brougg et mis en prison à Lucerne pour s'être aventurés sur des routes autrichiennes. Le 27 novembre 1308, les électeurs avaient choisi pour roi le comte Henri de Luxembourg, prince français par sa culture, mais qui fut le dernier grand enthousiaste de l'ancienne idée de l'Empire universel. Le nouveau souverain devait voir dans les fils de son prédécesseur de dangereux adversaires; comme il remontait le Rhin en distribuant des faveurs pour se créer des partisans, les pays lui envoyèrent des messagers à Constance et le prièrent de confirmer leur ancienne liberté. Henri VII ne se fit aucun scrupule d'affaiblir la puissance de l'Autriche. Non seulement il confirma, le 3 juin 1309, l'antique et incontestable immédiateté d'Uri en renouvelant le titre de son prédécesseur Adolphe de Nassau, et la liberté contestée de Schwyz en renouvelant les diplômes de Frédéric II et d'Adolphe, mais il octroya aux Unterwaldiens, sans qu'ils pussent lui soumettre la moindre pièce à l'appui de leur demande, une lettre qui, conçue en termesgénéraux, corroborait toutes les (prétendues) libertés, droits, privilèges et faveurs qu'ils avaient reçus de ses prédécesseurs. Et de ces mesures, il tira aussitôt les conséquences pratiques: il affranchit les trois pays de toute juridiction extérieure, à l'exception de la juridiction impériale, et les éleva à la dignité de bailliage particulier de l'Empire, bailliage dont il investit le comte Werner de Homberg, seigneur de Rapperswil, homme de guerre de réputation universelle. Ainsi prit fin d'un coup la domination des Habsbourg, pour autant qu'elle reposait sur le droit public, sur leurs titres de comtes et d'avoués ecclésiastiques. Pour Unterwald, les privilèges reçus le 3 juin 1309 d'Henri VII étaient l'acte de naissance, au point de vue juridique, de la liberté politique. Trois semaines après, le 22 juin, le nouveau bailli impérial vaque déjà à son emploi: d'entente avec le landamman Conrad Ab Iberg et la commune de Schwyz, il accorde à la ville de Lucerne paix et sécurité entières des portes de la ville à la douane de Flüelen, aller et retour pour ceux de ses bateaux qui transportent des marchandises à destination du Gothard. La pièce a été rédigée à Stans, près de l'église, où le comte présidait évidemment une assemblée des personnalités dirigeantes des trois pays. Le jour suivant, celles-ci se rendirent à Engelberg pour réconcilier Uri avec le couvent. L'acte conciliateur des Schwyzois était la conséquence d'un arrangement des Uranais avec Lucerne, par lequel les Uranais avaient obtenu la libération d'un des muletiers d'Andermatt, qui était en même temps un des leurs, et avaient promis en retour de devenir «bons amis » avec les ducs et leurs bourgeois de Brougg et de Lucerne. En août, vint à chef une entente des Lucernois avec les habitants de la vallée d'Urseren, et en automne un arrangement avec des négociants milanais, dont les marchandises en transit étaient retenues dans cette ville. Vers la fin de l'année, fut conclue avec les trois pays, après d'assez longues négociations, une « réconciliation » définitive dont l'aboutissement causa une si grande joie aux bourgeois de Lucerne qu'ils promirent, par reconnaissance, de distribuer chaque année, le 1er janvier, une aumône aux pauvres gens. Tout cela se réduisait sans doute à un armistice local des intéressés au maintien du trafic par le Gothard. Et il est tout à fait significatif qu'à cette époque précisément, Henri VII étendait à la Léventine et sans doute aussi à Urseren l'avouerie d'Empire de Werner de Homberg sur la Suisse primitive, et qu'il établissait à Flüelen une douane impériale, dont il assurait le produit à son bailli à titre d'appointements. Ainsi se révèle à nouveau la politique relative au passage du Gothard comme motif essentiel de la faveur impériale à l'égard des Waldstätten. Après comme avant, ce fut cette politique qui donna aux commu¬nautés paysannes leur importance mondiale. Les ducs d'Autriche n'abandonnèrent pas leurs prétentions sur Schwyz et Unterwald; ils ne se rallièrent ni personnellement, ni par l'intermédiaire de leurs fonctionnaires à l'arrangement conclu par leurs sujets de Lucerne. En revanche, ils cherchèrent à nouer des rapports aussi bons que possible avec le roi. Ils l'aidèrent à s'emparer de la Bohéme en lui fournissant de l'argent, et le duc Léopold l'accornpagna en personne avec cent chevaliers dans son voyage à Rome, où il allait ceindre la couronne impériale. En reconnaissance, le roi lui donna, le 15 juin 1311, au camp de Brescia, l'assurance écrite qu'il ferait examiner par des hommes compétents les prétentions des ducs aux droits comtaux héréditaires sur les Waldstätten, et que si le résultat de cet examen était favorable, il les y réintégrerait. Comme l'exécution de cette promesse se faisait attendre -- probable¬ment par l'intervention du comte de Homberg, qui n'avait pas moins obligé le souverain par ses actions héroïques -- le roi Jean de Bohême, fils d'Henri, promit, en juillet 1312, de prier son père de hâter l'enquête promise ou, s'il ne réussissait pas à l'y décider, de prendre lui-même la chose en mains en sa qualité d'administrateur de l'Empire pour l'Allemagne. Ainsi l'immédiateté impériale acquise par les trois pays était de nouveau sérieusement menacée, probablement sans qu'ils s'en doutassent. La mort soudaine de l'empereur au camp de Buon¬ convento, près Sienne, le 24 août 1313, vint à point les tirer de leur situation critique.
L'attaque d'Einsiedeln. Les Schwyzois et les Unterwaldiens fortifient leur territoire.
. Les pays avaient appris, par l'expérience d'une génération, à compter davantage sur leur propre force et leur propre vigilance que sur les privilèges -précieux sans doute- qu'un roi élu leur avait octroyés, mais qu'un successeur mal disposé pouvait ignorer. Sous la direction des Schwyzois - qui jouent de plus en plus le premier rôle, où ils se maintiendront pendant plus d'un siècle et auquel on n'a fait que rendre justice en désignant de leur nom la Confédération grandissante - ils mirent à profit la situation favorable du règne d'Henri VII et de l'interrègne pour renforcer leur position. Ils savaient ce qu'ils voulaient et ne se laissaient arrêter par aucun scrupule. L'absence de leur bailli, Werner de Homberg, qui passa plusieurs années en Italie, leur laissait pleine liberté. Dans la petite guerre qui se renouvelait chaque année avec Einsiedeln, ils conquirent des parties toujours plus considérables du territoire alpestre qu'ils convoitaient, et ce qu'ils avaient gagné par la force, ils surent le défendre avec une non moins grande habileté diplomatique dans le procès de restitution - à la fois spirituel et temporel - que leur fit le couvent. Dans le procès spirituel, ils surent rendre provisoirement inefficace l'excommunication que l'évêque de Constance avait prononcée contre eux, en se prévalant d'un vice de forme. Ils se refusèrent à exécuter la sentence défavorable édictée par le président zuricois d'un tribunal arbitral constitué sur l'avis de l'empereur Henri. Comme l'abbé gardait les garants zuricois qui s'étaient engagés pour eux, et que les villes de Constance, de St-Gall et de Schaffhouse s'interposaient pour conjurer la guerre qui menaçait d'éclater à ce sujet avec Zurich, les Schwyzois se soumirent à une sentence arbitrale du bailli impérial de la Thurgovie et du Zürichgau, Eberhard de Bürglen, et donnèrent l'équivalent des garanties. Mais ils gardèrent les territoires qu'ils occupaient. Et comme Einsiedeln ne cédait pas, ils attaquèrent le couvent dans la nuit des Trois-Rois 1314 sous la conduite personnelle du landamman Werner Stauffacher et emmenèrent à Schwyz comme otages les moines de haute noblesse qui s'y trouvaient. Les Schwyzois avaient déjà pris en 1310 des mesures pratiques pour défendre le sol qu'ils avaient acquis: ils avaient construit sur le plateau de l'Altmatt une muraille de 400 m. de longueur, qui allait d'un versant à l'autre de la montagne, avec une tour, le «rote Turma. Ce fut là, autant que les documents nous permettent d'en juger, le point de départ du grandiose système de fortifications par lequel ils barrèrent, au cours des années suivantes, tous les passages ouverts qui conduisaient à leur pays. Le port de Brunnen fut peut-être déjà entouré d'une palissade pendant les combats du XIIIme siècle; cette première défense fut sans doute alors complétée par un rempart de pierre et de terre qui traversait obliquement la vallée à partir de l'Urmiberg jusqu'aux marais impraticables de la Muota. Mais, sous l'impression du danger, dont ils se sentaient de nouveau menacés, de voir un nouveau Habsbourg à la tête de l'Empire, ils allèrent plus loin, et partout où l'exigeaient les considérations stratégiques, ils étendirent leurs travaux de fortifications au-delà de leurs frontières politiques. A cet effet, ils procédèrent, probablement dès la mort de l'empereur Henri, en 1313, à l'occupation militaire du territoire autrichien d'Arth, qui constitue, géographiquement parlant, la conclusion naturelle de la vallée de Schwyz. Ils ne l'incorporèrent pas tout de suite à leur organisation politique, mais comme il formait depuis longtemps une communauté rurale à part, ils lui donnèrent une constitution démocratique sous un amman particulier nommé par eux. De l'entrée de la vallée, qui est naturellement fermée par le lac de Zoug et par les ramifications des montagnes, ils firent une véritable forteresse. Ils barrèrent d'une double estacade celle du port, qui est peu profonde, et bordèrent la rive jusqu'aux escarpements du Rigi et du Rüfiberg, sur une longueur de plus de 2,5 km, d'une muraille d'environ 4 mètres de hauteur, qu'interrompaient trois tours. Pour rendre impossible, à l'avenir, tout mouvement tournant, ils «mirent à ban» les pentes abruptes et couvertes de bois qui y faisaient suite, ainsi que les hautes forêts qui longeaient leur frontière en tant que « landwehri » ou défense du pays, de sorte que l'inextricable fouillis de la végétation formât une barrière impossible à franchir. Et il fut interdit, sous peine de l'énorme amende de 4 livres d'argent, de couper du bois dans ces forêts défensives. Derrière les fortifications de la frontière d'Arth, près d'Oberarth, à un kilo¬mètre et demi en remontant la vallée, à l'endroit où celle-ci est resserrée par deux abrupts promontoires rocheux qui s'avancent l'un contre l'autre, une seconde série d'ouvrages furent élevés et le passage fut fermé par une forte « letzi ». Ainsi, comme le dit le chroniqueur Jean de Winterthour, le peuple de Schwyz put envisager la perspective d'une attaque « confiant dans la protection de ses montagnes et de ses très solides fortifications » Mais on prit aussi de sérieuses mesures de défense dans l'Unterwald. Les places de débarquement sur les bords du lac avaient déjà sans doute été antérieurement garnies de palissades; à Stansstad, entrée commune et principale des deux vallées, on agrandit le travail existant et l'on en fit un double système, compliqué et grandiose; de tours, de bastions, de verrous, de palissades, de remparts de terre et de barricades sous-lacustres. II est établi que ces travaux existaient en été 1315. En même temps, sans doute, avait été construite la « letzi » du col de la Rengg, seule voie par où l'on puisse, de Lucerne, se rendre par terre dans l'Obwald; en revanche, les «letzi» du Brünig n'ont, selon toute apparence, été élevées qu'après la journée du Morgarten, pendant la longue période de luttes avec l'Oberland. Que, dans la suite du moins, des forêts aient été «mises à ban» par mesure de défense, dans la chaîne qui sépare l'Obwald de l'Entlebuch, cela est probable, mais on ne peut l'affirmer catégoriquement. En ce qui concerne Schwyz, les documents nous apprennent que les dépenses causées par ces coûteux travaux furent couvertes par la vente de terrains d'allmends dans le territoire occupé aux dépens d'Einsiedeln; mais pour ce qui est de l'Unterwald, nous savons seulement que les ouvrages de Stansstad furent élevés aux frais du pays tout entier; aussi l'Obwald est-il, encore aujourd'hui, propriétaire des deux tiers du « Schnitzturm ».
III. La bataille du Morgarten et ses conséquences. Commencement des hostilités. Préparatifs et plan de campagne de l'Autriche.
Ces travaux de défense devaient bientôt prouver leur utilité. Après un interrègne de quatorze mois, les électeurs mirent fin, en octobre 1314, à la vacance de l'Empire, mais comme ils n'avaient pu s'entendre sur un seul candidat, les uns votèrent pour le fils aîné du défunt roi Albert, Frédéric le Beau d'Autriche, les autres pour son cousin, le duc Louis de Bavière. Entre les deux, le choix des pays ne pouvait être douteux. Ils se mirent, sans doute, par là en opposition avec tout leur voisinage. Toute l'Alamanie se soumit à l'Autrichien; la ville impériale de Zurich l'accueillit avec enthousiasme, et même leur ci-devant avoué, le comte Werner de Homberg, oubliant les traditions de sa maison, se fit investir par Frédéric du péage impérial de Flüelen et de l'hypothèque qui grevait le domaine d'Arth, alors occupé par les Schwyzois, ce qui le constitua en état d'antagonisme avec ses anciens protégés. Frédéric n'hésita pas à revendiquer pour sa maison toute la Suisse primitive, y compris Uri et la vallée d'Urseren, et à révoquer toutes les lettres de franchises qui avaient été octroyées aux trois pays. En raison du crime commis contre son couvent d'Einsiedeln, il mit les Schwyzois et leurs confédérés au ban de l'Empire, tandis que l'évêque de Constance formulait de nouveau contre eux une sentence d'excommunication et d'interdit. Les pays ne pouvaient attendre de Louis aucun secours effectif; il chercha à les rassurer en les informant, par une lettre du 17 mars 1315, qu'il avait convoqué une diète impériale à Nuremberg, « pour soutenir son droit et réprimer l'orgueil des ducs d'Autriche, qui cherchent partout à nuire au bien public », et il les invita à persister, en attendant, dans leur constance et leur fidélité. Et pendant cette diète, il leur écrivit, le 15 mai, qu'il les relevait du ban auquel les avait mis son adversaire; que l'archevêque de Mayence lui avait promis à plusieurs reprises de les relever aussi de l'excommunication et de l'interdit, et qu'il ordonnait à tous ses baillis et partisans, nobles et villes, de les appuyer et protéger. Mais les partisans du Bavarois étaient rares et sans puissance dans les Hauts¬Pays, et les attaques de l'Autriche avaient déjà commencé. Le marché de Lucerne était bloqué, le transit par le Gothard interrompu, et une véritable guerre navale s'engagea sur le lac. Le chroniqueur Melchior Russ donne de ces faits un récit détaillé d'après une source contemporaine, semble-t-il, et teintée de sentiments lucernois. Les Lucernois entreprirent des incursions avec leur flotte, forcèrent même deux ou trois fois les fortifications de Stansstad, tenues pour « inexpugnables», et arrivèrent jusqu'à Alpnach. La date d'une de ces expéditions est déterminée: elle eut lieu dans la nuit de la St-Jacques (24 juillet). A chacune d'elles, des maisons étaient brûlées, du butin emmené; mais une fois, si l'on en croit une autre tradition - de la Suisse primitive, celle-là--le bateau principal des assaillants fut endommagé ou coulé par une meule de moulin qu'on fit tomber sur lui de la tour de Stansstad. Et l'impression produite par les exploits de Lucerne fut même, à ce qu'il parait, contrebalancée par l'apparition, devant les portes de cette ville, d'une grande flotte de la Suisse primitive, composée d'environ cinquante barques et bateaux; « là se trouvait entre autres un très grand bateau, construit en chêne et de forme pointue, que l'on appelait l'Oie, et qui appartenait à ceux d'Uri; c'était un bateau redoutable et bien armé ». Les troupes de débarquement repoussèrent à l'intérieur des murs les bourgeois, qui avaient tenté une sortie, mirent le feu à plusieurs maisons dans le quartier de Hof, mais elles furent, dit-on, contraintes à la retraite par une flottille lucernoise rentrant au port. Néanmoins, on attribue aux Lucernois la perte de plusieurs morts et d'une centaine de blessés, et, sous l'impression de cet événement, furent construites ou plus probablement renforcées les fortifications de Hof. De plusieurs décisions prises par la bourgeoisie de juillet à septembre, il ressort d'ailleurs que le vieux parti suisse s'agitait aussi dans la ville. Les hostilités avaient également commencé sur les autres frontières des trois pays: au Brünig, contre l'Oberland - où le roi Albert avait assuré la prééminence à sa maison en achetant des barons d'Eschenbach les seigneuries d'Oberhofen, d'Unspunnen et d'Unter¬seen, et en conférant à ses fils l'avouerie du couvent des Augustins d' Interlaken - ainsi que dans le territoire depuis longtemps con¬testé de l'Urnerboden, où Uranais et Glaronnais s'infligeaient réciproquement des pertes par des pilleries, des rencontres à main armée et des captures de prisonniers. D'autre part, les Schwyzois, toujours prêts à l'offensive, et voulant se venger de l'attitude des Zuricois dans leur conflit avec Einsiedeln, avaient ouvert les hostilités contre la libre ville de la Limmat, qui s'était mise complètement à la remorque de l'Autriche, et ils avaient enlevé du bétail sur le Zimmerberg, près de Horgen. Quelques-unes de ces petites guerres, sans liaison les unes avec les autres, furent, il est vrai, momentanément suspendues. Le baron Jean de Ringgenberg, partisan du roi Louis, s'entremit et fit conclure, le 7 juillet, entre la communauté d'Unter¬wald d'une part, le couvent d' Interlaken et ses gens (les bourgeois d'Unterseen exceptés) de l'autre, un armistice qui devait durer jusqu'à Noël. Le même jour, sur l'Urnerboden, le comte Frédéric de Toggenbourg, administrateur, pour l'Autriche, du pays de Glaris, bailliages supérieur et inférieur, les bourgeois de Wesen et les gens du bailliage inférieur convinrent avec les hommes d'Uri d'une paix qui ne pouvait être dénoncée que moyennant quinze jours d'avertissement, et s'engagèrent à faire estimer par arbitrage les dommages causés de part et d'autre. - Ainsi que le rapporte le chroniqueur Jean de Winterthour, qui écrivait peu après, le comte Frédéric de Toggenbourg, qui scella ce traité le 25 juillet au château de Windegg, voulait donner à la paix une base plus large et trouver un terrain d'entente définitif entre la liberté des Confédérés et les prétentions des Habsbourg à la souveraineté. Il dit que, considérant leur isolement et leur abandon, les trois pays se seraient montrés em¬pressés à conclure un arrangement, et, si l'on en juge d'après une autre source, qui, il est vrai, n'offre pas une entière garantie, ils se seraient offerts à payer aux ducs un tribut annuel et à leur être soumis, soit en s'acquittant envers eux les services qui leur étaient dus (ce qui équivalait sans doute à la reconnaissance des droits domaniaux de l'Autriche), soit en les suivant dans leurs guerres légitimes contre qui que ce soit. Mais le duc Léopold, qui était le véritable chef de la politique des Habsbourg parce que le roi, son frère, jouait un rôle purement représentatif, ne voulait pas entendre parler d'un compromis; il entendait soumettre les vieux rebelles par une action énergique et les obliger à reconnaître sans réserve la souveraineté héréditaire de sa maison. Il est probable que ce plan fut déjà discuté au printemps, quand le duc séjournait dans les Hauts-Pays et y concluait des capitulations militaires avec des gentilshommes dont la présence a été établie dans la campagne qui eut lieu plus tard contre Schwyz. Mais une campagne - stérile d'ailleurs -- en Souabe et en Bavière accapara le prince durant tout l'été. Rentré en Argovie à l'arrière¬automne, il prit aussitôt la chose en mains énergiquement, ainsi que le prouve une pièce du 3 novembre, conservée par hasard: le comte Hartmann de Kibourg y promet, pour lui et pour son frère Eberhard, de servir les ducs pendant la durée de la querelle pour le trône, de ce côté des montagnes lombardes, avec vingt chevaux, contre le Bavarois et ses partisans, et en particulier contre Schwyz et tous les Waldstätten avec ses gens à pied et à cheval. De Baden, où séjournait alors le duc, la convocation fut adressée à la noblesse autrichienne, tant vassaux due ministériaux, et aux bourgeoisies sujettes ou alliées. Le plan auquel on s'arrêta fut celui d'une double attaque com¬binée. Le corps principal, sous la conduite personnelle du prince, devait pénétrer dans la vallée de Schwyz pour étouffer la résistance dans son foyer; en même temps, le comte Othon de Strassberg - à qui, pour cette raison, furent données en gage les seigneuries autrichiennes d'Unspunnen et d'Oberhofen et la ville d'Unterseen - avait pour mission d'envahir l'Obwald par le Brünig, avec ses gens et ceux du couvent d' Interlaken, et les Lucernois devaient tenter un débarquement dans le Nidwald. L'armée qui se rassembla à Zoug, vers la St-Martin, paraissait disproportionnée à son but, qui n'était que de soumettre un petit peuple. Si la seule évaluation contemporaine que nous en connaissons en exagère l'effectif en le fixant à 20,000 hommes, tous les récits sont d'accord, et certainement avec raison, pour parler de « l'intrépide chevalerie, très forte et très exercée au combat », de la « forte et brillante armée de chevaliers et de gentilshommes », de la «grande armée» ou de la «multitude de seigneurs et de villes». Et si chevaliers et bourgeois étaient accourus à l'appel avec plus d'empressement que d'habitude, ce ne fut sans doute pas seulement à cause de l'honneur qu'il y avait à faire campagne avec le prince en personne, et Jean de Winterthour n'a pas tort de dire que l'expédition attirait parce qu'elle paraissait devoir être joyeuse et promettait un riche butin. On était d'ailleurs si certain du succès qu'on s'était pourvu de cordes pour emmener le bétail dont on se serait emparé. Déprécier l'adversaire est une erreur de psychologie dans laquelle tombe facilement le professionnel de la guerre, comme tout autre professionnel, et qui a déjà souvent - comme elle devait le faire dans le cas qui nous occupe - décidé du sort des peuples. Qu'en dépit - ou plutôt précisément en raison - des forces qu'on avait levées, on estimât les Confédérés au-dessous de leur valeur, c'est ce que montre l'avis concordant exprimé par les chroniqueurs autri¬chiens: pour eux, les Suisses sont « un pauvre peuple sans défense », un « peuple montagnard, non exercé dans les armes, et qui avait grandi en gardant et en paissant le bétail ». Cette manière de voir était certainement aussi celle du duc et de la majorité de ses cheva¬liers. Elle répondait à leur mépris traditionnel pour toute infanterie. L'effet moral d'une charge de cavalerie sur des fantassins était pour eux un véritable dogme. Il fallait les guerres contre les Suisses pour le déraciner définitivement.
Préparatifs des Waldstätten. Les hostilités.
Les voisins des Waldstätten, qui avaient eu déjà l'occasion de se mesurer avec eux, et sûrement parmi eux le comte de Toggenbourg, dont la tentative de conciliation avait échoué, devaient les estimer plus haut. Les Confédérés n'étaient pas de simples « vachers », terme auquel les Autrichiens attachaient plus tard encore l'idée de quelque chose d'efféminé, parce que, en dehors des vallées de la Suisse primitive, le soin du bétail était l'affaire des femmes, non des hommes. Obligés de défendre leur liberté depuis trois générations, ils étaient devenus un peuple guerrier. Dans les périodes de calme, où le pays ne réclamait pas le secours de leurs bras, ils avaient pratiqué avec ardeur à l'étranger le métier des armes au service des princes, et ils en avaient pris le goût. Outre les exploits-dont nous avons déjà parlé -- qu'ils accomplirent à Besançon et dans la guerre de l'abbé de St-Gall en 1252, leurs troupes en accomplirent d'autres contre le même abbé au service du baron de Vatz en 1262, et elles trouvèrent un terrain d'exercice particulièrement favorable sur les champs de bataille de l'Italie, où elles purent s'approprier les leçons d'une tactique d'infanterie très développée, et où les « montagnards allemands » jouent un rôle dans les armées du grand partisan Simon di Orello. Le résultat de ces expériences se manifesta dans les travaux de fortifications qu'ils élevèrent, et qui étaient tout à fait à la hauteur de l'époque. Mais c'est avec raison que l'on a aussi attiré l'attention sur le caractère de leurs expéditions dans le territoire d' Einsiedeln, où, à des buts matériels, ils joignaient certainement celui d'exercices tactiques. Ces expéditions, qui se répétèrent pendant des années, se faisaient par unités de 100, 200 ou 300 hommes- dans ce dernier cas, toujours bannière déployée - et habituaient les jeunes gens à la discipline et à l'unité d'action. Le but direct, qui était de forcer et de piller des chalets solitaires, n'est jamais en rapport avec l'effectif des troupes qui y étaient employées. Maintenant, les Schwyzois et leurs alliés étaient sans doute conscients de la grandeur du danger. Ils adressèrent une dernière de¬mande de secours au roi Louis. Ils « se recommandèrent à Dieu en prières, jeûnes, processions et litanies . . . et tout le peuple criait au Seigneur avec grande ferveur, et ils humilièrent leurs âmes dans le jeûne, hommes et femmes, et ils crièrent d'un seul coeur à Dieu, demandant que leur bétail ne fût pas emmené, leurs femmes mises en partage, leurs villages anéantis, leur honneur et leur vertu outra¬gés ». Mais ils ne s'abandonnèrent pas à un lâche désespoir; ils placèrent partout des postes et des sentinelles sur les hauteurs des frontières, occupèrent toutes les routes et tous les sentiers et attendirent leur sort, les armes à la main. Les Uranais, garantis contre une attaque soudaine par la clause de leur paix avec Glaris qui exigeait un avertissement de quinze jours - en ce temps-là, les traités avaient une valeur qu'ils n'ont plus aujourd'hui - se joignirent à leurs voisins, comme le prouve l'unanimité des sources et la célébration en commun de fêtes annuelles pour commémorer la victoire. Mais que les Unterwaldiens aient aussi été envoyés au secours des Schwyzois, comme on l'a prétendu cent ans plus tard, cela est plus douteux, sinon impossible.') A en juger par la remarque de jean de Winterthour sur les révélations du comte Frédéric de Toggenbourg, et vu l'excellent service d'informations que possédaient les Confédérés, ainsi qu'en témoignent les sources, il n'est guère possible d'admettre qu'ils aient ignoré le plan d'attaque combiné. Dans l'armistice conclu le 7 juillet avec Interlaken, les gens du couvent avaient refusé un délai d'avertissement pour le cas où ils seraient forcés par leur seigneur de marcher contre les Unterwaldiens avant l'expiration du traité. Pour abandonner, dans ces circonstances, leur propre pays alors qu'il était menacé, il eût fallu que, par une extraordinaire perspicacité, ils se fussent rendu compte que la décision interviendrait à Schwyz. Quoi qu'il en soit, on a peine à se défendre de l'impression que la tradition a imaginé ce secours dans un but tendanciel, c'est¬à-dire pour pallier l'échec que l'on éprouva au début dans l'Unterwald. On peut invoquer en sens contraire l'affirmation expresse du chroniqueur Justinger, de Berne, qui se montre exceptionnellement bien au courant des choses de la Suisse primitive, ainsi que le témoignage des livres d'anniversaire d'Unterwald. Encore faut-il remarquer que dans ce recueil postérieur on ne trouve - ce qui ne laisse pas d'être suspect - aucune mention de la fête spéciale que l'on célébra pendant des siècles à Schwyz et à Uri en souvenir de la bataille, et qui était précédée d'un jour de jeûne. A en juger d'après le lieu où les ennemis s'étaient rassemblés, les Schwyzois devaient supposer que l'attaque principale se produirait à l'entrée de leur vallée, près d'Arth. Vraisemblablement, une attaque simulée, peut-être même une attaque sérieuse fut dirigée sur ce point. Ce qui le fait supposer, c'est qu'on a mis au jour près de la « Letzi » un petit écu en émail provenant de l'armure d'un seigneur de Tettingen. Si l'on en croit une vieille tradition locale, les Schwyzois furent avertis, par lettres fixées à des flèches qui furent lancées par dessus leurs murailles - système de communication affectionné au moyen âge - qu'ils devaient pourvoir à leur défense ailleurs, au Morgarten. Le traître est désigné dans la personne d'un Hünenberg, et le fait paraît tout à fait vraisemblable, car cette famille de ministériaux détenait des domaines en fief des Habsbourg et avait d'anciennes relations personnelles à Arth. Les sources autrichiennes, dont quelques-unes sont plus anciennes, parlent aussi d'une trahison, mais elles la mettent à la charge du comte de Toggenbourg, qui tomba au Morgarten et qui paraît lavé par sa mort de cette accusation. Cependant, qu'au cours de ses tentatives d'arrangement, le Toggenbourgeois ait dévoilé par mégarde aux Schwyzois le plan d'attaque combinée dont les grandes lignes étaient sans doute déjà arrêtées dès le printemps, il n'y a là rien d'impossible. On aurait tort néanmoins d'exagérer l'importance de révélations de ce genre. Les récits les plus dignes de foi nous affirment que les Schwyzois possédaient un service étendu de garde et d'espionnage. Et le même motif qui poussait l'ennemi à reporter l'attaque au Morgarten, poussa sûrement aussi les Schwyzois à y exercer une surveillance particulière: en effet, le défilé du Morgarten était le seul point où leur vaste système de fortification n'eût pas encore été mis à exécution, et présentât ¬ce qui devint, il est vrai, un piège pour l'ennemi - une lacune.
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