Aïe, si j'ai pu laisser entendre dans mes messages qu'il y avait pas eu de changement culturel en Chine ou au Japon, alors le quiproquo est encore plus grand que vous ne le pensez
En fait, je crois que nous n'avons pas vraiment abordé ce point, très intéressant effectivement. J'aborderai ce point plus bas.
Barbetorte a écrit :
A vrai dire, nous ne parlons pas exactement de la même chose et nous ne sommes pas loin du quiproquo. L'eurocentrisme vous agace et vous fait réagir à juste titre. Il ne faudrait cependant pas ignorer certains faits et faire dire à vos interlocuteurs ou aux auteurs qu'ils citent ce qu'il n'ont pas dit. Quand Vandermeersch dit que le monde sinisé s'est occidentalisé, il ne prétend pas qu'on a produit les petits Chinois et les petits Japonais à la chaîne dans des usines telles que les imaginait Aldous Huxley avec des cerveaux formatés à l'américaine. C'est quand même un peu plus subtil et ses considérations sur le système d'écriture le montrent bien. Et je n'ai pas cité les passages de son ouvrage (de 1986 pendant l’ère Reagan) où il distingue d'un côté individualisme et de l'autre esprit communautaire. En deux mots, il voit les sociétés occidentales comme un ensemble organisé d'individus et les individus des sociétés sinisées comme des éléments qui se définissent par leur appartenance à une communauté et la place qu'ils occupent dans celle-ci. En espérant ne pas les dénaturer, je traduirais ses propos en faisant appel à des notions juridiques : les sociétés occidentales sont des sociétés de droit, les sociétés sinisées sont des sociétés de devoir.
C'est une évidence, et ça conditionne un comportement social et, par contrecoup, privé (car le privé est souvent l'antithèse du public) absolument différent de ce qui existe en Occident. Ne serait-ce que sur ce point fondamental, on ne peut pas dire que la Chine ou le Japon (mais je connais beaucoup moins bien le Japon) se soient occidentalisés.
En public, il y a l'obsession de se définir par rapport au groupe, groupe qui peut changer selon les circonstance, donc le comportement public change avec lui : une personne pourra vous dire quelque chose et son contraire cinq minutes après si l'environnement a changé entretemps ; ça choquera votre raison mais pas du tout la sienne ("puisque le groupe a changé, mon discours a changé avec, c'est normal". Voici typiquement un exemple de logique chinoise qui fait s'arracher les cheveux des étrangers qui vivent en Chine
)
Le maintien de la face est une priorité absolue : prestige social, argent, travail, mariage... A propos de ce dernier, comme le dit un proverbe chinois : "ce ne sont pas deux individus qui se marient mais deux familles". Ne pas être marié après l'âge de trente ans est une perte de face considérable pour la famille. Mes étudiantes me racontaient les invraisemblables combines de leur famille pour leur trouver un mari, les grands-mères qui vont au "marché au mariage" (sur plusieurs places, des fiches de célibataires accrochées aux arbres avec 1. salaire, 2. âge, 3. profession), la mère qui emmène sa fille chez le psychologue pour vérifier qu'elle n'est pas lesbienne et trouvera bien un mari, les dîners arrangés par les amis... L'une des fêtes les plus importantes en Chine, quoique pas officielle, est la Fête des célibataires, le 11 novembre (car II.II) où des dizaines de millions de Chinois se rencontrent chaque année puis se marient. Mariage collectif bien sûr, c'est la mode, 50 couples se marient en même temps (encore un truc qui paraîtrait invraisemblable en Occident).
Petite anecdote : savez-vous quelle est la profession qui monte en Chine? Le/la petit(e) ami(e) de location. Prenons le cas d'une jeune fille. Elle veut rassurer ses parents désespérés par son célibat et le fait qu'elle n'ait pas de petit copain, alors elle appelle une agence qui loue des jeunes garçons pour la journée. Le garçon joue le rôle du petit copain, les deux rendent visite aux parents et la jeune fille est tranquille pour quelques mois.
Vous vous rendez compte jusqu'à quel point ça va? Alors qu'en France, on veut parfois cacher son/sa petit(e) ami(e) à ses parents, en Chine c'est le contraire, il faut absolument le montrer voire l'inventer ! Ce sont pleins de petits détails comme ça qui montrent à quel point la société chinoise est radicalement différente de la société occidentale, à quel point la vision du monde est autre...
Toujours à propos du mariage - mais il y a tellement de faits culturels, je ne peux pas parler de tout, d'ailleurs je commence à me rendre compte que je jette des information en vrac
- le rapport de face entre l'homme et la femme exige que l'homme gagne plus que la femme. Ainsi, dans ce pays où le déséquilibre des naissances entraîne une pénurie de femmes et où la gent masculine est de plus en plus désespérée de trouver une épouse (d'où une suractivité dans les études : il faut absolument avoir le meilleur diplôme et le plus haut salaire pour pouvoir trouver la future mère de son enfant), dans ce pays, donc, existent des millions de femmes riches... et célibataires, que personne ne veut épouser !
Une femme riche, chef d'entreprise par exemple, est une femme qui trouvera très difficilement un mari alors que des millions d'hommes ne trouvent pas de femme. Tout ça à cause d'une question de face. Ca nous paraît invraisemblable, c'est pourtant un fait très réel...
Les mariages d'amour sont évidemment rares (ça, c'était la même chose en Europe au XIXème siècle), et ils se font de plus en plus rares, contrairement à ce qu'on pourrait penser (car politique de l'enfant unique).
Bon, il y aurait encore des tonnes de trucs à dire sur la face publique... En privé, relâchement complet de cette pression sociale, sorte de "vengeance" vis-à-vis des proches, des intimes. Bon bref, je ne m'étends pas là-dessus d'autant que je crois en avoir déjà un peu parlé (dragons femelles
)
Donc oui, ne serait-ce que ce positionnement par rapport au groupe qui conditionne à peu près tous les comportements est une différence fondamentale entre la Chine et l'Occident.
Citer :
Mais ce n'est pas parce que les ressorts sont différents qu'ils n'impulsent pas des mouvements pouvant aller dans le même sens et je ne souscris absolument pas à ce que disait Cush dans un précédent message : Les libertés individuelles? Je ne sais même pas si on peut transcrire cette expression en Japonais tant elle semblerait incongrue!. Non seulement, cette expression existe en japonais (on peut tout traduire en kanji et peut-être plus facilement que dans les langues latines) mais encore elle n'est pas incongrue dans le sens où les libertés individuelles sont aussi bien respectées au Japon qu'en Europe de l'ouest ou aux Etats-Unis. Ce qui paraît incongru à un Japonais, c'est de brandir à tout instant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou le xième amendement sur les prétextes les plus futiles. C'est tout.
D'accord, mais quels sont les exemples d'occidentalisation que donne Vandermeersch ? Je n'ai pas lu son
Monde sinisé.
Citer :
Vous faites état de profondes différences dans les comportements et les mentalités entre Chinois et Occidentaux. On ne peut sérieusement le nier. Mais vous en déduisez qu’il n’y a pas eu de réelle mutation culturelle et là, je ne vous suis pas. Alors que la Chine et le Japon ont été secoués par des évènements culturellement plus violents encore que la Révolution ne l’a été pour la France, on ne peut n’y voir que des péripéties n’ayant pas plus marqué les peuples que l’eau glissant sur la plume du canard.
Non, non, non, quiproquo... et laissons ce pauvre canard
Il y a bien sûr eu d'énormes changements culturels. En Chine, c'est flagrant sur les deux derniers siècles. Mais deux choses :
- ces changements culturels ont très souvent eu lieu selon une logique locale qui n'a rien à voir avec une supposée occidentalisation (changement ne veut pas dire occidentalisation !) La politique de l'enfant unique par exemple a entraîné des comportements radicalement nouveaux (enfant-empereur gâté, parents qui poussent à l'excellence etc.) sans que l'influence occidentale y soit pour quelque chose.
- et on se rend finalement compte au bout de quelques années que plus ça change, moins ça change... Alors pour ça, il faudrait entrer profondément dans la doctrine taoïste, dans le Livre des mutations (le livre le plus fondamental de l'histoire chinoise, qui a profondément influencé la société pendant 3 000 ans), et c'est un domaine que je ne connais pas très bien. En gros, c'est l'éternel recommencement, le changement qui ne change pas (oui je sais, c'est bizarre)...
Pour prendre un exemple historique (clin d'oeil flatteur au gentil modérateur qui tolère mes divagations personnelles
), regardez la Révolution culturelle. En Europe, particulièrement en France, personne n'a compris ce qu'était réellement la Révolution culturelle, à savoir un coup d'Etat qui n'avait rien de révolutionnaire ni rien de culturel comme le montre très bien Simon Leys dans
Les habits neufs du Président Mao (un livre à lire absolument si l'on veut comprendre la Chine du XXème siècle).
L'expérience du Grand Bond, voulu par Mao, s'est révélée catastrophique (40 millions de morts) et le Parti communiste a mis le Grand timonier sur la touche, ni plus ni moins (on dit parfois qu'il s'est lui-même retiré sur l'Aventin). Pendant quelques années, la Chine a été dirigée par ceux du courant pragmatique (Liu Shaoqi, Deng Xiaoping etc.), Mao gardant un rôle honorifique. Nous sommes au début des années 60.
Dans l'entourage du maire de Pékin, des intellectuels critiquent le Grand Bond en avant et la politique catastrophique de Mao, dans une pièce de théâtre intitulée
La destitution de Hai Rui. Le temps est à l'ouverture (toute relative) tandis que Mao fait les cent bonds... heu... pas (
)
Pour revenir au pouvoir, il ne peut compter ni sur les cadres du Parti (acquis au camp pragmatique) ni sur les intellectuels (qui le détestent après la Campagne des cent fleurs) ni sur la majorité de l'armée (qui lui est défavorable après les purges du Grand Bond en avant). Il ne peut mobiliser que la jeunesse (ceux qui deviendront les futurs Gardes rouges) et une minorité de l'armée aux ordres de son fidèle Lin Biao. Et c'est ce coup d'Etat de Mao qu'on appelle Révolution culturelle, ce que certains imbéciles de mai 68 n'ont pas compris. On la nomme "culturelle" parce que le prétexte initial était culturel : la critique de la pièce de théâtre dont j'ai parlé, qui moquait Mao, a été le premier pas vers le retour au pouvoir du Grand timonier. Et celui-ci s'est fait grâce à un putsch militaire de l'armée du nord aux ordres de Lin Biao qui marche sur Pékin et grâce aux jeunes Gardes rouges fanatisés que Mao lance contre les cadres du parti favorables au camp pragmatique. Cette Révolution culturelle est donc une contre-attaque de Mao contre le Parti qui l'avait viré.
Eh bien, comment ne pas voir dans ce théâtre d'ombre les éternelles intrigues du pouvoir que connaissait la Chine depuis depuis toujours ? Des dirigeants au sommet qui se font la guerre à fleurets mouchetés, ne s'affrontant pas directement mais utilisant les ressources que leur offre le pays (jeunesse, armée, Parti, intellectuels...) dans leur lutte. Le communisme et particulièrement le maoïsme a été une nouveauté à bien des égards, mais quand on gratte un peu, on retrouve des pratique de pouvoir multimillénaires.
Citer :
Il serait intéressant de prendre connaissance des programmes scolaires dans les enseignements primaires et secondaires et plus encore ce qu’on enseigne dans les universités de lettres et de sciences humaines. Quelle place réserve-t-on respectivement à Confucius et à Platon ?
Platon?
Aucune place ! La Chine se fiche éperdument de Platon...
Citer :
En matière de musique, quel est l’instrument le plus joué ? Le violon ou le shamisen ?
En Chine, le
er-huo, mais aussi le violon.
Citer :
Vous dites, ce qui compte, c’est la face, et vous en donnez pour preuve que lorsqu’on a réussi socialement il faut montrer sa richesse. Mais est-bien dans la tradition confucéenne ? Cette tradition ne devrait-elle pas enseigner au contraire la mesure et la sobriété ? Pour montrer quelle est sa position, si tant est qu’il y ait dans la tradition confucéenne obligation de s’afficher, il y a tout de même des moyens plus discrets qu’une ostentation de nouveau riche. Un lettré de la Chine des Qing ne trouverait-il pas affreusement barbare le comportement de la nouvelle bourgeoisie chinoise ?
Bien sûr que le lettré de l'époque qing trouverait barbare la nouvelle classe moyenne chinoise (et pas que le lettré d'ailleurs, c'est parfois pénible à vivre au quotidien
). Sur le fond, j'ai répondu plus haut : il y a eu des changements radicaux mais internes, sans influence occidentale. N'oubliez pas le taoïsme, dont l'influence a été presque plus importante que le confucianisme dans l'histoire chinoise ! Enfin, comme chez tout "croyant", il y a la doctrine et la réalité, les bons sentiments théoriques et la vie quotidienne. Même le plus confucéen des confucéens ne peut manquer de donner de l'importance à la face, véritable alpha et oméga de la vie en Chine.
Une petite anecdote pour finir, qui dépasse d'ailleurs largement la Chine. Bon, vous savez que le principal critère de beauté en extrême-Orient a de tous temps été la blancheur de la peau. Pas par goût esthétique et encore moins par imitation des Occidentaux comme on l'entend parfois, mais tout simplement parce que la blancheur de peau était l'apanage des gens riches qui vivaient à l'abri du soleil tandis que les pauvres trimaient au soleil et bronzaient. Du coup, une confusion, que l'on retrouve aussi bien en Chine qu'en Thaïlande ou au Vietnam, est apparue entre la richesse et la beauté. Un riche est forcément beau et un beau est forcément riche !
Cette confusion existe jusque dans le langage puisque, s'il y a deux mots différents, un certain nombre de personnes font, sans s'en rendre compte, la confusion entre les deux quand ils parlent. "Elle est riche... heu... belle"
Je mentirais si je disais que la majorité des gens font cette confusion mais c'est quelque chose qu'on entend régulièrement.
Bien à vous et désolé si tout est un peu en vrac...