Barbetorte a écrit :
Bonjour,
Je suis tombé par hasard sur ceci :
http://www.persee.fr/web/revues/home/pr ... 0_2_279369.
Quel enseignement tirer de cette relation ? L'empereur était-il un symbole important pour la population japonaise avant Meiji ?
Bonjour,
Autant je vous remercie de porter à notre attention cet article de grande qualité, autant je ne comprends aucunement l'objet de votre question, très mal posée (un symbole immémorial ?). Avez-vous lu avec attention Shunya Fushimi et vous êtes-vous reporté à ses notes et aux auteurs cités ?
J'aimerais toutefois revenir sur certains points relevés dans les différentes interventions de ce fil.
Barbetorte. Non, « la place qu’occupe l’empereur » n’est justement pas celle que les restaurateurs de Meiji lui ont donnée. Elle n’est que celle qu’on bien voulu concéder les Américains alors occupants. L’important n’étant pas l’activité réelle de l’empereur mais bien de la nature du régime et ses prérogatives.
Attention, chez certaines personnes, il peut s’avérer commode de disculper les empereurs d’avant-guerre, on les faisant passer pour des marionnettes aux mains des gouvernants. Quand on constate le rôle qu’ont joué certains membres de la famille impériale dans le gouvernement et l’armée, on a du mal à laver l’empereur Shôwa de tout soupçon. Ne faisons pas le jeu des nationalistes. Ce qui au passage n’occulte en rien le rôle et la pression constante des militaires.
Jadis. Quand vous parlez de l'empereur, qu’entendez-vous par chef religieux ? De qui, de quoi, de quelle façon ? Si vous entendez par là, le premier « officiant » d’un « shintô » du « Japon », je pense que vous faites fausse route. Déjà le shintô en tant que tel ne correspond à aucune réalité sociale, et l’ancien culte des divinités pratiqué à la Cour est toujours fortement teinté de bouddhisme et ne semble directement concerner que l’Empereur, la Cour et au mieux quelques grands sanctuaires qui y sont plus ou moins liés. Les rites et célébrations sont d’ailleurs bien davantage du ressort de familles spécialisées comme les Nakatomi, que l’Empereur en personne. Ce sera d’ailleurs l’un des changements principaux de la rénovation de ce culte à la Cour de Meiji, outre la suppression de tout caractère bouddhique.
Je ne vous apprendrai rien non plus ni sur le triple enseignement (culte des divinités, bouddhisme et confucianisme), ni sur le profond syncrétisme qui régissait les pensées et les croyances de l’époque pré-moderne. Le Japon, certes politiquement et militairement unifié par les Tokugawa depuis le tout début du 17ème siècle, ne correspond pas encore à la définition d’un état-nation moderne, même si il en porte certains germes. Le terme même de « shintô d’état » (
kokka shintô) ne sera véritablement rendu usuel qu’après-guerre, notamment par les Américains, afin de qualifier un système qu’ils connaissaient fort mal. Hélas, les historiens japonais eux-mêmes vont abuser de ce qualificatif, mais c’est un tout autre problème.
Le transfert de la capitale n’illustre en rien la volonté de l’Empereur. D’ailleurs, il fut un temps décidé qu'elle déménage à Osaka (voisine de Kyôto). Quant à la division géographique qui voudrait que le centre religieux soit à l’ouest, et le centre politique à l’est, ne correspond ni à la réalité géopolitique de cette fin de 19ème siècle, ni aux périodes historiques qui précèdent. Au contraire, le premier gouvernement de Meiji s’est attaché à faire de la nouvelle Tôkyô le second centre religieux du culte des divinités d’état (puis rapidement le premier). De nos jours, si vous comptez le sanctuaire d’Ise et l’ancien palais de Kyoto théâtres de rares cérémoniels à l’ouest du pays, vous observerez qu’à l’est résident toujours les principaux centres du culte d’état : le palais impérial de Tokyo, le sanctuaire de Yasukuni (…), le sanctuaire de Meiji et le siège de la puissante Association des Sanctuaires (Jinja Honchô), tous héritage direct de la politique d’avant-guerre. Notez que ce culte national est tout à fait distinct du culte originel des divinités tutélaires des communautés ; et plus encore du bouddhisme local quand il n’était pas lié à ce dernier. Il n’existe pas de centre religieux au Japon, c’est justement une des caractéristiques de la pensée et de la croyance japonaise. Cette division ne correspond pas à l’histoire et la pensée japonaise. Toutes les anciennes capitales japonaises historiques sont parsemées de lieux de cultes. Edo n’y fait aucunement exception, et je pense qu’il est inutile de rappeler ici le lieu de pouvoir que fut Heain (nom antique de Kyoto).
Alain G.Vous avez tout à fait raison de rappeler que la Restauration de Kenmu (de 1333 à 1336) fut la dernière tentative de confiscation du pouvoir par la Cour. Cet épisode sera d’ailleurs considérablement réemployé par la propagande de Meiji, mais ne nous y trompons pas, les Empereurs Go Daigo et Meiji, ne partagent quasiment rien. L’un était un acteur habile de sa tentative de restauration, tandis que l’autre ne fut alors qu’un jeune-homme contraint de suivre le destin et le rôle décidé par la clique de Satsuyama, grande bénéficiaire de l’instauration du nouveau régime.
En revanche, il me semble indispensable de rappeler ici le règne fondateur de l’empereur Tenmu (672-686). Fondateur de quoi ? Eh bien, en exagèrent à peine et avec un brin de provocation, je dirais d’une première forme d’état moderne. C’est l’instauration d’un système politique dont les fondements serviront de modèle et de base aux restaurateurs du 19ème siècle. Et non d'une simple récupération ou mise en valeur de la tradition (terme qui au demeurant ne signifie pas grand-chose), simplement car il s’agit du ferment même de l’état japonais. Tout en s’appropriant les progrès de la civilisation d’outre-mer, la Chine et la Corée à cette époque, cela ne vous évoque rien ? Au cours des siècles précédents la restauration de 1868, les lettrés qui ont exalté les valeurs du pouvoir royal et du culte des divinités, n’ont au final rien inventé. Ils ont renoué avec les valeurs et le système largement préexistants. Leur grand talent aura été de les accommoder avec les valeurs et les réalités géopolitiques de leurs époques, que ce fut sous influence locale, continentale ou occidentale (mondiale).
J’ajouterais que la conciliation de ce que vous nommez la tradition (je dirais plutôt le passé) et de la modernité n’a heureusement rien d’unique et est le fait de toutes les grandes sociétés et ce depuis les débuts de la civilisation. Ce forum en témoigne suffisamment dans chacune de ses rubriques. Inutile de vous renvoyer à Jack Goody. Vous verrez que le Japon n’a rien de spécifique.
Enfin, je souhaiterais terminer par deux remarques qui me semblent importantes sur le shintô :
1) Je conseille d’éviter de recourir systématiquement au terme « shintoisme », dont le suffixe fait appel à une doctrine ou à un enseignement unique dans le cadre d’une religion. Cela ne correspond pas au culte des divinités pratiqué au Japon.
2) Le shintô ou plutôt le culte des divinités n’est pas un animisme, et encore moins un animisme épuré. Je pense que c’est suffisamment clair pour être affirmer sur ce fil. Pour avoir quelque peu étudié l’ethnologie, je ne vois aucune ressemblance frappante entre le culte japonais, et l’animisme amérindien ou asiatique (au contraire du culte des Aïnous, peuple autochtone et distinct du nord de l'Archipel, qui pour le coup peut être considéré comme de l'animiste). Il s’agit simplement d’un culte polythéiste local, dont les divinités et les rites ont des colorations fort différentes selon les lieux et les époques auxquelles les sociétés japonaises qui les pratiquent sont liées. Les divinités sont de fort diverses natures : tutélaires, syncrétiques, domestiques, mythiques, impérial ou autre … Sans compter les innombrables croyances et coutumes et les non moins nombreuses écoles et courants de pensée qui l'animent depuis des siècles. Ses lieux de cultes sont tout aussi divers : sanctuaires de toute taille (public ou privé), temple syncrétique, autel domestique, statue, estampe, talisman, montagne, rivière, mer, champ, chemin, bois, pierre, arbre, etc. Enfin le shintô dit national promu par les gouvernements modernes a donné au culte populaire, notamment celui des sanctuaires, différents rôles sécularisés qui s’inscrivent dans la vie sociale contemporaine : le mariage, le passage à l’âge adulte, l’enterrement (plus rare, étant du ressort du bouddhisme) ou encore certains rites sociaux et professionnels (prières, cérémonies, pèlerinage, ...).