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Message Publié : 14 Mars 2015 10:55 
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Fustel de Coulanges
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Il y a 216 ans, le 14 mars 1799, en pleine campagne de Syrie, Bonaparte quittait Jaffa pour filer sur Acre. Il laissait une ville saccagée où venait d’avoir lieu l’un des pires massacres de prisonniers des campagnes napoléoniennes.
Je vais tenter ici d’aborder la manière dont Napoléon relata et justifia l’évènement sur le moment, puis bien après les faits.

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La chute de Jaffa, obtenue le 7 mars, fut annoncée publiquement au Caire dès le 20 mars. Le lendemain, d’après Abdel Rahman El-Gabarti (Sur l’expédition de Bonaparte en Égypte), le récit suivant était affiché :
« Pour toute réponse à cette [sommation], on retint l’envoyé contrairement aux lois de la guerre et à celles de la sainte religion musulmane. Bonaparte, transporté de colère, ordonna de commencer le feu. En peu de temps, les canons des murs de Jaffa furent démontés. A midi, une brèche était pratiquée dans les murailles et le signal de l’assaut fut donné. En moins de une heure, les Français furent maîtres des forts de la ville. Après un combat à l’arme blanche, les Français restèrent maîtres de la ville et ils la pillèrent toute la nuit.
Le vendredi, 1er Chawal, le grand général en chef, touché de compassion pour les Egyptiens riches ou pauvres qui se trouvaient à Jaffa, leur pardonna et les envoya avec honneur dans leur pays : il fit de même avec les habitants de Damas et d’Alep. Ce procédé avait pour but de montrer à ces personnes combien il était humain et généreux après la victoire ; car sa grandeur et sa puissance ne l'empêchaient pas de pardonner aux malheureux.
Plus de 4000 soldats de Djazzar furent tués dans le combat. »

Le Courrier de l’Egypte, se basant sur un rapport daté du 10 mars, relaya l’information le 8 avril suivant :
« Le parlementaire porteur de cette sommation fut retenu par la garnison et le général en chef ne reçut pas de réponse. Alors le feu commença, toute l'artillerie ennemie qui garnissait le front d'attaque fut démontée, à midi la brèche fut grande et praticable ; le général en chef ordonna l’assaut et en moins d’une heure la place fut prise et la plus grande partie de la garnison fut passée au fil de l’épée ; pendant toute la nuit, la ville a été livrée au pillage.
Le lendemain matin, le général en chef a fait mettre en liberté et renvoyer dans leurs foyers tous les individus égyptiens qui se trouvaient parmi les prisonniers, il donna le même ordre vis-à-vis à l’égard des habitants de Damas et d’Alep.
Plus de 4000 hommes des troupes de Djezzar ont été passés au fil de l’épée. »

Concernant la métropole, ces mêmes faits ne furent évoqués pour la première fois que le 1er juillet 1799. Ce jour-là, était en effet retranscrite dans le Moniteur, à partir de nouvelles venant de Constantinople en date du 11 avril, la lettre de Bonaparte au pacha d’Acre, Ahmed Djezzar, écrite de Jaffa, le 9 mars :
« Les provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa sont en mon pouvoir. J'ai traité avec générosité celles de vos troupes qui se sont rendues à ma discrétion ; mais j'ai été sévère envers celles qui ont violé le droit de la guerre. Dans quelques jours, je marche sur Acre. »

Il fallut cependant, après bien de fausses nouvelles concernant de formidables succès remportés par l'armée d'Orient, attendre le mois d’octobre de la même année pour en savoir plus et comprendre ce que Bonaparte voulait dire par être « sévère ».
Le 11 de ce mois, le Moniteur entama en effet la publication du rapport que Berthier avait adressé le 29 juillet précédent au ministre de la Guerre. Dans le numéro du 14, on put lire cette description de l’assaut de Jaffa :
« Nos braves se précipitent à la brèche; ils la gravissent malgré quelques feux de flanc que nous n'avions pu éteindre. Ils se logent dans la tour carrée, et la couronnent. L'ennemi fait des efforts pour attaquer et repousser nos troupes qui se trouvent soutenues par la division Lanusse et par notre artillerie qui mitraillait la ville, en suivant les progrès que faisaient nos soldats ; ils gagnent de toit en toit, de rue en rue ; bientôt ils ont couronné et pris le fort; ils sont sur le port ; la terreur s'empare de la garnison [« composée de 1200 canonniers turcs , et d'environ 2500 Maugrabins ou Arnautes, et quelques égyptiens »]; la plus grande partie est passée au fil de l’épée; environ 300 Egyptiens échappés à l'assaut sont renvoyés en Egypte et rendus à leurs familles. »


Ce rapport fut ensuite publié la même année dans l’ouvrage titré « Relations de l'expédition de Syrie, de la bataille d'Aboukir et de la reprise du fort de ce nom. »


L'année suivante, Berthier, dans la droite ligne de son rapport de l’été 1799, publia une « Relation des campagnes du général Bonaparte en Égypte et en Syrie » :
« Le 16 [ventôse, 6 mars], à la pointe du jour, on commence à canonner la place. La brèche est jugée praticable à quatre heures du soir; l’assaut est ordonné. Les carabiniers de la vingt-deuxième demi-brigade d’infanterie légère s’élancent à la brèche […] L’ennemi fait à plusieurs reprises les plus grands efforts pour repousser la vingt-deuxième demi-brigade; mais elle est soutenue par la division Lannes, et par l’artillerie des batteries, qui mitraille l’ennemi dans la ville, en suivant les progrès des assiégeants.
La division Lannes gagne de toit en toit, de rue en rue ; bientôt elle a escaladé et pris les deux forts. L’aide de camp Duroc se distingue par son intrépidité.
La division Bon, qui avait été chargée des fausses attaques, pénètre dans la ville; elle est sur le port. La garnison poursuivie se défend avec acharnement, et refuse de poser les armes; elle est passée au fil de l’épée. Elle était composée de douze cents canonniers turcs, et de deux mille cinq cents Maugrabins ou Arnautes. Trois cents Egyptiens, qui s’étaient rendus, sont renvoyés au sein de leurs familles. »

Dans le même temps, paraissait l’ouvrage intitulé « Pièces diverses relatives aux opérations militaires et politiques du général Bonaparte »
On pouvait y lire cette proclamation du Diwan du Caire :
« [Bonaparte] fut ensuite sur Jaffa, et en fit le siège pendant trois jours; s'en étant emparé, il prit tous les approvisionnements qui s'y trouvaient faits par Djezzâr. Les habitants égarés n'ayant pas voulu se soumettre et le reconnaître, ayant refusé sa protection , il les livra , dans sa colère et par la force qui le dirige, au pillage et à la mort ; il en est péri aux environs de cinq mille. Il a détruit leurs remparts, et fait piller tout ce qui s'y trouvait : c'est l'ouvrage de Dieu qui dit aux choses d'être, et elles sont. Il a épargné les Egyptiens qui s'y sont trouvés, les a honorés, nourris et vêtus; il les a fait embarquer sur des bâtiments pour les reconduire dans leur patrie, les a fait escorter, crainte que les Arabes ne leur nuisissent, et les a comblés de biens. Il se trouvait à Jaffa environ cinq mille hommes des troupes de Djezzâr ; il les a tous détruits : bien peu se sont sauvés par la fuite. »

Dans ce même ouvrage était également retranscrite la lettre rédigée par Bonaparte au Directoire exécutif, le 13 mars, cinq jours après le massacre des prisonniers de guerre de Jaffa (à noter que cette missive avait déjà été publiée l’année précédente, au Caire, dans le petit ouvrage « Expédition de Syrie jusqu'à la prise de Jaffa ») :
« A la pointe du jour, le 17 [ventôse, 7 mars], je fis sommer le gouverneur ; il fit couper la tête à mon envoyé et ne répondit point. A sept heures le feu commença ; à une heure je jugeai la brèche praticable. Le général Lannes fit les dispositions pour l'assaut ; l'adjoint aux adjudants généraux Netherwood, avec dix carabiniers, y monta le premier et fut suivi de trois compagnies de grenadiers de la treizième et de la soixante-neuvième demi-brigade, commandées par l'adjudant général Rambeaud, pour lequel je vous demande le grade de général de brigade.
A cinq heures nous étions maîtres de la ville, qui, pendant vingt-quatre heures, fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne m'a paru si hideuse.
Quatre mille hommes des troupes de Djezzar ont été passés au fil de l'épée ; il y avait huit cents canonniers. Une partie des habitants a été massacrée.
[…]
J'ai été clément envers les Egyptiens, autant que je l'ai été envers le peuple de Jaffa, mais sévère envers la garnison qui s'est laissé prendre les armes à la main. »

Cette lettre parut également, fin juin 1801, dans « Pièces diverses et correspondance relatives aux opérations de l'armée d’Orient en Egypte » ; ouvrage imprimé à l’initiative du Tribunat, qui, le 28 décembre précédent, en avait arrêté l’impression.


Parallèlement, la version de la « Relation des campagnes du général Bonaparte en Égypte et en Syrie » de Berthier fut ensuite relayée durant le Consulat et l’Empire au travers d’autres ouvrages tels que, en 1805, l’« Histoire des guerres des Gaulois et des Français en Italie », de Servan ; en 1808, le « Nouveau dictionnaire historique des sièges et batailles mémorables, et des combats maritimes les plus fameux » ; en 1809, la « Vie militaire de J. Lannes », de Perin ; ou encore en 1812, les « Ephémérides politiques, littéraires et religieuses », qui, tous, reprirent textuellement la prose de l’ex-major général de l’armée d’Orient : la garnison de Jaffa s’était défendue avec acharnement, avait refusé de se rendre et en conséquence avait été passée par les armes.

On peut, dans la même veine, également citer quatre autres ouvrages (mais ici écrits par des témoins) relatant la prise de Jaffa et parus sous l’ère napoléonienne :

En 1802, « Campagnes de Bonaparte à Malte, en Egypte et en Syrie », de Lattil, où l'auteur reprenait les mots du rapport de Bonaparte du 13 mars 1799 :
« Le 17, les canonniers battirent eh brèche. Les remparts furent percés .vers le bas, et cette ouverture ne pouvait recevoir deux hommes de front. Les grenadiers des 22 et 69 Demi-Brigades se montrèrent, leurs premiers pas furent arrêtés par la mort. L'intrépidité soutenue des Français éblouit, par je ne sais quelle terreur, les Mahométans. Enfin, nous, nous fîmes jour dans la ville. Une foule éperdu, déconcertée, laissait tomber ses armes devant un seul républicain. Les uns se cachaient dans les tours, les autres se précipitaient dans des bateaux; et, le peuple demandait pardon aux genoux du vainqueur, La ville fut livrée au pillage ; et trois mille hommes qui s'étaient laissés; prendre les armes à la main, furent passés au fil de l'épée.
Bonaparte, fatigué de voir répandre le sang fit grâce à quelques-uns. Kléber eut ordre d'en disposer. Ce Général les harangua ainsi : entrez dans vos familles, faites savoir aux habitants des villes, villages et campagnes que nous ne voulons point détruire les cultes, ni le peuple; que nous ne faisons la guerre qu'aux Mameluks et à Djezzar; et que tous ceux qui prendront les armes contre les Français, seront empalés et brûlés vifs. Les prisonniers, fondant en larmes, baisaient les mains et les pieds de Kléber. Chacun jura, au péril de sa vie, de se retirer en paix dans sa patrie, de nous venger plutôt que de s'unir à nos ennemis, et de crier à haute voix, partout où ils passeraient, combien nous étions dignes de les gouverner. »

Toujours en 1802, « Histoire médicale de l'armée d'Orient », de Desgenettes :
« [Jaffa] est emportée d’assaut le [7 mars], et la garnison passée au fil de l’épée présenta l’une des scène d’horreur que justifient les lois nécessaires et terribles de la guerre. »
Desgenettes parla également (mais en des termes différents) de Jaffa en 1835 dans des notes qui ne furent publiées qu’en 1893 (Souvenirs d'un médecin de l'Expédition d'Egypte) ; j’y reviendrai.

En 1803, « Relation historique et chirurgicale de l'expédition de l'armée d'Orient en Egypte et en Syrie », de Larrey :
« Je me dispenserai de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place. J'ai été le triste témoin de celui de Yâfa, où l'on entra le 17 ventôse, après un combat violent de plusieurs heures. »
Il n’en ajouta pas plus en 1812 dans ses « Mémoires de chirurgie militaire et campagnes ».

En 1804, « Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Egypte et en Syrie », de Miot :
« Au moment où nous arrivâmes, la brèche devint praticable. On battit la charge, et les troupes entrèrent dans la maison carrée dont la muraille, heureusement faible, cédant aux coups de nos pièces de douze, venait d'ouvrir un passage. Quelques uns de nos soldats sont d'abord victimes de leur ardeur; mais bientôt la terreur éloigne nos ennemis, et le nombre de nos guerriers augmentant, chacun en marchant sur les cadavres, pénètre dans les rues ; les maisons deviennent autant de forts qu'il faut prendre de vive force. Le soldat excité par le bruit et la poudre, se livre à toute la fureur qu'autorise l'assaut; il blesse, il tue, rien ne peut l'arrêter , et partout l'amour de la gloire augmentant son ardeur, lui fait oublier une blessure dont il ne s'aperçoit qu'à la fin du combat. Le désordre préside à tout. Qu'il est difficile d'arrêter le soldat dans une semblable circonstance ! La garnison est passée au fil de l'épée ; elle eut le salaire qu'elle nous promettait en sortant avec des couffes à la main pour emporter les têtes des malheureux que le sort sacrifiait. Rien ne nous sauvait de la mort, la garnison devait s'attendre à la recevoir, et sa résignation fut noble et fière. Point de larmes, point de cris ; un vieillard se fit enterrer vif dans les sables de la mer ; chacun se lavait avant de mourir, et l'œil sec, donnant et recevant l'adieu éternel, semblait défier la mort, et dire : « Je quitte ce monde pour aller jouir, auprès de Mahomet, d'un bonheur durable ». »

Miot, en 1814, sous la Restauration, fit paraître une seconde et bien différente édition. J’aurai l’occasion plus bas d’en retranscrire de larges extraits.



En attendant, la version officielle en France restait celle-ci : Jaffa avait été prise d’assaut et la garnison ennemie, après avoir refusé de se soumettre, passée (dans des circonstances plutôt nébuleuses) par le fil de l’épée.



Aussi terrible soit ce genre de récit, un tel dénouement s’inscrivait cependant à l’époque dans le cadre de ce que l’on nommait les lois de la guerre.

_________________
" Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)


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Il est utile ici de s’attarder un peu sur ces fameux usages guerriers susceptibles d’être appliqués aux villes ou forteresses prises d’assaut.
On peut à ce sujet se souvenir des mots de Carnot-Feuleins, tenus le 25 juillet 1792, dans le cadre des débats relatifs au décret ordonnant la condamnation à mort de tout commandant de place capitulant avant qu’il y ait brèche accessible et praticable :
« Toutes les fois qu'une place est prise d'assaut, il est du droit de la guerre (et malheureusement on n'use que trop souvent de ce droit) de passer au fil de l'épée non seulement la garnison, mais même tous les habitants. C'est ainsi qu'on a agi au siège de Berg-op-Zoom ; c'est ainsi qu'on a agi à Okzacow. »

Cette réprobation se retrouva cinq ans plus tard et deux ans avant Jaffa dans la correspondance même de Bonaparte :
« Le général Guieu poussa la colonne qu‘il avait battue à Pulfero jusqu'à la Chiusa autrichienne , poste extrêmement retranché, mais qui fut enlevé de vive force, après un combat très opiniâtre […] Le général Kœblœs défendait lui-même la Chiusa avec 500 grenadiers. Par le droit de la guerre, les 500 hommes devaient être passés au fil de l'épée; mais ce droit barbare a toujours été méconnu et jamais pratiqué par l'armée française. »
(Bonaparte au Directoire exécutif, 25 mars 1797)

Sur le théâtre d’opération oriental, ce « droit barbare », pour reprendre l’expression du général en chef de l’armée d’Italie, restait néanmoins applicable. Ainsi, le 7 mars, quelque temps avant l’attaque de Jaffa, quand fut lancée la sommation au commandant de la place, Abd-Allah-Aga, Berthier ne cacha en rien ce qu’il adviendrait de la malheureuse cité en cas d’assaut victorieux :
« Le général en chef Bonaparte me charge de vous faire connaître […] que la place de Jaffa est cernée de tous côtés; que les batteries de plein fouet, à bombes et de brèche, vont, dans deux heures, culbuter la muraille et en ruiner les défenses;
Que son cœur est touché des maux qu'encourrait la ville entière en se laissant prendre d'assaut »

Sommation qui n’est pas sans rappeler celle lancée le 20 février précédent au commandant du fort d’El Arich :
« Le général en chef me charge de vous faire connaître que la brèche commence à être praticable; que les lois de la guerre, chez tous les peuples, sont que la garnison d'une ville prise d'assaut doit être passée au fil de l'épée; que votre conduite, dans cette circonstance, n'est qu'une folie de laquelle il a pitié »

A noter que six ans plus tard, ces mêmes lois officiellement appliquées à Jaffa furent à nouveau rappelées dans le 6e Bulletin de la Grande Armée du 18 octobre 1805 :
« L'Empereur, lorsque l'armée occupait les hauteurs qui dominent Ulm, fit appeler le prince de Liechtenstein, général major, enfermé dans cette place, pour lui faire connaître qu'il désirait qu'elle capitulât, lui disant que, s'il la prenait d'assaut, il serait obligé de faire ce qu'il avait fait à Jaffa, où la garnison fut passée au fil de l'épée; que c'était le triste droit de la guerre; qu'il voulait qu'on lui épargnât, et à la brave nation autrichienne, la nécessité d'un acte aussi effrayant »


Jaffa, tel que présenté dans le Moniteur ou dans les ouvrages parus en 1800 et 1801 (puis dans ceux ayant abondé dans le même sens dans le cours du Consulat et de l’Empire), s’inscrivait donc dans le cadre des lois de la guerre et dans la longue suite des carnages ayant fait suite à l’assaut d’une cité assiégée.



Ne pas faire de quartier vis-à-vis de la garnison d’une place prise d’assaut et la passer par les armes dans le feu de l’action était une chose ; s’en prendre à des prisonniers de guerre en était cependant une autre, par le fait que ces derniers, eux, étaient sous la protection de la loi, en vertu du décret du 4 mai 1792 :
« L'Assemblée nationale, voulant, au commencement d'une guerre entreprise pour la défense de la liberté, régler, d'après les principes de la justice et de l'humanité, le traitement des militaires ennemis que le sort des combats mettrait au pouvoir de la nation française ;
Considérant qu'aux termes de la Déclaration des droits, lorsque la société est forcée de priver un homme de sa liberté, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ;
Reconnaissant que ce principe s'applique plus particulièrement encore aux prisonniers de guerre, qui, ne s'étant point rangés volontairement sous la puissance civile de la nation, demeurent sous la sauvegarde plus spéciale du droit naturel des hommes et des peuples, décrète qu'il y a urgence.
L'Assemblée nationale, après avoir décrété l'urgence, déclare et décrète ce qui suit :
Art. 1er. Les prisonniers de guerre sont sous la sauvegarde de la nation et la protection spéciale de la loi.
Art. 2. Toute rigueur déplacée, insulte, violence, ou meurtre commis contre des prisonniers de guerre, seront punis d'après les mêmes lois, et des mêmes peines que si ces excès avaient été commis contre des Français. »

Peyrusse (lettre du 10 mars 1799; « Expéditions de Malte, d'Egypte et de Syrie. Correspondance (1798-1801) ») est très clair sur les deux cas de figures :
« Que, dans une ville prise d'assaut, le soldat effréné pille, brûle et tue tout ce qu'il rencontre, les lois de la guerre l'ordonnent et l'humanité jette un voile sur toutes ces horreurs ; mais que deux et trois jours après un assaut, dans le calme de toutes les passions, on ait la froide barbarie de faire poignarder 3 000 hommes qui se sont livrés à votre bonne foi, on ne peut alors que faire un appel énergique à la postérité contre ceux qui ont donné un ordre aussi cruel. »

Dans le même sens, Jomini (Histoire critique et militaire des guerres de la révolution) écrivait ceci :
« Les personnes des prisonniers sont sacrées, elles sont sous la sauvegarde de l’honneur ; dès qu’on avait consenti à recevoir les armes de ces ennemis, aucune considération de prudence ne pouvait les priver des droits qu’ils avaient acquis par leur capitulation. »

Napoléon lui-même, dont les prisonniers de guerre sous son règne eurent la plupart du temps un sort bien plus enviable que chez d’autres nations coalisées, s’est exprimé sur le sujet à l’occasion de l’insurrection du Tyrol. Des prisonniers français et Bavarois ayant été massacrés (le nombre reste douteux), on accusa de ce crime le lieutenant-général autrichien Chasteler. Voici ce que Napoléon écrivit dans le 23e Bulletin du 28 juin 1809 :

« Le 10 avril, […] le général Chasteler insurgeait le Tyrol et surprenait 700 conscrits français qui allaient à Augsbourg, où étaient leurs régiments, et qui marchaient sur la foi de la paix. Obligés de se rendre et faits prisonniers, ils furent massacrés. Parmi eux se trouvaient 80 Belges nés dans la même ville que Chasteler. 1 800 Bavarois, faits prisonniers à la même époque, furent aussi massacrés. Chasteler, qui commandait, fut le témoin de ces horreurs. Non seulement il ne s'y opposa point, mais on l'accusa d'avoir souri à ce massacre, espérant que les Tyroliens, ayant à redouter la vengeance d'un crime dont ils ne pouvaient espérer le pardon, seraient ainsi plus fortement engagés dans leur rébellion.
Lorsque Sa Majesté eut connaissance de ces atrocités, elle se trouva dans une position difficile. Si elle voulait recourir aux représailles, 20 généraux, 1 000 officiers, 80 000 hommes, faits prisonniers pendant le mois d'avril, pouvaient satisfaire aux mânes des malheureux Français si lâchement égorgés. Mais des prisonniers n'appartiennent pas à la puissance pour laquelle ils ont combattu; ils sont sous la sauvegarde de l'honneur et de la générosité de la nation qui les a désarmés. »

J’ai ouvert ici à dessein cette parenthèse sur l’idée que l’on se faisait à l’époque du sort qui devait être réservé aux prisonniers de guerre. Si un grand nombre d’ennemis tomba au feu ou lors du sac de Jaffa, de très nombreux autres défenseurs de ville furent en effet abattus dans des conditions fort différentes.
Si, sur ce point, les premiers rapports de Bonaparte et Berthier étaient peu explicites, voire mensonger pour ce qui est de l’ouvrage de ce dernier, il eut bien, à Jaffa, une tuerie de masse de prisonniers de guerre, bien après la fin des combats et la chute de la cité.

La reddition de ces hommes, suite à l’assaut, aux combats de rue et au pillage de la ville, a été relatée, après l’Empire, par de nombreux mémorialistes :

Beauharnais (Mémoires) :
« Les rues de la ville étaient si étroites, qu’à peine deux cavaliers pouvaient y passer de front. On s’y battit avec acharnement pendant une partie de la journée. Nos soldats, irrités de la résistance, firent main basse sur ce qu’il rencontrèrent : le massacre et le pillage durèrent toute la nuit. Le lendemain je fus envoyé pour essayer de rétablir l’ordre et de faire cesser les excès auxquels le soldat se livre toujours en pareil cas. C’était la première fois que je voyais une ville prise d’assaut, et ce spectacle me frappa d’horreur. Presque tous les habitants de Jaffa avaient été égorgés sans distinction ni d’âge ni de sexe, la terre était jonchée de leurs cadavres, le sang ruisselait dans les rues.
J’arrive à un fait qui a été raconté si souvent et si diversement qu’il est impossible de le passer sous silence. Je vais dire ce que j’ai vu et entendu alors. Nos troupes, rassasiés de carnage, firent quelques prisonniers à Jaffa le second jour, et leur nombre s’augmenta d’environ huit cents hommes, qui s’étaient jetés dans un petit fort et capitulèrent la même journée. »

François (Journal) :
« Les soldats ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent épuisés de la fatigue du meurtre.
Les débris de la garnison, réfugiés dans les mosquées, mirent alors bas les armes en demandant quartier.
Ces malheureux, au nombre de 3770, furent conduits devant Bonaparte, assis dans ce moment sur une pièce de 3, s’entretenant avec le général Lannes.
Les Egyptiens furent séparés des autres nations dont j’ai parlé plus haut [« des Maugrebins, des Albanais, des Kurdes, des Alepins, des Damasquins, des Natoliens, des Caramaniens et des nègres »], et ceux-ci furent confiés à un fort détachement. Les autres furent mis au centre des divisions Bon et Lannes qui étaient restées au camp. »

Miot (Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Égypte et en Syrie) :
« J'entrai dans la ville. Quel spectacle ! La pâleur, la terreur des habitants, les cris bruyants de nos soldats ; des femmes égarées, dépouillées de leurs voiles, obligées de franchir à chaque pas des morts ou des mourants, et retrouvant leurs parents, leurs amis parmi des cadavres mutilés ; les meubles, les étoffes semées sur le sol ; nos soldats choisissant dans ces débris empestés les vêtements les plus riches Il faut convenir que la guerre vue de près, et comme je la voyais alors, est un spectacle bien hideux.
Pendant que tout ceci se passait, une bonne partie de la garnison s'était retirée dans un des forts de la place et dans les mosquées. Elle mit bas les armes et fut amenée au bivouac devant les tentes mêmes du quartier général. On en retira les Egyptiens. Le reste, composé de canonniers Turcs, de Maugrabins et d'Arnautes, au nombre de deux à trois mille, fut mis sous la garde d'un fort détachement. »

Bourrienne (Mémoires) :
« [Beauharnais et Croisier] apprirent qu'une forte partie de la garnison s'était retirée dans de vastes bâtiments, espèces de caravansérails formés d'une grande cour entourée de constructions. Ils y entrèrent, portant au bras leur écharpe d'aide-de-camp. Les Arnautes et Albanais, dont se composaient presque en totalité ces réfugiés échappés au massacre, crièrent des fenêtres qu'ils voulaient bien se rendre si on voulait leur assurer la vie sauve, et les soustraire au massacre auquel la ville était condamnée, sinon ils menaçaient de faire feu sur les aides-decamp, et ils déclarèrent qu'ils se défendraient jusqu'à la dernière extrémité. Les deux officiers crurent devoir et pouvoir accéder à leur demande, et les faire prisonniers, malgré l'arrêt de mort prononcé contre toute la garnison de la ville prise d'assaut. Ils les amenèrent au camp en deux troupes, dont on estima l'une à environ deux mille cinq cents hommes, l'autre à quinze cents. »

Niello Sargy (Mémoires sur l’expédition d’Egypte) :
« Toute l’armée se précipita dans la ville avec une fureur difficile à décrire. Le viol, l’égorgement et la dévastation la remplirent de sang et de deuil; on passa au fil de l’épée tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe.
[…]
Le général Robin parvint à arrêter le désordre, en sabrant de tous côtés le soldat devenu féroce; mais on peut dire que le soldat s’arrêta plus encore, parce qu’il était épuisé de fatigues que les de tuer. Deux mille Musulmans avaient été passés au fil de l’épée sur les remparts, pendant l’assaut ou dans la ville ; le reste de la garnison, s’élevant à un égal nombre, s’était réfugié dans les mosquées. Ceux-ci mirent bas les armes et demandèrent quartier; ils furent amenés devant le général en chef, qui était assis alors sur une petite pièce de campagne, devant la principale brèche; il confia la garde des prisonniers à un fort détachement. Le pillage se prolongeant pendant la nuit, dans toutes les maisons, dans toutes les rues on n’entendait que des cris lamentables. »

Peyrusse (lettre du 10 mars ; « Expéditions de Malte, d'Egypte et de Syrie. Correspondance (1798-1801) ») :
« A midi, l'assaut fut résolu, et à 3 heures, nous étions maîtres de la ville. Les assiégés se défendirent partout vigoureusement ; chaque maison était une citadelle, d'où ils faisaient un feu très soutenu. Les lois de la guerre ordonnent que, lorsqu'une ville est prise d'assaut, la garnison et les habitants doivent tous être passés au fil de l'épée ; nos troupes se sont rigoureusement acquittées de ce devoir pénible. Le désir de la vengeance, l'appât du gain, puissant mobile chez des soldats, les avaient tous égarés, et hommes, femmes, enfants et vieillards, furent impitoyablement massacrés; aucun asile ne fut épargné; les femmes, violées, furent ensuite poignardées, puis jetées par les fenêtres. J'ai vu une très jolie femme, percée de cinq à six coups de baïonnette, expirant au milieu de quatre enfants mutilés. Toutes les maisons furent pillées ; tout ce qui échappa à la rapacité du vainqueur fut dévoré par les flammes. Depuis trois heures, nous étions maîtres de la ville, et la garnison se défendait encore. Cependant, effrayés de notre audace et déterminés par les promesses qu'on leur faisait au nom du général en chef, 3 000 hommes environ mirent bas les armes et furent conduits au camp. »

Malus (Agenda) :
« A une heure la brèche était praticable. On sonna la charge et on monta à l'assaut, au son de la musique des différents corps de l'armée. L'ennemi fut culbuté, épouvanté et se retira, après une fusillade assez vive, dans les maisons et les forts de la ville. Il se soutint dans plusieurs points et continua le feu pendant environ une heure.
Pendant ce temps les soldats répandus de toutes parts égorgeaient hommes, femmes, vieillards, enfants,chrétiens,Turcs; tout ce qui avait figure humaine était victime de leur fureur.
Le tumulte du carnage, les portes brisées, les maisons ébranlées par le bruit du feu et des armes, les hurlements des femmes, le père et l'enfant culbutés l'un sur l'autre, la fille violée sur le cadavre de sa mère, la fumée des morts grillés par leurs vêtements, l'odeur du sang, les gémissements des blessés, les cris des vainqueurs se disputant les dépouilles d'une proie expirante, des soldats furieux répondant aux cris de désespoir par des cris de rage et des coups redoublés, enfin des hommes rassasiés de sang et d'or, tombant de lassitude sur des tas de cadavres : voilà le spectacle qu'offrit cette malheureuse ville jusqu'à la nuit. Nous revînmes coucher au camp, nous ramenâmes environ quatre mille soldats turcs qui avaient échappé au carnage et qui avaient déposé les armes dans les différents forts, sur la promesse qu'on leur laisserait la vie. On les plaça près du camp, sous une faible garde. Ils y restèrent trois jours pendant lesquels ils furent nourris comme nos soldats »

Richardot (Relation de la campagne de Syrie) :
« Dès lors, la ville est en proie à toutes les horreurs d'un sac. Rien ne peut la sauver de la dévastation, et tes ténèbres de la nuit ne succèdent si promptement au jour que pour porter au comble la désolation et le désespoir de ses malheureux habitants ! N'essayons pas d'en tracer le hideux tableau : c'est déjà bien assez d'avoir encore à parler d'une autre scène de carnage sans qu'il soit possible de n'en pas dire les horreurs.
Toute la garnison, disait-on, avait été passée au fil de l’épée : seulement le commandant avec quelques-uns des siens étaient parvenus à gagner le rivage et à se sauver dans une barque.
Cependant, quand l'astre du jour vient éclairer l’affreux spectacle que présente l'intérieur de Jaffa ; quand la soif horrible du carnage et du pillage est assouvie ; lorsque la discipline peut reprendre ses droits et que l'ordre succède au désordre; lorsqu'enfin l'on fait la reconnaissance des fortifications et des magasins de la place, on trouve dans les bâtiments militaires quatre mille hommes armés, et ces hommes posent à l'instant leurs armes ! ! ! »

Laporte (Mon voyage en Egypte et en Syrie) :
« Tout ce qui se présenta fut tué, habitants, soldats, femmes, enfants, vieillards ; on les poursuivit de terrasse en terrasse, de maison en maison, l’irritation et le carnage furent si terribles que les Français, dans leur fureur, n’épargnèrent pas même deux ou trois cents Grecs ou chrétiens de différentes sectes qui, costumés à la turque et ne pouvant se faire comprendre, perdirent aussi la vie ; en un mot, tout ce qui fut rencontré fut tué ; l’épouvante fut si grande chez les Turcs et le sac si complet qu’à l’entrée de la nuit on ne voyait pas un ennemi, ce qui existait encore et qui avait échappé au massacre s’était caché dans des grottes, des souterrains, des égouts, et on eût toutes les peines du monde à les trouver dans ces réduits ; des ordres furent donnés pour faire cesser cette boucherie, le peu d’habitants qui avaient échappé obtint la vie du vainqueur, grâce à laquelle ils ne devaient pas s’attendre, attendu que la ville ayant été prise d’assaut, ils devaient selon les usages cruels de la guerre, ayant fait surtout feu contre nous, être considérés comme soldats et, comme tels, en subir toutes les conséquences ; deux mille hommes environ, restes de la garnison, furent ramassés et trouvés ça et là, cachés, déguisés et désarmés, conduits à la tombée de la nuit hors de la ville. »


On est bien loin ici du mensonge de la Relation de Berthier : « La garnison poursuivie se défend avec acharnement, et refuse de poser les armes; elle est passée au fil de l’épée. »
Ainsi, quand Bonaparte écrit au Directoire exécutif : « Quatre mille hommes des troupes de Djezzar ont été passés au fil de l'épée », il faut comprendre qu’une partie des forces ennemies est tombée au feu, mais que l’autre, faite prisonnière, a été exécutée.
Sur ce point, dans ses missives à ses subordonnés, le général en chef de l’armée d’Orient se montrait bien plus clair qu’il ne le fût vis-à-vis des autorités politiques de métropole :

« La garnison de Jaffa était de près de 4 000 hommes ; 2 000 ont été tués dans la ville, et près de 2 000 ont été fusillés entre hier et aujourd'hui. »
(Bonaparte à Kléber, 9 mars)

« La garnison de Jaffa était de 4 000 hommes; 2 000 ont été tués dans la ville, et près de 2 000 ont été fusillés entre hier et aujourd'hui. »
(Bonaparte à Reynier, 9 mars)

Le tout répondant à un ordre sans appel :
« Vous ferez, Citoyen Général, venir le colonel des canonniers; vous lui demanderez les noms des vingt principaux officiers des canonniers; vous ferez prendre ces vingt officiers et les ferez conduire au village où est le bataillon qui doit partir pour le Caire. Là, ils seront consignés dans le fort jusqu'à nouvel ordre. Quand ils seront partis pour le village, vous ordonnerez à l'adjudant général de service de conduire tous les canonniers et autres Turcs, pris les armes à la main à Jaffa, au bord de la mer, et de les faire fusiller, en prenant ses précautions de manière qu'il n'en échappe aucun. »
(Bonaparte à Berthier, 9 mars)

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Une effroyable tuerie s’en suivit :

Miot (Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Egypte et en Syrie, édition de 1814) :
« Le 20 ventôse, dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes de la division du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me déterminé, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes, ils ne poussaient point de cris ; ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnettes. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger si imminent. Peut-être, les plus hardis, pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-être espéraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.
Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d’une mare d’eau jaunâtre. Alors, l’officier qui commandait les troupes, fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservés pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu’avec un extrême répugnance, au ministère abominable qu’on exigeait de leurs bras victorieux.
Il y avait près de la mare d’eau, un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fortement ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l’entouraient. Il se jeta dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s’écriait : « De quoi suis-je coupable ? Quel mal ai-je fait ? » Les larmes qu’il versait, ses cris touchant furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt porté sur son sort. A l’exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leurs ablutions dans cette eau stagnante dont j’ai parlé, puis, se prenant la main, après l’avoir porté sur le cœur et à la bouche, ainsi que se saluent les Musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moments, leur religion et l’espérance d’un avenir heureux. Ils semblaient se dire : « Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d’un bonheur durable. » Ainsi, ce bien être après la vie, qu lui promet le Qorân, soutenait le Musulman vaincu mais fier dans son malheur.
Je vis un vieillard respectable dont le ton et les manière annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s’y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s’étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable, et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l’idée d’avancer le terme de ses souffrances.
Ce spectacle qui fait palpiter mon cœur et que je peins encore trop faiblement, eût lieu pendant l’exécution des pelotons répartis dans les dunes.
Enfin, il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d’eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l’arme blanche. Je ne pus souffrir cette horrible vue ; et je m’enfuis pâle et prêt à défaillir.
Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature, qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n’avons plus l’espérance de lui échapper, s’élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au cœur, et qui devaient terminer sur le champ leur triste vie. Il se forma, puisqu’il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant de sang ; il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l’abri de ce rempart affreux, épouvantable, n’avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler la main qui n’en rend point toute l’horreur. »

François (Journal) :
« 13 mars (23 ventôse) Massacre des prisonniers de Jaffa.
À 6 heures du matin, on mit en marche les prisonniers faits à Gaza, Ramleh et Jaffa, on les conduisit sur le bord de la mer, escortés et entourés par les divisions Bon, Lannes et une partie de celle du général Reynier. L'artillerie était placée sur des hauteurs et la cavalerie sur différents passages.
À 7 heures, à un signal donné, l'artillerie placée à peu de distance des prisonniers et l'infanterie à dix ou quinze pas, firent feu sur ces malheureux. Puis l'infanterie se rua baïonnette en main, sur eux. On jeta ainsi, en moins d'une heure, 3 563 hommes à la mer.
Cette terrible expédition terminée, les divisions rentrèrent à leur camp avec ordre de ne rien emporter des vêtements de ces victimes.
[…]
Ceux qui, comme moi, ont fait l'expédition d'Égypte et de Syrie, n'en pourront jamais oublier les misères.
[…]
Gémissons sur les atrocités de la guerre et els crimes de la politique. »


(Krettly, Souvenirs historiques)
« On reçut l’ordre de garnir les bords de la mer, et une division amena les prisonniers. Soudain, une décharge se fit entendre… une grande partie de ces malheureux tombèrent ; le reste fut chargé par la cavalerie ; mais le cœur du soldat français bondissait d’horreur ; les bras étaient engourdis… personne ou presque personne ne pouvait frapper… On les poussa vers la mer où ils se jetèrent à la nage et allèrent gagner des rochers à un quart de lieue ; une demi-lieue, et même trois-quarts de lieue du rivage, ce qui épargnait à nos soldats le triste spectacle de voir massacrer un à un des gens sans défense. Ils ne furent pas sauvés, puisque ces infortunés périrent par les flots de la mer. »

Laporte (Mon voyage en Egypte et en Syrie) :
« Il fut décidé que on les conduirait par détachements au bord de la mer, sous le prétexte qu’on allait les embarquer, et que là, près les monticules de sable qui y existent, ils y seraient fusillés ce qui eût en effet lieu, en voilà assez ; le reste du tableau est trop cruel à décrire »

Vertray (L'armée française en Égypte, 1798-1801 : journal d'un officier de l'armée d'Égypte) :
« Notre passage à Jaffa devait être marqué par les épisodes les plus tristes de la campagne. C'est encore prés de cette malheureuse ville que Bonaparte donna l'ordre de fusiller tous nos prisonniers musulmans. Il furent conduits sur le bord de la mer au nombre de plus de 2 000 et tués la plus part à coups de baïonnette. Je n'assistai pas à ce spectacle atroce. »

Peyrusse (lettre du 10 mars ; « Expéditions de Malte, d'Egypte et de Syrie. Correspondance (1798-1801) ») :
« Comme je viens de vous le dire, 3 000 hommes environ posèrent les armes et furent conduits sur-le-champ au camp, par ordre du général en chef. On sépara, les uns des autres, les Égyptiens, les Moghrebins et les Turcs. Les Moghrebins furent tous conduits, le lendemain, sur le bord de la mer, et deux bataillons commencèrent à les fusiller ; ils n'avaient d'autre ressource pour se sauver que de se jeter à la mer ; ils ne balancèrent pas et se jetèrent tous à la nage. On eut alors le loisir de les fusiller, et, dans un moment, la mer fut teinte de leur sang et couverte de cadavres. Quelques-uns avaient eu le bonheur de se sauver sur des rochers ; on envoya des soldats sur des barques pour les achever; on laissa quelques détachements sur le rivage, et notre perfidie en attira également quelques-uns, qui furent aussitôt impitoyablement massacrés. Cette exécution finie, nous aimions à nous persuader qu'elle ne se renouvellerait pas et que tous les autres prisonniers seraient épargnés. Les Égyptiens qu'on renvoya au Caire, au nombre de huit cents, nous confirmèrent dans cet espoir, mais il fut bientôt déçu, et, le lendemain, on conduisit au supplice douze cents canonniers turcs qui, pendant deux jours, étaient restés couchés, sans nourriture, devant la tente du général en chef. On avait bien recommandé de ne pas prodiguer la poudre, ce qui a conduit à tuer ces malheureux à coup de baïonnette. On a trouvé, parmi les victimes, beaucoup d'enfants qui, en mourant, s'étaient attachés aux corps de leurs pères. Cet exemple va apprendre à nos ennemis qu'ils ne peuvent compter sur la loyauté française, et, tôt ou tard, le sang de ces trois mille victimes retombera sur nous. »

Bourrienne(Mémoires) :
« Plusieurs de ces malheureux composant la petite colonne, qui furent expédiés sur le bord de la mer, à quelque distance de l’autre colonne, parvinrent à gagner à la nage quelques récifs assez éloignés pour la fusillade ne pût les atteindre. Les soldats posaient leurs armes sur le sable, et employaient, pour les faire revenir, les signes égyptiens de la réconciliation en usage dans le pays. Ils revenaient, mais à mesure qu’ils avançaient il trouvaient la mort et périssaient dans les flots.
Je me bornerai à ces détails sur cette horrible nécessité dont je fus témoin oculaire. D'autres qui l'ont vue comme moi m'en épargnent heureusement le sanglant récit. Cette scène atroce me fait encore frémir lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce que l'on peut se figurer d'affreux dans ce jour de sang serait encore au-dessous de la réalité.»

Detroye (Journal) :
« Toute la journée du lendemain a été employée à distinguer les habitants de la ville et les Egyptiens des troupes de Djezzar et à faire fusiller celles-ci, exceptés les trois cents canonniers venus de Constantinople, arrivés depuis deux jours et qui avaient formés par des canonniers français.
Cette fusillade a présenté une scène terrible. Depuis trois jours, ces hommes étaient rassemblés devant le quartier général. Quatre bataillons les ont enveloppés et conduits au lieu de la mort. Ils se sont lavés dans un ruisseau; après quoi les soldats les ont dépouillés et partagés en plusieurs groupes; ces malheureux se sont serrés avec force l'un contre l'autre et ont reçu ainsi les balles et les coups de baïonnettes. »

Millet (Souvenirs de la campagne d’Egypte) :
« Le lendemain matin, le général en chef fit assembler le peu d’hommes tant habitants que soldats de différentes provinces. Il fit mettre les soldats ensemble, les habitants de la ville ensemble, les étrangers d’un autre côté.
Cela étant ainsi arrangé, il renvoya les habitants chacun chez eux et les étrangers se retirèrent aussi chacun dans leur pays. Mais pour les soldats, qui étaient au nombre de sept à huit cents hommes, le général les fit lier tous deux à deux ; on les mena sur le bord de la mer, où ils furent tous fusillés sans aucune exception d’âge ni de grade. Ces soldats étaient presque tous de Constantinople.

Lacorre (Journal inédit d'un commis aux vivres pendant l'expédition d'Égypte) :
« Pendant trois jours, on fusilla ceux qui avaient été pris les armes à la main ; il étaient au nombre de mille cinq cents. Comme on les exécutait sur le bord de la mer, quelques-uns se sauvèrent à la nage. J'étais étonné de la tranquillité avec laquelle ces gens allaient à la mort ; ils avaient encore l'air fier, et fumaient leur pipe avec une sécurité incroyable. »

Bernoyer (Bonaparte, de Toulon au Caire) :
«Ils quittèrent donc leur retraite, confiants dans la parole de Bonaparte : ils se laissèrent mener au bord de la mer où six mille hommes, rangés en rangés en bataille, les attendaient pour les massacrer ou les précipiter à l'eau. »

Vigo-Roussillon (Journal de campagne) :
« Ordre fut donné de passer tous ces prisonniers au fil de la baïonnette (il fallait ménager les cartouches). On les partagea, la veille du départ entre les demi-
brigades. On fit former les carrés, face en dedans, puis on attaqua à la baïonnette ces masses vivantes. On tua tout.
L'armée obéit, mais avec une sorte de dégoût et d'émoi. »

Niello Sargy (Mémoires sur l’expédition d’Egypte)
« On conduisit le lendemain tous ces malheureux [« 2 000 hommes de la garnison , qui avaient mis bas les armes »]dans une vallée sur le bord de la mer, et des bataillons firent feu dessus. En voyant la mort inévitable, les victimes se jetaient sur nos soldats, et tordaient leurs baïonnettes. »

Richardot (Relation de la campagne de Syrie) :
« Conduits sur le bord de la mer en quatre détachements, ces infortunés, ces victimes sacrifiées à la sûreté de l'armée, à la politique barbare des Musulmans, sont fusillés ! C'est avec le coeur brisé que les officiers commandent le feu c'est en gémissant que nos soldats naguère altérés de carnage, mettent fin à cette cruelle et épouvantable exécution. Une bataille perdue n'aurait pas répandu autant de tristesse dans toute l'armée. »


Tous ces récits furent publiés après l’Empire.
Jusque là, en France, une autre vision de l’affaire était de mise ; vision dépeignant Jaffa comme un événement effroyable, mais conforme aux lois de la guerre. Ainsi, une telle présentation des événements ne nuisait pas à l’honneur de Bonaparte ni à celui de l’armée.

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Outre-Manche, une tout autre version était connue.
Dès 10 septembre 1799, la London Gazette avait en effet retranscrit la lettre écrite le 30 mai par l’amiral Sidney Smith à Nelson :
« La mesure de leurs iniquités semble avoir été rempli par le massacre des prisonniers turcs à Jaffa, de sang-froid, trois jours après leur capture »

A ce récit laconique, mais accusateur et en contradiction avec la version officielle française, succéda en 1801 celui de Morier, secrétaire d’Elgin, ambassadeur de l’Angleterre à Constantinople : « Memoir of a campaign with the ottoman army in Egypt, from February to July 1800 » :
« Après avoir soumis El-Arish, les Français pénétrèrent dans la Syrie, prirent Gaza sans résistance, et marchèrent sur Jaffa. La garnison fut sommée de se rendre, mais ayant refusé de le faire, la place fut emportée d'assaut, et livrée au meurtre et au pillage pendant douze heures consécutives. Cependant les cruautés commises en cette occasion furent surpassées par ce qui suivit bientôt. Quatre mille cinq cents hommes de la garnison avaient été faits prisonniers de guerre ; dans ce nombre étaient compris mille hommes qui avaient capitulé à El-Arish. On leur rappela qu'ayant été repris les armes à la main, ils avaient manqué à leur engagement; les autres 3 500 furent impliqués dans la même accusation, et on les fit tous marcher sur des dunes de sable près Jaffa, où on les mit sur une ligne. Un nombre égal de soldats Français, la baïonnette au bout du fusil, furent rangés en bataille devant eux ; l'ordre de charger fut donné, et dans un instant, quatre mille cinq cents hommes furent assassinés. Leurs squelettes, et les sables teints de sang, attestent encore aujourd'hui cet acte de barbarie. »


L’année suivante, un nouvel ouvrage connut un grand succès : « History of the British expédition to Egypt », du général anglais Robert Wilson :
« Buonaparte ayant emporté d'assaut la ville de Jaffa, une partie de la garnison fut passée au fil de l'épée; mais le plus grand nombre s'étant sauvé dans les mosquées, et demandant grâce, fut épargné. Et que l'on se rappelle qu'une armée irritée, dans le moment de se venger, lorsque les terribles lois de la guerre justifiaient les excès, écouta pourtant la voix de la pitié, se laissa fléchir, et refusa courageusement de continuer à sévir contre un ennemi sans défense. Soldats de l'armée d'Italie, cette couronne de laurier est vraiment digne de votre renommée, un trophée dont vous ne serez point privés, en dépit de la lâche trahison d'un seul individu !
Trois jours après, Buonaparte, qui avait hautement témoigné son indignation de ce que ses troupes se fussent honorées par tant d'humanité, et songeant à se débarrasser du soin de nourrir trois mille huit cents prisonniers, les fit marcher vers une hauteur près de Jaffa, sur laquelle ils se virent bientôt cernés par une division d'infanterie française (Buonaparte avait d'abord inspecté lui-même tout ce corps de près de cinq mille hommes, dans la vue d'épargner ceux qui appartenaient aux villes qu'il allait attaquer. L'âge et la noble mine d'un vieux janissaire fixèrent ses regards, et il lui demanda brusquement:
« Que faisiez-vous ici, vieillard ? »
L'intrépide janissaire répondit :
« Je dois vous répondre en vous faisant la même question, et vous direz sans doute que vous êtes venu ici pour servir votre Sultan; j'y suis venu pour servir le mien »
La courageuse franchise d'une telle réplique inspira un intérêt général en sa faveur ; Buonaparte même parut sourire.
« Il est sauvé, dirent entre eux quelques aides-de-camp. »
« Vous ne connaissez pas du tout Buonaparte, observa un de ceux qui avaient servi sous lui en Italie ; ce sourire, j'en parle par expérience, n'annonce pas un sentiment de bienveillance, souvenez-vous en. »
Son opinion n'était que trop vraie. Le janissaire fut laissé parmi ceux destinés à périr, et succomba).
Lorsque les Turcs furent ainsi amoncelés sur la place de leur supplice, et que les préparatifs furent tous prêts, on donna le signal par un coup de canon. Soudain des volées de mousqueterie et de mitraille écrasèrent ces malheureux ; et Buonaparte, qui avec un télescope regardait la scène de loin, ne put cacher sa joie en voyant la fumée s'élever, et témoigna sa satisfaction par des transports peu ménagés. En effet, il craignait avec raison que ses troupes refusassent de se déshonorer ainsi. Kléber s'y était opposé de la manière la plus énergique, et l'officier de l'Etat-Major, qui avait remplacé le général qui commandait la division, et qui était absent, refusa d'exécuter l'ordre, à moins d'être par écrit; mais Buonaparte était trop rusé, et il envoya son affidé Berthier pour se faire obéir.
Lorsque les Turcs furent tous tombés, les troupes françaises tâchèrent par humanité de mettre fin aux souffrances des blessés; mais il s'écoula du temps avant que la baïonnette pût terminer ce que le feu n'avait pas détruit, et probablement l'agonie de quelques-uns se prolongea pendant plusieurs jours. Des officiers Français qui, en partie, ont fourni ces détails, ont déclaré que l'affreux souvenir de cette scène les tourmentait sans cesse, et que, malgré leur habitude à voir des massacres, ils ne pouvaient y réfléchir sans horreur.
Ces malheureux prisonniers étaient ceux dont parle Assalini, dans son excellent ouvrage sur la peste, lorsqu'il dit que pendant trois jours les Turcs ne montrèrent aucun symptôme de cette maladie, et que ce furent leurs cadavres pourris qui contribuèrent à produire la peste, qu'il dit avoir causé bientôt après tant de mortalité dans l'armée française. Leurs ossements sont encore amoncelés, et on les montre à tous les voyageurs à leur arrivée; on ne peut les confondre avec ceux des assiégés qui périrent à l'assaut, car ce champ de boucherie est à la distance d'un mille de la ville.
Cependant, un fait si atroce ne devrait être rapporté sans preuves, ou sans faire mention de circonstances plus fortes qu'une simple assertion; mais, d'un autre côté, il y aurait peu de générosité à nommer des individus, et à les taxer éternellement d'infamie, pour avoir obéi à des ordres qu'ils ne purent s'empêcher d'exécuter, puisque l'armée entière ne se souleva contre une telle atrocité. Toutefois, afin de prouver l'authenticité et la vérité du fait, on peut dire seulement, que ce fut la division du général Bon qui fut chargée de ce massacre; et par-là chacun est mis à même de se convaincre de la vérité, en s'en informant des officiers des diverses demi-brigades qui composaient la division. »



Ni Smith, Morier ou Wilson ne furent témoins des faits qu’ils dénonçaient : le premier n’arriva à Jaffa qu’après l’échec du siège d'Acre et la retraite des Français ; le deuxième à Constantinople en novembre 1799 ; et le troisième en Egypte en 1801. Ils se montraient cependant bien plus près de la vérité que la Relation officielle rédigée par Berthier.


Si l’ouvrage de Wilson connut le succès Outre-Manche (les principaux passages furent repris dans la presse et alimentèrent les caricatures anti-bonapartistes), il ne parut logiquement pas en France sous le Consulat et l’Empire (pas plus que la lettre de Smith à Nelson, ou le mémoire de Morier), et il fallut attendre le 20 mai 1814 pour que le Journal des débats politiques et littéraires parle enfin d'« History of the British expédition to Egypt », paru douze ans plus tôt, et retranscrive le passage concernant le massacre des prisonniers de Jaffa.

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:00 
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De telles révélations (censurées mais qui eurent cependant quelque écho en France dès le Consulat) ne pouvaient néanmoins laisser l’Empereur insensible, et je ne suis pas loin de penser que la connaissance de l’ouvrage de Wilson ait pu influencer Napoléon dans ses entretiens privés avec Caulaincourt (En traîneau avec l'Empereur), lors du retour en France suite à la désastreuse campagne de Russie ; conversations où la version jusque là tenue prit une tout autre tournure :
« Il n'avait point de ménagements à garder avec les Turcs, qui sont des sauvages pour lesquels les traités ne sont rien, même quand le gouvernement veut les exécuter. Cette nation ne connaît de puissance, de loi, de règle que l'abus de la force. Il cita, à cet égard, la conduite de la garnison d'El-Arisch, prisonnière sur parole, à laquelle il eut la bêtise de faire grâce et qu'il trouva, ensuite, à Jaffa, dont elle lui fit d'autant plus chèrement achever la prise que l'armée y gagna la peste. Il fut obligé de faire fusiller ceux de ces mêmes Turcs, que le soldat, las de tuer, avait épargnés dans l'assaut, parce qu'il ne pouvait ni les nourrir, ni les emmener, ni les faire escorter, et ne pouvait les laisser une seconde fois sur ses derrières, s'exposer ainsi à les retrouver une troisième fois et, peut-être, à voir l'Egypte soulevée par eux en son absence. »

Cette même version fut ensuite confiée, au cours de l’exil elbois, à Ebrington (« Memorandum of two conversations between the Emperor Napoleon and Viscount Ebrington at Porto Ferrajo, on the 6th and 8th of December, 1814 ») interrogeant l’Empereur à propos (ici la référence est clairement établie) de l’ouvrage de Wilson :
« C'est vrai. J'en fis fusiller à peu près deux mille. Vous trouvez cela un peu fort mais je leur avais accordé une capitulation à El Arish à condition qu'ils retourneraient chez eux. Ils l’ont rompue et se sont jetés dans Jaffa où je les pris par assaut. Je ne pouvais les emmener prisonniers avec moi, car je manquais de pain, et ils étaient des diables trop dangereux pour les lâcher une seconde fois, de sorte que je n'avais d'autre moyen que de les tuer. »

Ainsi, le peu précis « passés par le fil de l’épée » jusque là usité laissait à présent place aux « fusillés », mais surtout ces derniers devenaient les parjures d’El Arish.
Comme sous le Consulat, les lois de la guerre étaient à nouveau mises en avant. Dans la Relation de Berthier, l’absence de quartier pouvait être compris comme l’inévitable suite de l’assaut d’une ville ayant refusé de se soumettre aux sommations des assiégeants ; à présent, Napoléon tentait (l’ouvrage de Wilson l’oblige d’une certaine manière à s’expliquer) de justifier le massacre de prisonniers de guerre par le parjure ; sentence qui, là aussi, relevait des lois de la guerre. Sur ce point, l’avis de Beauharnais est sans appel : « Selon les lois de la guerre, ils méritaient la mort. » On peut également citer Vatel (Le droit des gens) : « Il est un cas cependant où l'on peut refuser la vie à un ennemi qui se rend […] c'est lorsque cet ennemi […] a violé les lois de la guerre. Le refus qu'on lui fait de la vie n'est point une suite naturelle de la guerre, c'est une punition de son crime. »

Il convient ici d’opérer un retour en arrière afin d’y voir un peu plus clair sur la nature du « parjure » et sur le nombre des fusillés supposés provenir de la garnison d’El-Arich.

El Arish fut la première affaire de la campagne de Syrie. Investi le 7 février, le fort du village résista de manière inattendue à un siège de près de deux semaines. Le 18, des pourparlers ayant été engagés, Bonaparte proposa à Ibrahim Neram, le commandant du fort, ces conditions de capitulation :
« Art. 1er. Le commandant du fort d'El-A'rych remettra le fort dans les mains du général de l'armée française, avec tout ce qui se trouve dedans.
Art.2. La garnison sortira avec ses drapeaux, armes et bagages particuliers et tous les honneurs de la guerre.
Art. 3. Arrivée à cinquante pas du fort, elle posera ses armes et sera conduite par un officier français jusqu'à un port de l'Egypte, où elle s'embarquera pour se rendre à un port quelconque de l'empire ottoman, autre que de la Syrie.
Art.4. Trente personnes, dont l'état sera donné par le commandant de la forteresse, conserveront leurs armes et pourront se retirer, si elles le jugent à propos, en Syrie, en promettant de ne point porter, de cette guerre, les armes contre les Français. »

Ibrahim Neram n’entendait pas voir ses hommes rendre leurs armes et être obliger de prendre la route de l’Egypte. En réponse et acceptant ce dernier point, Bonaparte fit le jour même une nouvelle offre :
« Art. 1er. La garnison d'El-A'rych sortira du fort d'El-A'rych aujourd'hui, à trois heures après midi. Le fort sera consigné aux troupes françaises dans l'état et avec les approvisionnements qui s'y trouvent dans ce moment-ci.
Art. 2.. La garnison sortira avec les honneurs de la guerre.
Art. 3.. Arrivée à cinquante pas du fort, elle déposera ses armes, hormis trente chefs, qui auront la permission de garder leurs chevaux et leurs armes.
Art.4.Chaque aga ou commandant engagera sa parole d'honneur de ne plus servir, le reste de la guerre, contre l'armée française, et de s'en retourner à sa maison, chez lui, en vivant en paix et ne prenant pas les armes contre l'armée française.
Art. 5. Chaque commandant de troupe fera jurer chaque soldat de ne pas porter les armes contre l'armée, et de s'en retourner chez lui, ou bien de prendre du service chez les pachas qui ne sont pas en guerre avec l'armée française.
Art. 6. La garnison d'El-A'rych ne passera ni par Jaffa, ni par SaintJean-d'Acre, mais s'en ira par Jérusalem et Damas. »

La question des armes posant toujours problème, Bonaparte, le 19, ne retint pas l’article 3 de l’offre précédente dans sa nouvelle proposition :
« Art. 1er. Le fort d'El-A'rych sera remis aux troupes françaises à quatre heures après midi.
Art. 2. La garnison se rendra, par le désert, à Bagdad, à moins qu'elle ne veuille aller en Egypte.
Art. 3. A quatre heures, il sera remis un état nominatif des agas, avec la promesse, pour eux et leurs troupes, de ne point servir dans l'armée de Djezzar-Pacha, ni de prendre la route de Syrie.
Art. 4. I1 sera accordé un sauf-conduit et un drapeau tricolore, avec lequel la garnison défilera.
Art. 5. Elle laissera tous les approvisionnements et autres effets qui se trouveraient dans le fort, ainsi que tous les chevaux. Il sera fourni quinze chevaux pour les chefs. Les autres chevaux seront fidèlement remis. »

Le 20, la brèche étant presque praticable, une dernière sommation fut lancée avant l’assaut. Cette fois-ci, les offres furent acceptées par cette réponse des principaux officiers du fort :
«Nous avons reçus la capitulation que vous nous avez adressée ; nous consentons à remettre entre vos mains le fort d'El Arish ; nous retournerons à Bagdad par le désert. Nous transmettons la liste des agas du fort, qui promettent, sous serment, tant pour eux que pour leurs soldats, de ne pas servir dans l'armée de Djezzar, et de ne pas rentrer dans la Syrie pendant un an, à compter de ce jour. Nous recevrons un sauf-conduit et un drapeau. Nous laisserons dans le château toutes les munitions qui s'y trouvent. La totalité des agas qui se trouvent dans le fort jure solennellement par N.S., Moïse, Abraham, par le prophète (auquel Dieu soit propice) et par le Qôran, d'exécuter fidèlement tous ces articles, et spécialement de ne point servir le Djezzar. Le très-haut et le prophète sont témoins de notre bonne foi. »


Ainsi, en 1812 face à Caulaincourt, puis en 1814 auprès d'Ebrington, Napoléon affirma que le serment ici formulé ne fut pas respecté par le fait que la garnison, au lieu de se rendre à Bagdad, vint renforcer les forces de Jaffa.
A noter que cette violation de la capitulation d’El-Arish n’avait été aucunement notifiée jusque là ni dans le rapport de Bonaparte au Directoire exécutif ni dans celui adressé au ministre de la Guerre par Berthier ou dans la Relation de ce dernier ; à moins que la sévérité vis-à-vis de ceux ayant « violé le droit de guerre » évoquée dans la lettre de Bonaparte à Ahmed Djezzar en date du 9 mars ne fasse référence à ce fait ; encore que l’exécution de l’envoyé de Bonaparte chargé de porter la sommation française au commandant de Jaffa puisse également faire l’affaire (c’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans la proclamation du Caire, de mars 1799, rapportée Abdel Rahman El-Gabarti).
On peut s’interroger sur ce silence long de treize ans.
Bourrienne (Mémoires) rejette le fait : « On s'est trompé, lorsqu'on a dit que la garnison de cette bicoque, renvoyée à condition de ne plus servir contre nous, s'est trouvée plus tard parmi les assiégés à Jaffa ».
Néanmoins, Beauharnais (Mémoires) confirme bien la présence d’anciens soldats de la garnison d’El-Arish au sein des défenseurs de Jaffa : « une grande partie de ces mêmes prisonniers provenaient de la garnison d'El-Arisch; ils avaient été renvoyés sur parole, et, selon les lois de la guerre, ils méritaient la mort », comme le général D…, supposé témoin de faits, dans sa note à Cadet de Gassicourt (Voyage en Autriche, en Moravie et Bavière: fait a la suite de l'armée pendant la campagne de 1809) : « des Turcs, appartenant à la garnison d'El-Arisch, qui avaient manqué à leur parole d'honneur » ; Richardot (Relation de la campagne de Syrie) : « on reconnaît parmi ceux-ci, et de leur aveu même, les soldats de la garnison d'El-Arisch, qui avaient été laissés libres, sur promesse de ne pas servir contre l'armée » ; Chalbrand (Les Français en Egypte ou Souvenirs des campagnes d’Egypte et de Syrie par un officier de l’expédition) : « Parmi ces prisonniers on en reconnut un grand nombre qui avaient été pris à El-Arich, et qu’on avait rendus à la liberté » ; ou Morier (Memoir of a campaign with the ottoman army in Egypt, from February to July 1800) :
« Quatre mille cinq cents hommes de la garnison avaient été faits prisonniers de guerre ; dans ce nombre étaient compris mille hommes qui avaient capitulé à El-Arish. On leur rappela qu'ayant été repris les armes à la main, ils avaient manqué à leur engagement ».


Des éléments de la garnison d’El-Arish semblent donc bien s’être trouvés parmi les prisonniers de Jaffa, mais peut-on les qualifier pour autant de parjures ? Comme vu plus haut, les clauses de la capitulation prévoyaient que les assiégés puissent partir avec leurs armes ; or, un désarmement fut bien opéré suite à la reddition :
« L'intention du général en chef est encore que vous choisissiez parmi les Arnautes tous les hommes de bonne volonté qui se présenteront, pour en former une compagnie, qui marchera à la suite de votre division. Vous ferez partir le restant le 7 au matin, après l'avoir désarmé. Vous leur direz qu'au lieu de se rendre à Bagdad le général en chef les autorise à se rendre à Damas, et de là à Alep. Vous laisserez les armes à tous les chefs; mais de manière, cependant, qu'il n'y en ait pas plus de vingt armés. »
(Bonaparte à Reynier, 22 février)

Ce désarmement est confirmé par Vertray (L'armée française en Égypte, 1798-1801 : journal d'un officier de l'armée d'Égypte) : « on les fit sortir comme prisonniers de guerre; ils furent désarmés sur les glacis du fort » ; et Laporte (Mon voyage en Egypte et en Syrie) : « la garnison du fort […] fut désarmée »

Pour François, Doguereau et Gerbaud, un tel désarmement constituait une infraction à la capitulation :
« Malgré la convention, les autres [ceux n’ayant pas intégré les rangs de l’armée française] sont désarmés et renvoyés chez eux. »
(François, Journal)

« [des habitants de Ramleh] nous apprirent aussi que la garnison faite prisonnière à El-Arich avait passé à Ramleh et s'en allait trouver Djezzar à Acre ; qu'ils avaient dit qu'ils ne tiendraient pas les articles de la capitulation, que nous avions violés les premiers en les désarmant »
Doguereau (Journal de l’expédition d’Egypte)

« Le reste [hormis les Egyptiens et les hommes incorporés à l’armée française] au nombre de 500 est gardé à El-Hariche pendant deux ou trois jours sans leur donner de pain. Réduits à brouter l'herbe. On les prévient qu'on va les désarmer. Quelques uns prennent encore parti avec nous au nombre de 30, le reste composé de Turcs, Arnautes, Barbaresques, est désarmé et conduit jusqu'à une lieue dans le désert avec un peu de pain. Grand murmure parmi eux sur cette infraction au traité. Leurs regrets de ne pas s'être ensevelis sous le fort. Les armes conservées aux chefs pour les préserver des Arabes. Le désarmement a été fait par le général Regnier. »

En somme, les premiers à avoir violé la capitulation d’El-Arish ne furent pas les Ottomans mais les Français. Le parjure tant mis en avant par Napoléon semble reposer sur des bases pour le moins tronquées.

Abordons à présent le nombre de ces fameux « parjures ».
Comme dit plus haut, Napoléon, lors de l’exil elbois, reconnut avoir fait fusillé 2 000 hommes à Jaffa, tous issus de la garnison d’El-Arish. Ce nombre est celui qui fut donné par Bonaparte au moment des faits à propos des fusillades des 8 et 9 mars. Comme certains témoins ont parlé de trois jours de tuerie (8, 9 et 10 mars), on peut cependant s’interroger si les 2 000 indiqués par Bonaparte dans ses lettres du 9 mars représentent un total définitif ou seulement un chiffre provisoire.
A titre d’information (les historiens s’accordent généralement sur un nombre entre 2 à 3000), voici les bilans rapportés par divers mémorialistes de la campagne de Syrie à propos des prisonniers massacrés à Jaffa :
-Chalbrand : 7 à 800
-Millet : 7 à 800
-Beauharnais : un peu plus de 800
-«Journal d'un dragon d'Egypte» : un peu plus de 1400
-Jacotin : 1493 (plus plusieurs chefs des canonniers)
-Lacorre : 1500
-Général D. : 1500
-Detroye : 2441
-Laporte : 2000
-Niello Sargy : 2000
-Krettly : 2000
-Miot : 2 à 3000
-Gerbaud : 2400
-Peyrusse : 3000
- «Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade » : 3000
-François : 3563
-Doguereau : 4000
-Bourrienne : 4000
-Malus : 4000
-Richardot : 4000 (Relation de la campagne de Syrie, spécialement des sièges de Jaffa et de Saint-Jean-d'Acre, par un officier d'artillerie de l'armée d'Orient, 1839) puis 3000 (Nouveaux mémoires sur l'armée Française en Égypte et en Syrie, ou la vérité mise à jour, 1848)
-Vigo-Roussilon : 6000

J’ouvre ici une parenthèse sur les fusillades de Jaffa. Pour François, les fusillés de Jaffa n’étaient pas tous des défenseurs de la ville :
« On mit en marche [avant de les passer par les armes] les prisonniers faits à Gaza, Ramleh et Jaffa »
De plus, à croire Bernoyer (Avec Bonaparte en Égypte et en Syrie, 1798-1800), on n’exécuta pas à Jaffa que des prisonniers de guerre
« Bonaparte, ayant été informé du trouble qui régnait dans le camp, à cause des femmes amenées par les soldats, ordonna que tous ceux qui en possédaient les conduisent à midi dans la cour du lazaret, sous peine d'une punition très sévère. Cet ordre fut exécuté très ponctuellement, d'autant que chacun croyait que ces pauvres créatures seraient renvoyées dans les ruines de la ville où elles pourraient se créer un asile. Mais une compagnie de chasseurs avait été convoquée pour les fusiller. »

Je ferme la parenthèse et aborde à présent les effectifs de la garnison d’El Arish.
Selon le rapport du 13 mars au Directoire exécutif, Bonaparte indique ceci à la fin du siège : « Nous avons trouvé à El-Arich […] 500 Albanais, 500 Moghrebins, 200 hommes de l'Anatolie et de la Caramanie. Les Moghrebins ont pris service avec nous ; j'en ai fait un corps auxiliaire. »

Dans sa lettre à Dugua (20 février), le général en chef de l’armée d’Orient précise le nombre de Maghrébins enrôlés : « 3 ou 400 ».
Outre les blessés restés dans le fort et la compagnie d’Arnautes affectée à la division Reynier, si on s’en tient aux chiffres donnés par Bonaparte au moment des faits, ce sont donc environ 8 à 900 hommes qui quittèrent le fort d’El-Arish suite à la capitulation.

On n’est donc encore bien loin du chiffre des 2 000 fusillés donné à Ebrington. A quoi, il faut ajouter une autre considération de taille : si la garnison d’El Arish (hormis les éléments rentrés en Egypte ou amalgamés à l’armée française) a bien rejoint dans sa totalité les défenseurs de Jaffa, comment imaginer que l’ensemble de ces hommes n’aient subi aucune perte au cours du siège, de l’assaut et des combats de rues ? pertes, concernant la garnison de Jaffa, évaluées à 50 % dans les lettres de Bonaparte à Reynier et Kléber, le surlendemain de l’assaut.

Les anciens défenseurs d’El Arish ne pouvant constituer qu’une minorité parmi les prisonniers passés par les armes ; en affirmant à Ebrington que les « 2000 » fusillés de Jaffa étaient les parjures d’El-Arish (outre tout ce que j’ai pu dire sur ce soi-disant « parjure »), Napoléon mentait donc effrontément.

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" Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)


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Message Publié : 14 Mars 2015 11:01 
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Fustel de Coulanges
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Le mensonge allait se poursuivre et évoluer…

Lors de l’exil hélènien, Napoléon, évoquant à nouveau l’ouvrage de Wilson, aborda avec le chirurgien britannique Warden la question des prisonniers de Jaffa :
« Je vais vous raconter toutes les particularités relatives au combat d'El Arish, et à la garnison de Jaffa. Vous avez lu, sans doute, que j'avais fait fusiller les Turcs faits prisonniers à Jaffa.
-Oui, répliquai-je, j'ai souvent entendu parler en Angleterre de ce massacre; ce fut dans le temps le sujet général des entretiens: et on en parlait avec tout l'horreur et le mépris que tout anglais ne manque jamais d'éprouver pour des actes de cette nature.
Alors il continua en ces termes:
« A l'époque en question, le général Desaix était demeuré dans la Haute-Egypte, et Kléber dans le voisinage de Damiette. J'avais quitté le Caire, et traversé le désert d'Arabie, pour pouvoir opérer ma jonction avec l'armée du dernier à El Arish. La ville fut attaquée, et capitula. Plusieurs des prisonniers furent reconnus pour être des montagnards, habitant le Mont-Tabor, et principalement Nazareth. Ils furent élargis de suite, avec invitation de retourner paisiblement dans leurs foyers : en même tems, on leur recommanda de faire connaître à leurs compatriotes, les Naplousains, que les Français n'étaient plus leurs ennemis, à moins qu'ils ne fussent trouvés en armes et servant d'auxiliaires au Pacha. Ensuite l'armée continua sa marche vers Jaffa. Gaza se trouvait sur la route. Cette ville au premier aspect, paraissait très forte, et la garnison était considérable. La place fut sommée de se rendre : mais à peine l'officier parlementaire, porteur du drapeau blanc, eut dépassé les murailles, qu'on lui coupa la tête, qui fut aussitôt placée sur un pieu, et exposée insolemment aux regards de l'armée française. A cet aspect horrible et inattendu, l'indignation des soldats ne connut plus de bornes : ils devinrent furieux, et demandèrent avec l'impatience la plus vive, de monter à l'assaut; dans de telles circonstances, je n'hésitai pas à l'ordonner. L'attaque fut terrible; et je n'ai jamais vu de lutte plus sanglante. Enfin nous prîmes la place; et il fallut employer tous mes efforts et toute mon autorité pour arrêter la rage des soldats. J'y parvins néanmoins, et la nuit mit fin au massacre. Le lendemain au lever du soleil, il me fut fait rapport que 500 hommes pour la plupart Naplousains, qui avaient dernièrement fait partie de la garnison d'El-Arish, et que j'avais laissés aller quelques jours auparavant à condition qu'ils retourneraient chez eux, avaient été trouvés et reconnus parmi les prisonniers. Quand je fus certain de l'exactitude de ce rapport, je donnai de suite l’ordre de fusiller ces cinq cent hommes. »

Dans tout le cours de cette conversation, il parut avoir extrêmement à cœur de me convaincre de la vérité de toutes les parties de sa narration, et il s'interrompit continuellement en me demandant si je le comprenais bien. Il montra, cependant, beaucoup de patience à l'égard des observations par lesquelles j'exprimais les doutes que je conservais touchant divers points du sujet que nous traitions, ou lorsque je lui communiquais sans détour les rapports défavorables qui avaient circulé à son sujet en Angleterre. Quand je paraissais embarrassé pour trouver une réponse, il me laissait le temps de réfléchir: et je ne pus m'en prendre qu'à moi de n'avoir pas une connaissance plus exacte des évènements de la période qui faisait le sujet de notre entretien, ce qui lui aurait donné lieu d'entrer dans les développements les plus étendus. »
Warden (Correspondance de Guillaume Warden, chirurgien, à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique le Northumberland qui a conduit Napoléon Buonaparte à l'isle de Sainte-Hélène)


Napoléon venait ici de diviser par quatre le nombre des fusillés qu’il avait reconnu quelques mois plus tôt…
Le mensonge apparaît ici bien plus en conformité avec l’effectif de garnison ayant quitté El-Arish, mais peu en phase avec les 2000 fusillés annoncés dans ses lettres de l’époque.

Warden revint en Angleterre en mai 1816 et écrivit son ouvrage. Le 6 mars suivant, à la demande de Lowe, le médecin O’Meara offrit à l’Empereur un exemplaire du livre en question. Quatre jours plus tard, Napoléon aborda en ces termes la manière dont Warden avait dépeint les exécutions des prisonniers de Jaffa :
« Ce qu'il dit des prisonniers de Jaffa est également inexact. Ils furent conduits jusqu’à douze lieues dans la direction de Bagdad, et non vers Nazareth. C'étaient des Maugrabins des environs d'Alger, et non pas des naturels du pays qu’il cite. »
(O’Meara, Napoléon dans l’exil)

En somme, le récit n’est ici corrigé que par des détails. Mécontent globalement de la prose de Warden, Napoléon dicta cependant dès le 13 mars sa réponse à Bertrand au travers des « Lettres du Cap », supposées écrites par un capitaine de vaisseau de passage à Sainte-Hélène. S’il y évoqua Jaffa, l’Empereur ne dit mot sur les prisonniers massacrés.

Outre l’ouvrage de Wilson qui avait suscité à l’origine la conversation avec Warden, la seconde édition du livre de Miot, « Mémoires pour servir à l’histoire des expéditions en Egypte et en Syrie », attira également à Sainte-Hélène l’attention de l’Empereur.
Sortie en 1814, cette deuxième édition faisait suite comme dit plus haut à celle, bien plus policée, publiée en 1804. Napoléon la parcourut rapidement le 21 juillet 1816 et en tira ce commentaire :
« Un petit échappé du collège, à ce qu’il paraît, n’entendant rient à ce qu’il décrit, ne sachant que faire quelques phrases, et voulant sans doute gagner quelque argent, frère pourtant de quelqu’un que j’ai comblé, qui faisait partie de mon Conseil d’Etat, vient de publier sur [« sa pointe sur Saint-Jean-d’Acre »] quelque chose qui m’a passé aujourd’hui sous les yeux, et qui m’irrite par sa niaiserie et la mauvaise teinte qu’il essaie de répandre sur le gloire et les travaux de cette armée, etc. »
(Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)

Le 9 janvier 1817, l’ouvrage de Miot fut à nouveau commenté. Montholon (Récits de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène) nous dit ceci à ce sujet :
« Des journaux, des brochures et des lettres d'Angleterre, arrivés par la voie du Cap, firent, pour quelque temps, diversion à ces pénibles discussions. L'ouvrage de M. Miot, sur la campagne d'Egypte, attira l'attention de l'Empereur, ainsi que des articles du Quarterly-Review […]. L'accusation d'avoir fait fusiller 1 500 prisonniers […] l'indigna. »

Montholon faisait ici sans doute référence au volume 13 du Quarterly-Review (avril-juillet 1815) où la deuxième édition de l’ouvrage de Miot était présentée. Les passages du livre en question repris pour l’occasion s y étaient accompagnés de violents commentaires :
« Quand le premier compte-rendu de ce massacre a été publié par Sir Robert Wilson, beaucoup de personnes ont douté, et pas un peu ont refusé de le croire. Ils ont trouvé cela trop monstrueux pour être vrai ; et ils ont été renforcés dans cette incrédulité en se souvenant que lorsque la Convention national avait voté un décret refusant la grâce aux Britanniques et aux Hanovriens, les armées avaient refusé d’obéir. Buonaparte, qui fit de cette publication de Sir Robert Wilson une des ces plaintes contre le gouvernement anglais, est maintenant connu pour avoir, durant son exil à Elbe, admis les actes atroces dont cet officier l’accusait, et de les avoir justifiés par la nécessité : l’excuse du diable. Sir Robert Wilson, comme M. Miot, trouve une excuse pour les soldats qui ont été employé à ce service damné.
[…]
Il est en effet certain que quelque soit la culpabilité attachée aux instruments du massacre, elle est essentiellement et exclusivement attachée à Buonaparte lui-même ; Buonaparte qui, au moment même où il se résolvait à ordonner le massacre, lançait des proclamations dans lesquelles il promettait d’être clément et charitable à l’exemple de Dieu ! Il est des actes de criminalité si noire pour être au-delà de toute rédemption terrestre.
[…]
Les actes à venir de Buonaparte seraient aussi bons qu’ils ont été méchants, le massacre de Jaffa garderait sur sa mémoire une tache de culpabilité ineffaçable, une infamie qu’aucune série de victoires, qu’aucune gloire, qu’aucun pouvoir ou domination, qu’aucun lapse de temps ne pourrait faire disparaître : l’acte ne pourrait jamais être réparé »


Le 23 janvier suivant, ce fut au tour d’O’Meara d’aborder auprès de Napoléon l’affaire du massacre des prisonniers Jaffa telle que décrite dans l’ouvrage de Miot :
« J’ai demandé à l’Empereur s’il n’avait jamais lu l’ouvrage de Miot sur l’expédition d’Egypte.
« Quoi, le commissaire ? a-t-il dit. Je crois que Las Cases me l’a donné ; d’ailleurs, il a été publié de mon temps. »
Il m’a prié alors de lui apporter l’exemplaire que j’avais, pour les comparer.
« Miot, a-t-il repris, était un polisson que j’ai tiré de la boue ainsi que son frère. Il assure que je l’ai menacé pour avoir écrit son livre, ce qui est faux. J’ai dit une fois à son frère qu’il aurait bien pu ne pas publier des mensonges. C’était un homme qui tremblait toujours de peur. Que dit-il […] des prisonniers de Jaffa ? »
J’ai répondu […] qu’il assurait positivement qu’il (Napoléon) avait fusiller de trois à quatre mille Turcs, quelques jours après la prise de Jaffa.
« Il n'est pas vrai, a répliqué l'Empereur, qu'il y en eut tant. J'ai donné l’ordre d'en fusiller environ mille ou douze cents, ce que l' on fit. La raison était qu'on avait reconnu, dans la garnison de Jaffa, un certain nombre de Turcs que j'avais pris peu de temps auparavant à El-Arish, et envoyés à Bagdad sur leur parole de ne pas servir contre moi pendant un an. Je les avais fait escorter l'espace de douze lieues par une division de mon armée. Mais au lieu de se rendre à cette ville, ils se jetèrent dans Jaffa, le défendirent jusqu' à la dernière extrémité et furent cause que je perdis, avant de m’en emparer, un grand nombre de braves soldats qui n’auraient pas péri si ces Turcs n’eussent renforcé la garnison de la place. De plus je leur envoyai un parlementaire, avant l'attaque. Nous vîmes sa tête hissée au bout d’une perche sur les murailles. Si je les eusse épargnés de nouveau, te renvoyés sur leur parole, ils seraient allés directement à Saint-Jean-d’Acre, où ils auraient joué la même scène qu’à Jaffa. Le salut, la vie de mes soldats me le défendait, car tout général doit se considérer comme père de ses troupes, et considérer celles-ci comme ses enfants. Les faire garder par une portion de mon armée, déjà réduite et affaiblie par la perfidie de ces misérables, était impossible. En effet, si j’avais agi autrement, cela aurait probablement causé la destruction entière de mon armée.
Ainsi, me prévalant du droit de la guerre qui autorise la mort de prisonniers fait en de telles circonstances ; indépendamment du droit que me donnait la prise de cette ville par assaut et celui de représailles, j'ordonnais que les prisonniers faits à El-Alrish, qui, au mépris des conditions de capitulation, avaient été trouvés les armes à la main contre moi, seraient choisis et fusillés. Le reste, qui se montait à un nombre considérable, fut épargné. Je ferais la même chose demain, comme le ferait Wellington ou tout autre général commandant une armée en de pareilles circonstances. »
(O’Meara, Napoléon dans l’exil)

La valse des chiffres se poursuivaient : 2000 prisonniers en 1814, 500 en 1815, 1000 à 1200 à présent, en 1817…
Un point restait cependant constant : les fusillés étaient tous des « parjures » d’El-Arish. Napoléon continuait donc à draper ses mensonges avec les lois de la guerre.

Finalement, puisqu’il ne s’agissait jusque là que d’entretiens, l’Empereur dicta lui-même à Bertrand la version qu’il voulait laisser à la postérité. L’ouvrage parut en 1847 sous le titre de « Campagnes d’Egypte et de Syrie, 1798-1799 ».
« Le 6 mars, les batteries firent une salve de deux coups par pièce, après quoi le général Berthier envoya au commandant de Jaffa un parlementaire chargé de lui dire : « Dieu est clément et miséricordieux. Le général en chef Bonaparte me charge de vous faire connaître que Djezzar-Pacha a commencé les hostilités contre l'Égypte en envahissant le fort d'El-Arich; que Dieu qui seconde la justice a donné la victoire à l'armée française, et qu'elle a repris ce fort; que c'est par suite de cette opération que le général en chef est entré dans la Palestine, d'où il veut chasser les troupes de Djezzar-Pacha qui n'aurait jamais dû y entrer; que la place est cernée de tous côtés; que les batteries de plein fouet à bombes et à brèche vont en deux heures en ruiner les défenses; que le général en chef Bonaparte est touché des maux qui affligeraient la ville entière si elle était prise d'assaut; qu'il offre sauvegarde à la garnison, protection à la ville, qu'il retarde en conséquence le commencement du feu jusqu'à sept heures du matin. » L'officier el le trompette furent reçus; mais au bout d'un quart d'heure, l'armée vit avec horreur leurs têtes au bout de piques, plantées sur les deux plus grandes tours, et leurs cadavres jetés du haut des murailles au pied des batteries de brèche. On commença le feu des batteries; celle de brèche fit tomber le pan de la tour qu'elle battait, la brèche fut reconnue praticable; le chef de bataillon du génie Lazowzky avec vingt-cinq carabiniers, quinze sapeurs et cinq ouvriers d'artillerie, fit le logement et déblaya le pied de la brèche. Le 22e d'infanterie légère était en colonne derrière un pli du terrain qui servait de place d'armes. Il attendait le signal pour monter à la brèche. Le général en chef était debout sur l'épaulement de la batterie, indiquant du doigt au colonel Lejeune, de ce régiment, la manœuvre qu'il devait faire, lorsqu'une balle de fusil jeta son chapeau par terre, passa à trois pouces de sa tête et renversa raide mort le colonel qui avait cinq pieds dix pouces. « Voilà la seconde fois, depuis que je fais la guerre, dit le soir le général en chef, que je dois la vie à ma taille de cinq pieds deux pouces.» Le général Lannes se mit à la tête du 22e et fut suivi par les autres régiments de la division; il franchit la brèche, traversa la tour, s'étendit de droite et de gauche, le long de la muraille, et s'empara de toutes les tours; il parvint bientôt à la citadelle qu'il occupa. La division Bon qui avait été chargée de faire une fausse attaque sur la droite, monta sur les remparts avec des échelles, aussitôt que le désordre fut parmi les assiégés. La fureur du soldat était à son comble, tout fut passé au fil de l'épée; la ville, ainsi au pillage, éprouva toutes les horreurs d'une ville prise d'assaut. La nuit survint. Sur le minuit, on fit publier un pardon général, en exceptant ceux qui avaient fait partie de la garnison d'El-Arich [lors du siège, les défenseurs de Jaffa avaient opéré deux sorties qui furent repoussées. A cette occasion, les Français firent des prisonniers : « Parmi les prisonniers, il se trouva trois Albanais de la garnison d'El-Arich, qui donnèrent la nouvelle que toute cette garnison s'était rendue dans la ville de Jaffa, violant la capitulation et son serment »]. On défendit aux soldats de maltraiter qui que ce fût; on parvint à faire cesser le feu, on plaça des sentinelles aux mosquées, où s'étaient réfugiés les habitants, à divers magasins et établissements publics. On ramassa les prisonniers et on les parqua hors des murailles; mais le pillage continua; ce ne fut qu'au jour que l'ordre fut entièrement rétabli. Il se trouva deux mille cinq cents prisonniers dont huit à neuf cents hommes de la garnison d'El-Arich. Ces derniers, après avoir juré de ne pas rentrer en Syrie avant une année, avaient fait trois journées dans la direction de Bagdad; mais depuis, par un crochet, s'étaient jetés dans Jaffa. Ils avaient ainsi violé leur serment; ils furent passés par les armes. Les autres prisonniers furent renvoyés en Egypte avec les trophées, les drapeaux, etc. Abdallah s'était caché et déguisé sous le costume d'un père de la Terre-Sainte; il sortit de Jaffa, arriva à la tente du général en chef et se jeta à ses genoux. Il fut traité aussi bien qu'il le pouvait désirer. Il rendit quelques services et fut envoyé au Caire. Sept cents chameliers, domestiques et soldats étaient Égyptiens, ils se réclamèrent avec confiance des cheykhs et furent sauvés. En se jetant aux pieds des soldats, ils s'écriaient: « Mesri Mesri, » [« Egypte, Egypte »] comme ils auraient dit: «Français, Français. » Arrivés en Egypte, ils se louèrent du respect dont ils avaient été l'objet, aussitôt qu'il avait été connu qu'ils étaient Égyptiens. Cinq cents soldats de la garnison parvinrent à se soustraire à la fureur du soldat, en se faisant passer pour habitants. Ils reçurent depuis des saufs-conduits pour aller au delà du Jourdain. »

8 à 900 parjures d’El-Arish fusillés en conformité avec les lois de la guerre, et 2 100 à 2 200 prisonniers épargnés et libérés.
Les 2000 fusillés des lettres du 9 mars 1799 et le désarmement ordonné le 27 février en violation de la capitulation d’El-Arish n’étaient plus qu’un lointain souvenir, et l’estimation des épargnés une bien étonnante nouveauté, puisque dans le rapport du 13 mars 1799, Bonaparte ne parlait que 900 à 1000 personnes renvoyées en Egypte, à Damas et Alep…

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:02 
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Si l’histoire, aux yeux de Napoléon, devait se contenter de cette version mensongère, on peut tout de même s’interroger sur ce qui fut dit à la troupe, au moment des faits, pour justifier les massacres.
Si prétendre en effet que les centaines de prisonniers destinés à être exécutés étaient tous issus de la garnison d’El-Arish pouvait sans doute leurrer bien des lecteurs du XIXe, un tel tour de passe-passe aurait laissé bien dubitatifs les soldats de l’armée d’Orient.


Les mémorialistes, quand ils s’attachèrent à le faire, justifièrent les exécutions de différentes manières :
Comme dit plus haut, la mort se justifiait pour les prisonniers accusés de parjures ; mais qu’en est-il des autres (soit le majorité des prisonniers), si tant est que l’on eût pu opérer un tri ?

Certains ont avancé que les fusillades pouvaient être vues comme de légitimes représailles :
« [L’armée] savait qu'en Egypte il fallait faire guerre à mort. Elle avait vu, dès sa première marche d'Alexandrie au Caire, massacrer sans pitié tous les Français qui, blessés ou non, ne pouvaient suivre. Vivant en Orient, nous avions adopté les mœurs de l’Orient. »
(Vigo-Roussillon)

« Bonaparte se décida à donner cet ordre rigoureux sur différents motifs: […]
2. Sur ce que les Turcs ne faisaient jamais de prisonniers, et qu'ils avaient égorgé plusieurs de nos détachements;[…]
4. En représailles du traitement qu'ils avaient fait subir à un détachement de 25 dragons du 3e régiment, qu'ils avaient assassinés impitoyablement. L'officier seul fut sauvé par les soins de sir Sidney Smith. »
(Général D.)

« On rappela toutes les cruautés que les Turcs et les Arabes exerçaient journellement sur les Français qui tombaient entre leurs mains. »
(Laporte)


Avant toute chose : un point sur le détachement du 3e Dragons. Il est cocasse de mettre en avant le triste sort de ces hommes concernant Jaffa puisque l’affaire eut lieu le 13 mars (ou le 14 selon un premier rapport rédigé au moments des faits) soit plusieurs jours après les massacres.
De retour en France, le sous-lieutenant Delesalles (qui dut effectivement la vie à Smith) publia sous souvenirs dans « Cent heures d'agonie, ou Relation des aventures d'Augustin Delesalle, sous-lieutenant au 3e Régiment de Dragons, fait prisonnier par les Arabes, en Syrie, le 23 ventôse an VII ». Il y dit ceci :
« La troupe se rangea autour de moi ; tout à coup son chef me fit incliner la tête à plusieurs reprises, en tirant son sabre, qu'il agitait d'une façon peu rassurante pour moi, en prononçant : Jaffa, Jaffa, Marasthe, avec l'expression de la plus profonde indignation ; je soupçonnai qu'il voulait sans doute parler de la ville de Jaffa dont nos troupes s'étaient emparées, et dont les habitants avaient éprouvé le sort d'une ville prise d'assaut. Cette place n'était qu'à six lieues de nous; le souvenir des traitements qu'avaient éprouvés les Arabes le disposait peu en ma faveur. »

Rejetons donc cet argument.
Pour le reste, l’armée Français en Syrie, comme en Egypte, connut en effet les horreurs de la guerre (s’apparentant aussi au brigandage) que menaient les « Arabes bédouins », harcelant les arrières et tombant sur les détachements isolés.
Le capitaine Gerbaud se fit d’ailleurs l’écho de ce genre d’attaque alors que le siège de Jaffa était entamé : « Le convoi de la cavalerie allant chercher des vivres a été attaqué par 200 Arabes, a perdu 10 ou 12 hommes et 15 chameaux. »
Le sort réservé à ce genre de « combattants » est tout entendu pour François :
« Les hordes d’Arabes bédouins qui harcelèrent nos colonnes en Egypte continuent le même manège en Syrie, mais avec moins d’audace, car ils commencent à nous connaître. Ils rôdent nuit et jour à une certaine distance de nos colonnes et autour de nos bivouacs. Bonaparte a renouvelé les ordres précédemment donnés. Comme toujours, les divisions bivouaquent en carré. Au milieu se trouvent les chevaux et les bagages ; mais telle est l’audace et l’adresse extraordinaire des ces brigands du désert, que nos précautions ne nous garantissent point toujours de leurs entreprises. Il faut organiser des détachements permanents pour leur donner la chasse le jour comme la nuit. Aussi, quand nous en prenions, nous ne leur faisions point grâce. Ils étaient fusillés ou passés par nos baïonnettes, qui étaient aiguisées de la pointe à la douille. »

Parallèlement, que pouvaient reprocher, sur ce point, les soldats de l’armée d’Orient aux prisonniers de la garnison de Jaffa ?
Outre l’émissaire d’origine étrangère porteur de la sommation française décapité et dont la tête fut portée sur les remparts, on peut citer cette bravade relatée par Gerbaud :
« Intrépidité d'un Mograbin qui coupe la tête à un sergent de la 32e qu'il avait tué, sous le feu de 10 volontaires qui tirent sur lui à bout portant. Après l'avoir coupée, il la montre comme un trophée et se retire à travers une grêle de balles sans être atteint. « Une autre tète coupée le matin à la division Lannes »

Pourtant de tels faits pouvaient-ils justifier l’exécution de centaines de prisonniers de guerre ? S’il faut croire que les massacres répondaient à une légitime volonté de vengeance, on peut alors s’interroger sur les sentiments qui animèrent certains officiers supérieurs et la troupe au moment où tombèrent les ordres :
« Quelques colonels, et entre autres Boyer, refusèrent de se charger de l'exécution d'un pareil ordre, qui fut enfin rempli, fort à contre-cœur sans doute, par le colonel d'Armagnac, commandant le 32e régiment
[…]
Nos soldats ne l'exécutèrent qu'en murmurant. »
(Beauharnais)

« L'armée obéit, mais avec une sorte de dégoût et d'émoi »
(Vigo-Roussillon)

« Ces considérations [violation de la capitulation d’El-Arish, représailles vis-à-vis de soldats qui ne faisaient pas de prisonniers, impossibilité de faire escorter les prisonniers] ne parurent pas suffisantes pour justifier un ordre aussi cruel, qui fut blâmé hautement par l'armée.
[…]
Plusieurs officiers refusèrent d'exécuter cet ordre, particulièrement l'adjudant-général le Turq »
(Général D.)

« [Bonaparte] prit sur lui, malgré plusieurs avis contraires, de donner l'ordre de les fusiller.
(Niello-Sargy)

« La garnison de Jaffa fut passée au fil de l'épée après avoir été trois jours admise à une sorte d'hospitalité dans notre camp.
Le général Berthier ayant remontré à Bonaparte l'inhumanité de cet ordre:
- Tenez, dit-il à Berthier en lui montrant un couvent de capucins, entrez-là et si vous m'en croyez n'en sortez jamais; allons monsieur le major-général, faites exécuter mes ordres, entendez-vous ?
Et les ordres furent exécutés. »
(Desgenettes, « souvenirs d'un médecin de l'expédition d'Egypte »)

« Cette terrible exécution […] fit une pénible impression sur l’armée. »
(Chalbrand)

[L’exécution des prisonniers de Jaffa] fit murmurer l’armée qui savait se battre loyalement contre un ennemi armé qui opposait de la résistance, mais qui n’avait jamais lâchement assassiné des hommes sans défense, prisonniers et livrés à notre merci, sur la parole qu’on leur avait donnée qu’ils seraient prisonniers
[…]
[Durant un conseil de guerre, on s’]occupa du sort de ces malheureux qui tous cruels qu’ils étaient naturellement dans leurs usages de faire la guerre ne faisaient jamais de prisonniers, excitaient cependant dans la position où ils se trouvaient la pitié, surtout la vie leur ayant été promise la veille
[Certains officiers supérieurs] furent d’avis qu’il fallait tenir la parole donnée, que puisqu’on leur avait laissé l’existence au moment du combat, à plus forte raison, on devait observer la foi promise, qu’agir autrement c’était aller contre les usages de la guerre et se couvrir de honte. »
(Laporte)


A noter que ces réflexions permettent de relativiser grandement les Mémoires de Bourrienne, où ce dernier n’hésite pas à dire que la troupe aurait pu se révolter si les prisonniers n’avaient pas été mis à mort :
« Il n'était question que de l'insuffisance des rations, des plaintes des soldats, de leurs murmures et de leur mécontentement de voir leur pain donné à des ennemis soustraits à leur légitime vengeance, puisque un arrêt de mort, conforme aux lois de la guerre, avait frappé Jaffa. Tous ces rapports étaient alarmants, surtout ceux du général Bon, qui gardait peu de mesure. Il ne s'agissait pas moins que de la crainte d'une révolte, que l'on justifiait par la gravité des circonstances.
[…]
Les murmures augmentaient dans le camp, le mal allait en croissant, le remède paraissait impossible, le danger était réel et imminent. »


Pour revenir sur le désir de vengeance, même si ce sentiment, dans le cadre d’un conflit bien loin de cette Europe où on pouvait encore s’attacher aux lois dites de la guerre, a pu d’une certaine manière jouer ; d’autres considérations furent mises en avant, puisque, malgré les réticences de la troupe, la mise à mort des prisonniers apparut comme une nécessité :

« [L’exécution] fut alors justifiée de plusieurs manières, et surtout par une impérieuse nécessité »
(Beauharnais)

« La guerre a des extrémités atroces, et c’est dans le développement de ce fléau que reçoit son application la terrible maxime : Nécessité contraint la loi. »
(François)

« L’instinct de ma conservation dut l’emporter sur l’humanité même. »
(Krettly)

« Il ne restait donc qu'un parti qui conciliât tout ; il était affreux, et cependant on se crut à ce qu'il paraît obligé de le prendre. »
(Miot)

« Il fallait être là, pour bien apprécier cette horrible nécessité. »
Bourrienne)

« Cette action commandée par la plus impérieuse nécessité »
(Laporte)

« Le salut de l'armée avant tout »
(Richardot)

« Cette terrible exécution, quoique expliquée, sinon justifiée par la nécessité et les lois de la guerre. »
(Chalbrand)

« On fut forcé à cette horrible mesure »
(Doguereau)

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:03 
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Quelles furent donc les options envisagées, qui une fois toutes rejetées (je ne parle pas ici des hommes désignés comme «parjures » et dont le sort était bien moins problématique), amenèrent Bonaparte à ordonner de fusiller les prisonniers de guerre de Jaffa ?

Les maintenir emprisonner sur place était-il envisageable ?

« Les renfermer dans Jaffa, c'était, sans détruire le premier inconvénient, faire naître celui de la possibilité d'une révolte, vu le peu de monde qu'on pouvait laisser pour garder la place. »
(Miot)

« [Le général en chef exposa] qu'en les laissant à Jaffa, c'était laisser des ennemis sur les derrières de l'armée. »
(Niello-Sargy)

« On opposa que si on les gardait prisonniers, ce serait un grand embarras pour l’armée, qu’on n’avait point d’établissement assez vaste pour les y enfermer. »
(Laporte)

« Les garder ? Ce moyen n'est pas plus praticable. »
(Richardot)

J’ignore les possibilité de la place de Jaffa en terme de bâtiments susceptibles de servir de prisons à un tel nombre d’hommes. En revanche, il est certain que le port de Jaffa était une place de toute première importance dans le cadre du siège d’Acre, et que sa sécurité était une impérieuse nécessité ; il est également plus que probable que Bonaparte tenait à ne se passer que du minimum de ses soldats afin d’optimiser ses chances de remplir les objectifs de la suite de la campagne, en l’occurrence : prendre Acre et faire face à l’armée ennemie venant de Damas ; en rien une mince affaire.

Abordons donc ici la question des effectifs.
Berthier dans sa Relation élève les forces de l’armée chargée de mener la campagne de Syrie à 12 945 hommes.
Question pertes, il est difficile d’y voir clair. Dans son rapport du 13 mars, Bonaparte parle pour l’ensemble des combats du début de la campagne (prise du village d'El-Arish, attaque du camp près d'El-Arish, siège du fort d'El-Arish, combat de Gaza, siège et assaut de Jaffa) de 50 morts et 200 blessés. Un tel bilan semble cependant en dessous de la vérité. Ainsi, par exemple, Larrey nous dit ceci (Relation historique et chirurgicale de l'expédition de l'armée d'Orient en Egypte et en Syrie) à propos du seul assaut de Jaffa : « La prise de [Jaffa] nous donna deux cent quarante-deux blessés, non compris ceux du siége. »
A titre d’indication, Lacorre, pour le siège d’El-Arish, la prise du camp à proximité de ce fort, le siège et l’assaut de Jaffa, donne 600 hommes tués ou blessés.

A ces pertes doivent également s’ajouter celles liées à la pénibilité des marches, aux manques de subsistances et aux maladies, notamment la peste.
Miot : « L'armée affaiblie déjà par les pertes des siéges d'El-Arich et de Jaffa, l'était encore par des maladies dont les ravages devenaient de jour en jour plus effrayants »
D'après Desgenettes (Histoire médicale de l'armée d'Orient), alors que Jaffa venait tout juste de tomber, 22 « fiévreux », s’ajoutant au 9 de veille, entraient à l’ambulance de Yassour. Ce même jour, 5 mouraient. Au total, du 6 au 9 mars, 14 malades allaient trouver la mort.
Si le mot « peste » ne fut pas prononcé à dessein dans un premier temps, ces fièvres mortelles ne pouvaient que susciter l’inquiétude. Il est cependant difficile d’apprécier le poids de la peste dans le choix de Bonaparte de se débarrasser de ses prisonniers ; les mémoires que j’ai pu consulter ne mettant pas en avant directement cette maladie pour justifier les exécutions.
A l’heure de Jaffa, l’épidémie n’en était qu’à son commencement (le 16 mai suivant, on comptait aux hôpitaux de Haïffa et du Mont Carmel 222 « fièvreux ») et l’armée n’avait finalement subi au combat que des pertes sensibles. En somme, les effectifs avaient été réduits mais pas de manière à mettre en cause la suite d’une campagne que Bonaparte n’a jamais envisagé de stopper à Jaffa.
Un mois plus tard, le 8 avril, alors que le siège d’Acre était entamé depuis près de trois semaines et que l’armée de Damas n’avait pas encore été étrillée, Bonaparte se montrait confiant et confiait à Marmont son espérance d’être de retour en Egypte le mois suivant, et « avoir fini toute [l’]opération en Syrie »

Pour revenir aux ordres d’exécution, je ne suis pas en mesure de dire si les affaiblissements en terme d’effectifs subis par l’armée française mettait véritablement en péril la suite de la campagne en cas de garde des prisonniers ; en revanche, je n’arrive pas imaginer que Bonaparte ait pu espérer mener son armée jusque sous les murs d'Acre sans faire de prisonniers (avec tout ce que cela comporte d’obligations).


Autre problématique : Emmener les prisonniers avec le reste de l’armée remédiait-il les problèmes, jugés insolubles, que posait le fait de garder les prisonniers à Jaffa ?

« D’un autre côté, la rareté des vivres, la difficulté de s’en procurer dans un pays ennemi et d’en faire venir à travers le désert augmentait la difficulté de transport de ces prisonniers sous les murs de Saint-Jean-d’Acre.
[…]
Vu notre position, sans vivres, combattant journellement, comment aurions-nous pu garder, avec moins de 1 100 hommes, des milliers de prisonniers mourant de faim
(François)

« Les garder ? Ce moyen n'est pas plus praticable. »
(Richardot)

« Mais si on les incorporait, désarmés, dans nos troupes entre les soldats ?
Ici se représentait dans toute sa force la question des vivres. Venait ensuite le danger de pareils camarades sur une route ennemie. Qu'arriverait-il dans le cas d'un combat avant SaintJean-d'Acre ? savait-on bien ce qui se passerait sur la route ? et puis, qu'en faire au pied des remparts de cette ville, si l'on pouvait les y conduire ? les mêmes embarras de vivres, de sûreté, s'accroîtraient encore »
(Bourrienne)

« Nourrir les prisonniers de Jaffa en les gardant avec nous, était non-seulement accroître nos besoins, mais de plus nous donner une gène constante dans nos mouvements »
(Miot)


Traîner une telle masse d’hommes pouvait logiquement entraîner une gêne réelle dans la manière de mener les opérations que devait accomplir l’armée d’Orient dans la suite de la campagne.

Si on ne pouvait pas les emmener, ni les laisser à l’arrière, pouvait-on alors les éloigner du théâtre d’opérations et leur faire quitter la Syrie ?

« On n'aurait pu sans danger, les envoyer en Egypte, car il aurait fallu, pour les y conduire, affaiblir le corps expéditionnaire, du tiers au moins de son effectif; parce que les troupes que l'on y avait laissées auraient été insuffisantes pour les garder, en présence d'une immense population hostile. »
(Vigo-Roussillon)

« Les renvoyer en Egypte, c'était s'obliger à faire un détachement considérable, qui réduirait de beaucoup les troupes de l'expédition »
(Miot)

« Faut-il les renvoyer en Egypte ? Le peut-on ?
Mais il faudra leur donner une nombreuse escorte, et notre petite armée au milieu d'un pays ennemi en sera trop affaiblie. »
(Bourrienne)

«Faut-il les renvoyer en Egypte ? [...] par terre une nombreuse escorte aurait trop affaibli l'armée. »
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

« Bonaparte se décida à donner cet ordre rigoureux […] sur l'embarras et même l'impossibilité de les faire escorter »
(Général D, cité par Cadet de Gassicour)

« [Le général en chef exposa qu’on ne pouvait] les envoyer en Egypte, faute d'escorte »
(Niello Sargy)

« Les faire conduire en Egypte c’était trop loin qu’il faudrait un corps de troupes trop nombreux pour les contenir et se défendre en même temps des Arabes, que malgré toute la surveillance possible il ne manquerait pas de s’en échapper quelques uns qui instruiraient les tribus de leur position, de la force de l’escorte, que cette escorte quelque faible qu’elle fut affaiblirait notre petite armée »
(Laporte)

« Les envoyer en Egypte ? Le détachement nécessaire pour les conduire affaiblirait l'armée »
(Richardot)


On retrouve logiquement ici les éléments avancés plus haut concernant la garde des prisonniers par l’armée en marche. A titre d’esquisse de comparaison, on peut rappeler que les Egyptiens de Jaffa, 4 ou 500 personnes (rapport de Bonaparte, 13 mars), furent renvoyés au Caire escortés par un bataillon de la 9e demi-brigade et 40 dromadaires. Le bataillon, avant de revenir à Jaffa, ne devait pas dépasser Khan Younès. Le restant de la route, en grande partie à travers le désert, ne devait donc être mené que par le petit groupe de soldats montés.


Une telle évacuation était-elle plus simple par voie maritime ?
« [Bonaparte] me dit avec un profond sentiment de douleur : [ai-je] des bâtiments pour les transporter en Egypte ou en France?
[…]
Faut-il les embarquer ?
Où sont les navires ? où en trouver ? tous nos instruments d'optique braqués sur la mer n'y découvraient jamais une seule voile hospitalière. »
(Bourrienne)

« Bonaparte : [...] ai-je [...] des bâtiments pour les déporter ?
[...]
Faut-il les renvoyer en Egypte ? Il n'y avait point de navires.»
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

Si une évacuation par voie terrestre pouvait se révéler compliquée, l’option maritime n’offrait sans doute pas plus de facilité au regard du nombre de prisonniers à embarquer.
Si Jaffa était amené à « devenir le port et l’entrepôt de tout ce [que l’armée française] devait recevoir de Damiette et d’Alexandrie » (Relation de Berthier), il y a bien de la différence entre transporter des munitions, des vivres ou du matériel militaire, et transporter des centaines de prisonniers sur une mer où les risques de rencontre avec la Navy n’étaient pas minces.

A ce sujet, on peut citer la lettre de d’Aure retranscrite dans l’ouvrage « Bourrienne et ses erreurs volontaires ou involontaires », où l’auteur rapporte les dires d’un « témoin oculaire »
« L’intention de Bonaparte était de les conduire dans l'île de Chypre. Le contre-amiral Gantheaume, qui a toujours été à la suite de l'armée, avait reçu l'ordre de disposer de quelques bâtiments qu'on avait pris dans le port, et tout était prêt pour leur départ, lorsqu'un vaisseau ennemi, trompé par les signaux que nous avions laissé flotter sur les tours de la ville, entra dans le port, et vint se livrer à notre discrétion. L'équipage fut arrêté, et le capitaine et quelques passagers, parmi lesquels se trouvait un médecin turc nommé Mustapha Haggi, furent conduits dans la tente de Bonaparte. Interrogés sur les motifs de leur débarquement, ils déclarèrent qu'ils faisaient partie de l'armée du grand-seigneur qui devait a se rassembler dans les plaines de la Syrie ; qu'ils venaient de Constantinople; que la guerre y avait été déclarée à la France; que tous les Français qui y résidaient, ainsi que dans les échelles du Levant, avaient été arrêtés, mis au bagne; que plusieurs avaient été victimes du premier élan de la fureur populaire, et que les biens de tous les prisonniers avaient été confisqués. Ces fâcheuses nouvelles devaient changer la politique et les dispositions de Bonaparte. Les Turcs, qu'il voulait renvoyer en Chypre, auraient été le premier noyau du rassemblement que la Porte se proposait de faire. Rejetés sur les côtes de Jaffa, ils auraient soulevé contre nous, non seulement toute la population, mais même tous les Arabes errants qui nous ont si cruellement harcelés.
Dans cette circonstance, que devait faire Bonaparte? pouvait-il conserver ces Turcs dans les rangs de son armée ? »

Ce témoignage est fort suspect. Outre le fait que l’on ne sache pas de qui il provient, il convient de rappeler qu’à ma connaissance aucun mémorialiste n’a rapporté qu’une évacuation par la mer était en préparation et que l’on ne retrouve nulle trace d’ordres allant dans ce sens dans la Correspondance de Bonaparte.
Un point sur le médecin turc. Desgenettes (Histoire médicale de l'armée d'Orient) parle bien de cet homme : « Presque immédiatement après la prise de Jaffa, Mustapha-Hadji de Constantinople, envoyé pour prendre soin des blessés de la garnison, fut arrêté à la hauteur du port ». Mais concernant la conversation sur Constantinople, Desgenettes ne dit pas vraiment la même chose que ce qui est retranscrit plus haut : « [Bonaparte], qui s'endormait, reporta la conversation sur Constantinople, et obtint des réponses curieuses et satisfaisantes. »

En vérité, cela faisait bien longtemps que Bonaparte avait obtenu des nouvelles peu encourageantes concernant la Porte. Le 24 octobre, des navires anglais, aux côtés desquels étaient des bâtiments ottomans, avaient bombardé Alexandrie et Aboukir. Le 5 novembre suivant, Bracewich, un interprète, avait été envoyé sur ces navires turcs ; et à son retour, avait annoncé la déclaration de guerre de La Porte à la France. Si des doutes persistaient, Bonaparte avait tenté cependant de les dissiper en décidant d’envoyer le 11 décembre Beauchamp à Constantinople afin d’en savoir plus sur la position de la Porte et d’exiger la libération des Français que l’on savait emprisonnés. Le 8 février, Bonaparte avait également reçu Hamelin qui lui confirma à son tour la déclaration de guerre.

L’ensemble de ces éléments pousse en toute logique à rejeter ce «témoignage » fourni par les contradicteurs de Bourrrienne.


Mais revenons aux justifications développées plus haut.
Outre différents éléments propres à chacune des options rapportées (maintien en Syrie ou évacuation sur l’Egypte), deux points reviennent le plus souvent : l’impossibilité d’amoindrir plus encore les effectifs de l’armée afin de fournir une garde ou une escorte, et le manque de vivres dont souffrait l’armée qui, donc, ne pouvait nourrir ces nouvelles bouches.
J’ai parlé du premier point, j’aborde à présent le second qui a été largement mis en avant par les mémorialistes :

« D'abord on n'avait point de vivres pour ces prisonniers; les ressources que pouvaient présenter la ville de Jaffa venaient d'être anéanties par l'effet du pillage; en sorte que l'armée était à la veille de manquer de subsistances. »
(Beauharnais)

« Il fut décidé de passer par le feu et le fer des prisonniers qu’on ne pouvait nourrir »
(François)

« Le lendemain, on apprit que les vivres que nous attendions avaient été interceptés, et que l’on avait égorgé les détachements qui les conduisaient. Cette nouvelle jeta la consternation dans l’armée. Il nous était impossible de conserver nos prisonniers, nous manquions de vivres pour nous »
(Krettly)

« L'armée, qui déjà manquait de vivres pour elle-même, ne pouvait les nourrir. »
(Vigo-Roussillon)

« Elle avait de grandes difficultés pour vivre, et le soldat recevait rarement sa ration complète. Ces difficultés de subsistance devaient s'augmenter à cause des mauvaises dispositions des habitants à notre égard. Nourrir les prisonniers de Jaffa en les gardant avec nous, était […] accroître nos besoins »
(Miot)

« [Bonaparte] me dit avec un profond sentiment de douleur : ai-je des vivres pour les nourrir? »
[…]
Il n'était question que de l'insuffisance des rations, des plaintes des soldats, de leurs murmures et de leur mécontentement de voir leur pain donné à des ennemis
[…]
Comment d'ailleurs nourrir eux et l'escorte jusqu'au Caire, n'ayant point de vivres à leur donner en partant »
(Bourrienne)

« Bonaparte : [...] ai-je des vivres pour les nourrir ?
[...]
Les vivres étaient trop insuffisants, et les divisions frémissaient d'indignation, en voyant prélever sur leur nécessaire la subsistance d'un ennemi.»
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

« Qu’au surplus qu’on les envoya en Egypte ou les garda les garda en Syrie, il fallait les nourrir, que les vivres étaient rares, que l’armée n’en avait que pour quelques jours, que le pays était pauvre »
(Laporte)

« D'ailleurs comment les nourrir ? »
(Richardot)

«On n'avait point de vivres à leur donner »
(Doguereau)

_________________
" Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)


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Avant de me pencher sur ce qui apparaît ici comme une inquiétante pénurie, je vais tenter d’aborder la question des vivres sur l’ensemble de la première phase de la campagne de Syrie (de la concentration des troupes à Katieh à la prise de Jaffa), afin de bien comprendre en quoi ce point fut de toute première important durant ce début d'expédition.

Celle-ci devait débuter par un bien difficile épreuve : la traversée du désert. « Pour […] arriver [à El-Arish], vous avez deux ennemis à vaincre, la faim et la soif, et les ennmis qui sont à Gaza et qui en deux jours peuvent retourner à El-Arish » écrivait Bonaparte à Kléber, le 31 janvier, en lui transmettant ses ordres de marche. Le jour même de son départ du Caire, le 10 février, il confiait également ses appréhensions au Directoire exécutif : « Il faut passer neuf jours de désert sans eau ni herbe. J’ai ramassé une quantité assez considérable de chameaux, et j’espère que je ne manquerai de rien. »
Selon ses ordres, l’armée devait être fournie en vivres par voie de terre à partir des stocks à Katieh et, par voie de mer, grâce au convoi de djermes venant de Damiette (Bonaparte à Berthier, 31 janvier 1799). Pour mémoire, le 12 janvier précédent (lettre à Daure), Bonaparte envisageait avoir en chemin pour Katieh, pour le 20 janvier suivant, 1200 quintaux de riz, 80 000 rations de biscuits et 5 à 6000 boisseaux d’orge.
Malgré ces préparatifs, alors même que les troupes n’étaient pas concentrées et l'ennemi encore bien loin, les difficultés en matière de ravitaillement firent, dès le début, cruellement jour.

« Nous arrivâmes à huit heures et demie du soir, harassés de fatigue et mourants de soif, à Cathié. Nous apprîmes ce jour-là ce que c'était que le désert. Plusieurs militaires périrent de faiblesse et faut d'eau; l'on aurait volontiers donné un louis d'une bouteille d'eau. »
(Lacorre)

« (23 janvier) Bonaparte avait donné ordre aux généraux de se pourvoir d’eau et de procurer aux soldats des bidons et des bouteilles ; mais l’armée était bivouaquée sur le bord du désert, les ordres ont été donnés trop tard, on n’a donc pas pu se procurer ces ressources et peu de soldats ont des bidons. »
[…]
On n’a pas trouvé une goutte d’eau et le peu que les chameaux portaient avait été consommés en ce jour.
[…]
(24 janvier)Aucun soldat ne possède d’eau. Aussi avons-nous souffert toute la journée.
[…]
(25 janvier) Après une marche de dix heures, nous arrivons vers quatre heures du soir sur les mines de Katieh. Nous mourrions de fatigue, principalement de soif.
[…]
(26 janvier). Des ordres sont donnés de se procurer ce qui est nécessaire pour emporter de l’eau. Faute de ressources, nous nettoyons les boyaux des moutons et des chèvres qui nous avaient été distribués et, la veille de notre départ, nous les remplissons d’eau. Plusieurs sous-officiers et soldats en avaient des aunes en sautoir ; mais cette eau devint imbuvable.
[…]
(7 février) Après six ou huit heures de marche, halte de deux heures. Chaque officier, sous-officier et soldat, le chalumeau à la main, va boire aux outres que portent les chameaux. Cette eau est chaude, désagréable et sale comme l’eau d’un baquet de savetier. Cependant, elle a un peu ranimé nos forces, sans toutefois empêcher plusieurs soldats de mourir de soif. Plusieurs autres se sont fait sauter la cervelle.
[…]
(8 février) Nous côtoyons la mer. Des soldats, pour apaiser la soif qui les dévorait, se sont jetés dans les flots ; plusieurs ont péri et d’autres, ayant bu une grande quantité de cette eau salée, et ne pouvant supporter le feu qu’elle leur avait mis dans le corps, se sont brûlé la cervelle.
[…]
En peu d’instant, le puits [de Messoudieh] fut tari et la foule qui se pressait fit que plus de trente sous-officiers et soldats furent étouffés. »
(François)

« Nous sommes enfin arrivés à Katieh […] J'ai vu tomber plusieurs militaires de lassitude, de soif et de faim; mais on les a rappelés à la vie, en les plaçant sur des chameaux. »
[…]
Nous avons été pendant cinq à six jours sans aucune espèce de nouvelles. Le général en chef avait cependant donné l'ordre de nous faire partir. Mais ses courriers arabes avaient été assassinés. Pendant tout ce temps, nos provisions s'étaient épuisées. Nous étions tous réduits à 2 onces de riz par jour, et autant de beurre. Le peu de pain qui se faisait au fort était destiné pour les chevaux.
Quant aux chameaux, ils étaient réduits aux feuilles de dattier. Cet état de pénurie les aurait bientôt tous détruits, si nous n avions encore eu la ressource de ramasser avec un crible les fèves que la cavalerie, en passant, avait laissées dans le sable. Nous avons même été réduits à couper le sommet des dattiers qui, bien cuit, offre un très bon plat. Cette dernière ressource finie, nous n'eûmes d'autre moyen que d'envoyer nos chameaux et chevaux à Salahieh, pour chercher des provisions pour nous et pour la troupe. »
(Peyrusse)

« Il y a, de Belbeis au fort d'El-Arisch, environ cinquante-cinq lieues, à faire dans un désert de sable qui ne présente aucune ressource. Les troupes avaient reçu l’ordre de n'emporter que dix jours de vivres. La marche dura onze jours, il fallut mettre les troupes à la demi ration, et elles, souffrirent beaucoup. »
(Vigo-Roussillon)

« L'armée avait à traverser vingt-cinq lieues de désert pour arriver de Salahieh à El-Arisch. Alors reparurent les privations, les souffrances, le désespoir, causés par un soleil dévorant, et l'excès de la soif et de l'épuisement. Les soldats, tantôt éclataient en violents murmures , tantôt restaient dans une sombre mélancolie. On en vit, dans leur délire , se jeter sur les outres pleines d'eau, les percer avec leur baïonnette, et regarder, avec un rire d'insensés, couler ces provisions précieuses. »
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

« Quel voyage que celui de Saléhieh à Cathiéh !
[…]
Pour apaiser la soif, [les soldats] n'avoient qu'une eau saumâtre qu'ils se disputaient souvent, et que le cheval refusait de boire. Les employés de l'armée évitaient, dans cette route pénible, d'approcher les colonnes ; ils étaient à cheval, et excitaient naturellement la mauvaise humeur du soldat, qui murmure lorsqu'il voit des êtres souffrir moins que lui. Les privations et les souffrances amènent d'ordinaire, dans les armées, deux fléaux épouvantables, l'insubordination et l'égoïsme. Nos soldats accablés par la fatigue et le besoin, ne respectaient plus personne. Ils perçaient les outres que portaient les chameaux des généraux même, et il eût été aussi dangereux qu'inutile de vouloir les empêcher de satisfaire des désirs impérieux auxquels tout cède. »
(Miot)

« Les fatigues du désert, la privation d'eau, excitèrent de violents murmures parmi les soldats pendant le trajet de l'isthme.
[…]
On a vu plusieurs fois, pendant le trajet de l'isthme, des soldats exténués de soif, ne pouvant plus attendre l'heure de la distribution de l'eau, percer les outres de provision avec leurs baïonnettes, et par cette violence, nuisible à tous, susciter de nombreuses querelles. »
Bourrienne)

« Nous vîmes nos soldats sur la route, se tramant avec peine au milieu des sables, ne trouvant pour apaiser leur soif qu'une eau saumâtre, que nos chevaux refusaient de boire. Aigris par les privations, ils devenaient pillards et insubordonnés; nous avions de la peine à leur faire respecter les bagages du quartier général. »
(Niello-Sargy)

« Il n'y avait alors à Cattieh aucun approvisionnement pour le passage de l'armée qui arrivait tous les jours ; ce qui fut cause de la disette que nous éprouvâmes devant El-Arisch
[…]
Nous allâmes coucher à sept heures d'El-Arisch, dans une plaine aride et sans eau. Nous souffrîmes beaucoup de la chaleur et de la soif. »
(Malus)

« Combien nous avons souffert de la chaleur pendant ces quatre jours! Nous ne trouvions pas d'eau ; nos provisions étaient insuffisantes, c'étaient des privations de toutes sortes. Que l'on se figure une plaine immense, dépouillée de toute végétation, des montagnes de sable mouvant soulevées par les vents les plus impétueux, des torrents de poussière calcinée par un soleil ardent qui se précipitaient sur nous comme pour nous engloutir, et nous étouffaient. Le découragement gagnait les plus braves…
[…]
A deux heures du matin, [le 8 février], l'armée se dirigea sur El-Arich. L'eau était épuisée jusqu'à la dernière goutte.
(Vertray)

« La colonne se mit en marche, se dirigeant vers Salahié, autre mauvais village, bâti dans le désert, près d’une forêt de dattiers ; cette journée fut aussi très pénible, n’ayant pas trouvé une goutte d’eau pour nous désaltérer, nos petites provisions s’épuisant, nous commençâmes ce jour-là à endurer la faim qui jusqu’alors ne s’était pas encore fait sentir, le pays que nous avions parcouru ayant encore présenté quelques ressources en mauvaises dattes sèches que les paysans nous vendaient au prix de l’or ; et nous espérions qu’arrivés à Salahié, nous recevrions nos rations et réparerions nos forces déjà abattues, mais nos espérances furent déçues nous reçûmes qu’un quart de ration de biscuit et un dixième de ration d’eau de vie. Nous trouvâmes que de l’eau saumâtre en petite quantité et quelques dattes à acheter.
[…]
Dans la nuit du [13 février], la colonne se remit en marche, chacun s’était muni du peu de provision qu’il avait pu se procurer, un peu d’eau saumâtre et quelques dattes formaient le tout, cependant nous avions trois fortes journées de marche à faire (27 lieues) dans un désert aride »
[…]
J’eus recours à mes citrons que je ménageais pour les deux autres journées, nous perdîmes dans celle-ci plusieurs hommes par la grande chaleur et la soif.
[…]
En épuisant le reste des ressources en provision que l’on transportait par terre, on fit une distribution d’un verre d’eau et d’une once environ de riz à chaque homme
[…]
Nous nous remîmes en marche à la pointe du jour cherchant sur notre route les tortues et l’oseille, il n’y avait plus d’ordre, plus de discipline, le soldat harassé, accablé de fatigue et par la chaleur excessive […] dévoré par une soif ardente était si épuisé, si las de vivre qu’il méconnaissait ses chefs, vomissait mille imprécations contre les auteurs de l’expédition et aurait préféré une mort prompte à l’état horrible de misère dans lequel il se trouvait
[…] Plusieurs militaires périrent dans cette journée ainsi que quantité de chameaux qui tombèrent d’inanition , ils étaient aussitôt dépecés et partagés entre les soldats qui s’en trouvaient les plus près, souvent même on en venait aux mains pour un mauvais morceau de viande, d’autres animaux capable encore de continuer la route tels que les chevaux, ânes, étaient volés à leurs maîtres, menés à l’écart, tués et partagés, tout ce qui tombait entre sous la main était de bonne prise, tels que les chiens, les rats
[…]
[A Kathié], on nous distribua du biscuit et un peu de viande chameau, cela servit à nous remettre un peu de nos fatigues et oublier les maux inouïs que nous avions endurés.
[…]
[Le 15 février] au soir, notre colonne qui avait fait un jour d’halte à Cathier, reçut l’ordre de se mettre en route et de se diriger sur El-Arich, il nous fallut encore faire près de vingt lieues dans le désert sans trouver ni eau ni autre chose, excepté l’oseille sauvage et quelques tortues »
(Laporte)

« Dès le 17 février, toute l'armée se trouvait réunie devant El-Arisch. Elle avait traversé le désert d'Egypte sans autres vivres que le morceau de biscuit dans le sac, que l'on n'avait même pu mouiller d'un peu d'eau. Les puits que l'on trouve à chaque marche dans ce désert avaient été dégradés dans la retraite des mameloucks d'Ibrahim-Bey, et le peu d'eau saumâtre qu'ils contenaient ne pouvait pas suffire seulement à une compagnie. Dans cette pénurie extrême, on fouillait le sable dans tous les bas-fonds qui se rencontrent fréquemment dans ce désert, pour y chercher un peu d'eau qui, de la mer peu éloignée, filtre dans ces sables arides ; et lorsque, dans le creux de la main, on avait humé, sur le sable humide, quelques gouttes de cette eau extrêmement saumâtre, on en était encore plus altéré.
Mais les chevaux, les chameaux, les dromadaires ?... Il n'y avait évidemment nul moyen de les abreuver. Le quadrupède du désert allait son train, mais celui des prairies était haletant, efflanqué : plusieurs jeunes chevaux surtout tombaient tout à coup, se tuméfiaient soudainement et périssaient à l'instant.
Telle fut la cruelle position de l'armée, pendant huit jours dans le désert !
La question de faire porter à la suite de l'armée un approvisionnement d'eau, avait été discutée ; mais on avait trouvé la précaution sinon impossible, du moins impraticable, même avec les moyens employés par Cambyse dans la même circonstance. Le général en chef crut cependant pouvoir en faire porter pour lui et les plus nécessiteux, sur douze chameaux ; mais dès le premier jour, on ne put se dispenser d'en délivrer à la compagnie des guides à pied, et le lendemain, l’eau fut gaspillée de sorte que le général n’avait pas plus d’eau que le soldat.
(Richardot)


Ainsi, avant même de voir l’ennemi, l’armée française souffrit énormément. « J’espère que je ne manquerai de rien » écrivait Bonaparte, le 10 février…
Certes, traverser un désert n’est pas une mince affaire, mais la campagne ne faisait que commencer. Certains mémorialistes n’hésitèrent à pointer du doigt des négligences coupables :

« Il me parut que cette expédition, précipitamment exécutée, devait avoir beaucoup d'inconvénients ; d'abord, les approvisionnements n'étaient pas finis, malgré qu'on eut travaillé depuis le moment où ils avaient été ordonnés, ce qui fut fait un peu tard. Les dépôts de Salheyeh et Katieh n'étaient point pourvus de vivres ni de munitions, et les établissements n'y étaient pas achevés. »
(Damas)

« Une bonne administration eût pu nous épargner toutes ces privations ; mais, en combinant l'expédition, on avait négligé la partie la plus essentielle ; les vivres manquaient partout, parce; qu'on n'avait pas pris des mesures assez promptes pour les transporter dans les différents lieux de passage. Damiette regorgeait de provisions, et on n'y a songé que lorsque toute l'armée a eu filé. Un autre inconvénient qu'on aurait pu facilement prévenir et qui n'a été causé que par le désordre et le tumulte, suites nécessaires d'une expédition faite à la hâte, a failli priver l'armée de toutes ses ressources et les a réduites moitié. On avait eu l'étourderie de tout charger sur de frêles bateaux qui, sortant du lac Menzaleh et débouchant dans la mer, viennent ensuite déposer sur le rivage de Tineh. La mer a été tous ces jours-ci très orageuse, et les barques, ne pouvant résister aux brisants et aux vagues, se sont entr'ouvertes et lorsque nous manquions de tout, nous avons eu la douleur de voir engloutir toutes nos espérances. On évalue nos pertes à la moitié du convoi. Beaucoup de militaires se sont noyés, et les marins effrayés du danger ont abandonné leurs barques sur le rivage où elles ont été brûlées par les soldats ; cet acte de découragement a aussi beaucoup contribué à notre pénurie. »
(Peyrusse)

« L'imprévoyance du général en chef avait été si grande que non-seulement il n'avait fait emporter que dix jours de vivres pour une marche qui devait durer au moins autant, mais qu'il n'avait laissé aucun ordre pour lui expédier des convois de ravitaillement. Cependant les chameaux et les ânes ne manquaient pas, et l'on avait, au Caire, des farines avec lesquelles on aurait pu faire, à l'avance, du biscuit. »
(Vigo-Roussillon)

A cela, on peut ajouter cette note attribuée à un officier de l’état-major de Kléber :
« [Le 8 février], le général Kléber reçut une dépêche du général en chef ; après qu’il en eut fait la lecture, on ne douta point de l’impression désagréable qu’il en ressortait. Il garda longtemps le silence, lorsque, tout à coup le rompant, il éclata en indignation contre les mauvaises dispositions du général en chef. Point d'approvisionnements pour pour 10 000 hommes qui devaient passer le désert. Il sentait vivement cette position, il blâmait hautement la confiance que le général en chef paraissait mettre dans la fortune. »

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:06 
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Ces marches douloureuses n’allaient cependant être qu’un prologue.
Arrivé à El-Arish, il fallut en effet stopper et assiéger un fort dont la résistance n’avait pas été prévue à sa juste mesure.
On peut à ce sujet se référer à la lettre que Bonaparte écrivit à Berthier le 31 janvier :
« Arrivé à El-A'rych, le général Reynier fera sur-le-champ travailler à construire un fort, soit dans le genre de celui de Qatyeh, soit en rétablissant celui qu'on dit y être.
[…]
Si le général Kléber pensait que le général Reynier n'est point assez fort pour s'emparer d'El-A'rych, et que les circonstances fussent telles, que l'inconvénient de porter à El-A'rych un corps de troupes tellement nombreux que la subsistance devint difficile fût couvert par les avantages militaires qui en résulteraient, il se porterait avec tout son monde à El-A'rych. »

Le fort « qu’on dit y être » résista finalement treize jours…
Treize jours durant lesquels les difficultés de transport des vivres par voie de terre ou de mer persistant, l'armée d'Orient, déjà éprouvée, fut placée dans une situation des plus préoccupantes.
Afin d’y remédier, Bonaparte, alors à Katieh écrivait au contre-amiral Ganteaume, le 14 février, (Reynier était arrivé à El Arish depuis une semaine):
« Vous ferez passer des ordres au commandant de la marine, à Damiette, pour le départ, par EL-Arish, du citoyen Standelet et de sa flottille. Vous ferez partir pour El-Arish le convoi qui est à Tineh ou Om-Fareg, et qui est destiné pour El-Arish. Vous activerez par tous les moyens possibles la navigation sur le lac Menzaleh, qui, dans ce moment, est notre moyen principal pour l’approvisionnement de l’armée. »
Standelet, en vertu d’un ordre du 13 janvier, avait été mis à la tête d’une flottille d’avisos et de chebecs devant transporter suivant un ordre du 29 janvier 1400 quintaux de riz et 1400 quintaux de farine ou de biscuits (à quoi il fallait ajouter les vivres d’un demi-chebec et un navire de transport). Le mauvais temps et le peu d’eau ne permirent à la flottille de passer la barre du Nil que le 14 mars.
Pour ce qui est du deuxième convoi, les assiégeants d'El-Arish n'en profitèrent pas, et son échec est sans doute évoqué dans la lettre de Dugua, en date du 28 février :
« J’ai vu la cause du dénuement de l’armée dans le mauvais succès qu’a éprouvé l’essai d’envoyer des barques du lac de Menzaleh à El-A’rych. »


L’armée dut donc se passer de cet indispensable ravitaillement.

« L'expédition arriva donc devant la place presque affamée, et comme celle-ci ne voulait pas capituler, il fallut manger pendante siège les chameaux et les ânes. Arrivés aux derniers jours, les soldats ne se nourrissaient plus que d'oseille marine, qu'ils déterraient sous le sable. Elle était saumâtre et donnait la dysenterie.
L'inquiétude était grande, car il était impossible de revenir en arrière »
(Vigo-Roussillon)

« Les vivres que nous avions reçus à notre départ de Katieh étaient mangés et nous nous trouvions sans un seul morceau de biscuit. Le besoin donne de l’industrie. Les soldats, après avoir exploré partout et trouvé quelques racines sauvages, coupent des palmiers, les fendent et trouvent de la sève tendre qu’ils mangent et trouvent bonne.
[…]
11 février. Vers six heures du soir, nous apercevons un petit bâtiment sous pavillon français. […] Le capitaine vint à nous sur une chaloupe [il] annonçait un convoi de vivres et munitions dont nous avions grand besoin ; mais dans la nuit du 11 au 12, une tempête éloigna le convoi et le bâtiment du capitaine périt[…] La perte de ce petit bâtiment et l’éloignement du convoi nous mit dans une grande gêne. Nous nous trouvions sans vivres ni munitions. […] Les cimes de palmiers qui nous servaient de nourriture depuis notre arrivée, commençaient à manquer.
[…]
13 février. Le général Kléber arriva avec sa division. Il n’a qu’un faible convoi de vivres que l’on nous distribue à raison de quatre onces de biscuits par homme.
[…]
(François)

« Nous avions fait cinquante lieues dans le désert. Tout ce que nous avions de vivres était épuisé, la faim se faisait cruellement sentir aux soldats, et bientôt nous fumes obligés d’abattre des palmiers et des dattiers, pour nous nourrir du cœur de ces arbres »
(Krettly)

« Les vivres nous manquaient. Déjà nous mangions les ânes et les chameaux ; et ils nous eût été également difficile d'aller en avant ou de revenir sur nos pas. L'espérance de retrouver quelques ressources dans le fort augmentait l'impatience de s'en emparer.
[…]
La nécessité nous fit goûter à ce siége d'un mets tout à fait nouveau pour nous. Nos soldats mangèrent beaucoup de cœurs de palmiers : ils sont blancs et tendres ; le goût ressemble assez à la noisette, mais c'est un aliment lourd et d'une digestion pénible. »
(Miot)

«La disette était dans le camp ; on mangeait les chameaux, les chevaux et les ânes. Nous étions réduits à la dernière extrémité. »
(Malus)


Pourtant, un évènement allait palier pour un temps les difficultés de l’armée Français. Dans la nuit du 14 au 15 février, Reynier assaillit un camp ennemi à proximité d’El-Arish. Les subsistances qu’on y trouva furent d’un grand secours.

« Le général Bonaparte était parti persuadé que le fort d'El-Arisch ne résisterait pas, il en fut autrement, et les troupes assiégeantes subirent les souffrances de la faim. Elles y auraient péri peut-être sans un événement tout à fait dû au hasard.
[…]
Un soir, on aperçut à l’horizon une sorte de caravane qui semblait se diriger vers El-Arisch ; c'était un convoi destiné aux assiégés. Ce convoi parut à notre armée une proie assurée et on attendit la nuit avec impatience. Dès qu'elle fut venue, la cavalerie partit, soutenue par de l'infanterie. Le convoi fut enlevé en entier, et il nous rendit une sorte d'abondance. »
(Vigo-Roussillon)

«Il était temps en effet de nous emparer des magasins de l'ennemi; car nos provisions étaient consommées depuis plus de trois jours; nous en étions réduits à manger du chien, du cheval, du chameau, des bourriques, des serpents, des cœurs de palmiers; plusieurs se nourrissaient des racines que l'on trouvait dans le désert. »
(Vertray

« 16 février. On distribua aux troupes les vivres pris aux mamelouks. Ce secours était nécessaire, car l’armée mourrait de faim. »
(François)

« On a trouvé dans le camp du biscuit, de l’orge, de la paille qui ont été extrêmement utiles à la troupe. On y a trouvé une centaine de chameaux. Ceux qui ont été tués et ont sur le champ été dépecés et nos soldats les ont mangés. »
(Gerbaud)


Malgré tout, le fort continuant de résister et le ravitaillement faisant toujours défaut, les souffrances persistèrent :

« L’armée manquait absolument de vivres, le peu de provisions trouvées dans le camp des Mamelouks était déjà épuisé »
(Laporte)

« On manquait déjà de vivres ; une flottille qui devait apporter des vivres ne put approcher de la côte ; le général en chef devait être dans la plus grande inquiétude; on avait déjà commencé à manger les chevaux et les chameaux; les vivres qui venaient des magasins de Katieh étaient bien peu de chose pour une armée de 12.000 à 14.000 hommes.
(Doguereau)

« Après cinq jours de marche pénible nous arrivâmes à El-Arich le 17 février.
[…]
Comme on était dépourvu de viande, on tua des chameaux, dont le bouillon et la chair servirent à soulager les malades et les blessés.
[…]
Comme les vivres manquaient, que nous mangions les chameaux et les ânes, que nos soldats joignaient à cette nourriture des cœurs de palmiers, aliment d'une mauvaise digestion, le général en chef jugea qu'il fallait se hâter d'emporter El-Arich. »
(Niello Sargy)

« Chiens, ânes, chameaux et chevaux mangés par les soldats. 4 onces de biscuits seulement par homme, encore n’y en avait-il plus lors de l’attaque du camp.
[…]
Toujours disette de vivres. 4 onces de bicuits par hommes. Une germe [le cange l’Albanie] venue de Damiette a été submergée en voulant atterrir et toute l’équipage a péri.
[…]
[20 février] Toujours sans vivres. Demande vivres à des tribus d’Arabes en payant. Réponse qu’ils y consentiront quand le fort sera rendu.
(Gerbaud)

« Notre situation demandait les plus prompts arrangements. La viande de chameau et deux onces de riz, par individu, faisaient, depuis trois jours [avant la chute du fort], la nourriture de l'armée. »
(Lattil)

« Nous attendions avec grande impatience la prise de cette place, car, depuis six jours, nous n'avions que trois onces de biscuit et une once de riz ; nous mangions les chameaux blessés ou malades, et les mulets et les chevaux hors de service. Nous fîmes cet ordinaire jusqu'à Gaza. »
(Lacorre)



Le 20 février, le fort d’El-Arish capitulait enfin. La reddition fut une sorte de délivrance pour l’armée assiégeante.

« Les provisions de bouche qu'on trouva [à El-Arish] furent du plus grand secours »
(Doguereau)

« Nous reçûmes du biscuit pour cinq jours. »
(Lacorre)

« On a trouvé dans le fort trois cents chevaux et environ soixante chameaux, et des vivres suffisants pour nourrir toute l'armée pendant quatre jours. »
(Peyrusse)

« Les subsistances et les fourrages furent d'un précieux secours pour le convoi
[...]
Nous levâmes le camp [...] Nous avions reçu une distribution pour quatre jours, en prévision de la traversée d'un pays tout à fait dénué de ressources.»
(Journal d'un dragon d'Egypte)

« L’armée ne trouva dans le fort que pour un ou deux jours au plus de provisions de bouche, avec lesquelles elle s’engagea de nouveau dans les déserts. »
(Larrey)

« On trouva, dans le fort, beaucoup de munitions de bouche. »
(Lattil)

« Nous n'y trouvâmes que pour un jour ou deux de vivres. »
(Niello Sargy)

« Ce furent les vivres pris dans le fort qu'on distribua aux troupes pour la marche. Chaque soldat avait du biscuit pour quatre jours ; mais les rations étaient trop faibles.»
(Malus)

« Nous avions fait des provisions de riz et de biscuit, l'eau ne nous manquait pas; chacun avait pris soin de s'en munir. »
(Vertray)


« La prise de ce fort [El-Arish] nous rendit maîtres d’une certaine quantité de biscuits et de grains qui nous furent d’un grand secours […] on distribua les vivres que l’on avait trouvés et nous mangeâmes pour la première fois à peu près ce qui est nécessaire pour soutenir un corps exténué, car depuis deux jours, l’armée ne se nourrissait qu’avec le cœur des dattiers»
(Laporte)

« Quelques biscuits trouvés dans El Arish nous amènent à Gaza »
(Detroye)

« L'oasis d'El-Arisch, vallon ombragé de nombreux palmiers et arrosé de sources très belles, d'une eau très-bonne et assez abondante, fut, pour l'armée sortant de l'aride et brûlant désert, une villa délicieuse. Elle y prit quatre jours de repos ; elle s'y nourrit de chair de cheval, de biscuits, de riz et quelques autres légumes secs enlevés aux Mameloucks ou trouvés dans le fort. Déjà elle avait oublié ses fatigues et ses privations ; elle n'avait plus que deux marches pour sortir du désert. »
(Richardot)

« On trouva dans les magasins [d’El-Arish] une grande quantité de biscuit, de riz
[…]
Après la reddition d’El-Arich, l’armée resta deux jours campée autour de la place, tant pour se remettre des fatigues que pour donner à la plupart des convois, qui n’avaient pas cheminé aussi vite qu’elle, le temps de rejoindre.»
(Chalbrand)

« Nous trouvons dans le fort […] des vivres pour plusieurs jours. »
Berthier (rapport du 29 juin)

« On avait trouvé, à El-Arich […] beaucoup de biscuit, du riz »
(Doguereau)

« Environ 15 000 livres de biscuits, et 60 à 80 de riz et de pain d’orge [trouvés dans le fort d’El-Arish].»
(Gerbaud)

« Nous avons trouvé dans le fort des magasins considérables de biscuits, de riz et d’orge, des chameaux, des dromadiares et 300 beaux chevaux. »
(Bonaparte à Dugua, 21 février)


Le siège, malgré les craintes et les souffrances endurées, se terminait finalement bien. Les Français n’étaient pourtant seulement qu’aux portes du territoire ennemi, et l’affaire, en raison du manque cruel de vivres, avait bien failli prendre une très mauvaise tournure. La responsabilité de Bonaparte ne peut être ici tue.

Reynier, courroucé des remontrances qu’on lui avait faites relativement à ce bien mauvais début de campagne, ne cacha d’ailleurs pas son amertume et ses reproches dans la lettre qu’il écrivit à son supérieur le 17 février :
« Si on m'avait fait entendre d'avance que cette province devait fournir des ressources à ma division pour l'expédition de Syrie, j'aurais beaucoup plus forcé cette province, au lieu de me borner à faire payer les impositions et fournir les chevaux.
Malgré le reproche de n'avoir pas assez tiré de la province de Charkieh, je crois être parti avec la division la mieux organisée en moyens de transport; quoique les Mameluks aient pris à Katieh 40 chameaux qui étaient presque tous fournis par la province et qu'il en soit péri un grand nombre dans les convois de Belbeis, Salheyeh et Katieh, je suis venu ici avec 140 chameaux […]. L'empressement d'exécuter vos ordres m'a engagé à ne retarder que d'un jour mon départ de Katieh pour El-Arich quoiqu'on n'eût pas suffisamment assuré le service des vivres. On a trouvé ici plus d'obstacles qu'on ne le croyait»

D’autres reproches sous la plume de Detroye et de Vigo-Roussillon :

« Qu’on admire la fortune de Bonaparte. Sans magasins préparés, il traverse un désert immense et prend El-Arish au moment où il ne restait plus de vivres à ses troupes. »

« Cependant les murmures augmentaient et les plaintes des soldats devenaient bruyantes; elles étaient parvenues jusqu'au général en chef, qui répondit à Berthier que l'on avait vu, en semblables circonstances, des troupes manger leurs havresacs et leurs banderoles de giberne. Cet argument eut peu de succès. On répondait qu'une garnison assiégée et ayant l'espoir d'être secourue, avait pu, par ce moyen extrême prolonger sa résistance pendant quelques jours, mais qu'au début d'une expédition, en rase campagne, et à portée d'un pays de production comme l'Egypte, la disette d'abord et la famine ensuite engageaient absolument la responsabilité de celui qui commande. »

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:07 
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Ravitaillée sur l’ennemi, l’armée française put poursuivre sa route à travers le désert qu’elle quitta à Khan-Younès. Les souffrances ne furent pas les mêmes que lors du siège d’El-Arish, mais, le ravitaillement se révélant une nouvelle fois déficient, la marche fut pénible.
Ce ne fut qu’à Gaza, le 25 février, que les choses s’améliorèrent significativement alors que les vivres à nouveau manquaient. On trouva en effet dans la cité que l’ennemi n’avait guère défendue de grandes quantités de vivres :

« Nous avons trouvé de grands magasins de biscuits et d’orge
[…]
Nous y avons trouvé plus de magasins, soit de guerre, soit de bouche, qu’on ne pouvait le croire »
(Bonaparte à Dugua, 26 février)

« Nous […] trouvâmes |à Gaza] plus de 200 000 rations de biscuits. »
(Bonparte au Directoire exécutif, 13 mars)

« On trouve dans [Gaza] environ cent mille fanions de biscuit, du riz, du tabac, des tentes, et beaucoup d'orge.
Les vivres et munitions que nous trouvons à Gaza sont d'autant plus précieux, que ces objets, qui devaient nous suivre , venant de Catieh, étaient très en arrière, à cause de la difficultés des transports dans les déserts, et devenaient nuls dans la position où nous étions »
(Berthier, rapport du 29 juin)

« On trouva à Gaza 10 000 rations de biscuit très noir, du riz, de l’orge en quantité. Ces provisions ne pouvaient venir plus à propos, car nous marchions comme Jésus-Christ et ses apôtres, sans aucune provision, et quand nous demandions du pain à Bonaparte, toujours au milieu de nous, il nous répondait avec son calme ordinaire : « Mes amis, il y en a en tel endroit, il faut s’en emparer ! »
27 février. Les approvisionnements trouvés [à Gaza] étaient d’autant plus nécessaires, que les convois de vivres et de munitions partis de Katieh n’avaient pu nous suivre, et sans les magasins de Gaza, nous n’aurions pu continuer nos marche. Les bœufs, les moutons et les chèvres étaient morts dans le désert, mais nous en avions trouvé en abondance en Syrie, et avec le biscuit noir et le riz pris dans les camp de nos ennemis et à Gaza, nous vivions assez bien. »
(François)

« La fuite de l'ennemi nous livra des ressources précieuses : c'étaient cent mille rations de biscuit et d'immenses provisions de riz et d'orge. Ce butin arrivait à propos, car nos convois de vivres étaient fort arriérés. »
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

« Abdallah s'était retiré dans la nuit emportant cequ'il pouvait, mais sans avoir le temps de détruire les magasins qui avaient été formés à Gaza, pour la subsistance des troupes de Damas.
Les ressources que nous trouvâmes dans la ville, nous dédommagèrent des privations que nous avions souffertes depuis si longtemps.
On put y faire du pain et nous n'en avions pas mangé depuis Boulacq ! Les chevaux touchèrent ration complète de fourrages et les bêtes de somme paturèrent largement. Toutes les fatigues, toutes les misères étaient oubliées.»
(Journal d'un dragon d'Egypte)

« Nous trouvâmes des magasins de vivres à Gaza, et l'on peut dire que c'est ce qui sauva l'armée; car depuis trois jours nos soldats ne mangeaient que du chameau, nos convois étant en retard, de même que la flottille de Damiette, qui avait été contrariée par le gros temps.
[…]
Comme on avait trouvé dans les magasins du biscuit, du riz et de l'orge en abondance, et même des munitions de guerre, nos soldats furent bientôt ravitaillés. »
(Niello-Sargy)

« On entra dans Gaza sans coup férir. L'ennemi avait laissé dans la citadelle une quantité considérable de vivres et de munitions de guerre »
(Malus)

« [A Gaza], on s’empara de beaucoup de vivres et de bestiaux emmagasinés pour l’expédition que projetait de faire en Egypte les Pachas de ces pays là, notamment une grande quantité d’outres en cuir destinées à transporter l’eau pour le passage du désert »
(Laporte)

« Ils nous abandonnèrent la ville de Gaza où se trouvaient des provisions immenses.
[…]
Nous fûmes heureux de trouver ici des magasins bien fournis car nos convois n'avaient pas suivi le même itinéraire que nous à cause du désert, ce qui les avait retardés de plusieurs jours. Cet inconvénient, si Gaza ne nous avait pas reçu de la sorte, nous aurait causé beaucoup de difficultés sur tous les plans, mais essentiellement au niveau des vivres. »
(Bernoyer)

« On […] trouva [à Gaza], quelques barils de poudre, des cartouches d'infanterie en assez grande quantité, un approvisionnement de biscuits, riz, etc. »
(Richardot)

« L’ennemi avait formé [à Gaza] des magasins considérables, qu’il a la stupidité de nous abandonner sans les défendre, ni les corrompre »
(Detroye)

« [A gaza] je trouvai dans un bâtiment voisin un reste de magasin d'orge suffisant pour l'armée pour huit ou dix jours.
(Damas)

« Nous trouvâmes dans Gaza 15 milliers de poudre, beaucoup de munitions de guerre, des bombes, des outils, plus de 200 000 rations de biscuit et 6 pièces de canon.
Les provisions de bouche pour hommes et animaux nous furent de la plus grande ressource ; il est difficile de concevoir comment l'ennemi, conseillé par des Européens, nous abandonna autant de vivres, sans lesquels l'armée, même sans essuyer de défaite, eût péri de faim. Ce fut l'ennemi qui constamment jusqu'à Saint-Jean-d'Acre nous approvisionna »
(Doguereau)

« Trouvé en magasin à Gaza 120 quintaux de riz, 130 000 rations de biscuit assez bon, beaucoup d'orge. »
(Gerbaud)

« Les Mamelouks vinrent à notre secours. Ignorant l'art de faire la guerre, quoique se battant bien individuellement, ils avaient toujours soin de nous laisser des magasins bien approvisionnés et même des munitions de guerre. C'est ainsi qu'à Ghazah nous trouvâmes, dans le fort, de la poudre et du biscuit. »
(Miot)



Ainsi, l’armée française se sortait à nouveau d’une situation délicate grâce aux stocks de l’ennemi.
Laporte relativise cependant cet apport salvateur en vivres :
« On trouva dans ce pays toutes sortes de provisions, de l’eau de vie de dattes, peu de vin, des poules, bœufs, vaches, moutons, chèvres etc., mais nos corps épuisés et nos boyaux resserrés ne pouvaient garder les aliments, il fallait les rendre à mesure qu’on les prenait, heureux ceux à qui cela produisit cet effet car les autres furent atteints de la dysenterie »

L’entrée en Syrie fut fort pluvieuse. Si ces conditions météorologiques nouvelles réjouirent dans un premier temps les soldats d’Egypte, la pluie provoqua la mort de nombreuses bêtes de somme, gênant du coup grandement la logistique de l’armée.
« Nous trouvâmes une grande différence de climat entre l'Egypte et la Syrie ; l'air en ce dernier pays y était alors très humide ; les nuages amoncelés nous annonçaient un orage qui ne tarda pas à éclater ; le tonnerre gronda ; l'eau tomba avec tant d'abondance, que les chevaux et les ânes que nous avions amenés d'Afrique périrent de froid. Ces animaux, qui avaient toujours habité sous un ciel pur et serein, ne purent tenir contre ces grandes pluies, ce qui gêna beaucoup l'armée pour le transport de ses bagages et vivres.
[deux jours après avoir quitté Gaza] La moitié des chameaux périrent en route ; ces animaux, qui sont accoutumés à marcher dans les sables brûlants de l'Egypte, ne pouvaient se tenir sur ces terres grasses, et où ils enfonçaient jusqu'aux genoux. L'artillerie perdit beaucoup de mulets, de chevaux»
(Lacorre)

« Cette pluie continuant un second, un troisième, un quatrième jour et sans interruption, rappelait trop soudainement et trop bien nos climats pluvieux, froids et humides de l'Europe : on était inondé ; nulle part on ne trouvait d'abri ; on ne pouvait reposer ni la nuit ni le jour ; des torrents d'eau traversaient les bivouacs dans tous les sens. Les chameaux étaient dans un état pitoyable ; ils ne pouvaient faire un pas, ni même se tenir debout, leurs pieds ronds, convexes et charnus n'étant faits que pour marcher sur le sable ; ils périssaient, et c'étaient surtout les plus beaux, les plus forts, ceux de somme, comme ceux qu'on avait mis au trait.
Ces pertes ne furent pas tout dommage pour l'armée, car on manquait totalement de viande, et la chair du chameau est fort bonne.
Les chevaux arabes mêmes souffraient également, et il en périssait aussi.
[…]
Il ne pouvait nullement être question de se mettre en route, à moins de laisser tout le matériel à Gaza. Dans tous les cas, il fallait renoncer aux attelages de chameaux, dont le nombre était considérablement diminué, et réorganiser de nouveaux attelages de chevaux. Enfin, si la pluie eût continué quelques jours de plus, l'armée perdait infailliblement tous ses chameaux, une bonne partie de ses chevaux, et par là se trouvait dans une position très critique.
Fort heureusement, le plus beau temps succéda tout à coup aux quatre jours de pluie, et les équipages de l'artillerie étant réorganisés, l'armée put immédiatement se mettre en route pour pénétrer en Syrie. »
(Richardot)

A croire Laporte, la pluie, en plus de ravager les rangs des bêtes de somme, dégrada également les subsistances : « Toutes nos ressources [étaient] totalement épuisées ou détériorées par la pluie qui avait duré six à sept jours »

Malgré tout, la marche vers le nord se poursuivit et, à nouveau, les magasins ottomans tombèrent aux mains de l’armée d’Orient :

« Nous couchâmes [le 1er mars] à Ramleh ; l’ennemi l’avait évacué avec tant de précipitation, qu’il nous laissa 100 000 rations de biscuit, beaucoup plus d’orge et 1500 outres que Djezzar avait préparées pour passer le désert. »
(Bonaparte au Directoire exécutif, 13 mars)

« [A Ramleh] comme à Gaza, nous trouvons des vivres et des munitions. La division Lannes bivouaque en arrière près du village de Loudd, où elle trouve aussi des magasins de vivres, quelques munitions, ainsi que 1 500 outres.
Les orientaux, en général, ne connaissent point l’usage européen qui consiste à avancer les magasins à l’approche de l’ennemi ; comme leurs troupes ne se retirent qu’à la dernière extrémité, ils n’emmènent avec eux que leurs chevaux, leurs bagages et leurs armes. »
(François)

« L'ennemi avait évacué Ramleh avec tant de précipitation, qu'il nous y abandonna une assez grande quantité de biscuit, de l'orge et des outres. Ce point ainsi que Loudde, approvisionnèrent l'armée pendant le siége |de Jaffa]. »
(Miot)

« L'armée arriva enfin à Ramleh, où se trouvaient plusieurs couvents de moines européens. Ils nous furent d'une grande ressource pour les provisions. L'ennemi nous avait abandonné dans cette ville deux mille paires d'outres et un grand approvisionnement de blé. »
(Malus)

« L’occupation [de Ramlé] nous fut d’un grand secours. C’était là le principal entrepôt du pacha d’Acre pour l’expédition qu’il méditait depuis longtemps pour nous chasser d’Egypte, on y trouva 20 000 quintaux de biscuits, moins bons à dire vrai que les le nôtre, mais en temps de disette tout est bon ; 1500 peaux de boucs ou outres destinés à transporter l’eau pour le passage du désert ; quantité de légumes de toutes espèces, malheureusement que partie de ces ressources furent dilapidées, le soldat ayant tout pillé dans la nuit de notre arrivée »
(Laporte)

« Arrivés à Ramleh et Lydda avec ses vivres, nous y trouvons de nouveaux magasins »
(Detroye)

« Bonaparte dirigea ses phalanges vers Ramlek […] et prit à Diezzar un grand magasin de subsistances. »
(Lattil)

«Nous allâmes passer la nuit à Lydda, petit village où nous avons trouvé d'immenses provisions. Les Turcs sont tellement présomptueux qu'ils ne croient jamais être amenés à quitter leurs postes, si bien que lorsque cela arrive, ils n'ont pas le temps d'évacuer leurs magasins. Cette faute tactique les oblige à tout laisser au grand avantage de leur ennemi. Bonaparte devait sans doute connaître les usages orientaux puisqu'il avait négligé de faire suivre les magasins de vivres à la suite immédiate de son armée. »
(Bernoyer)

« [Des habitants de Ramleh] nous dirent qu'il y avait dans [dans la ville] des magasins considérables de riz, de blé, d'orge, de biscuit et d'outres pour passer le désert
[…]
Ramleh : On fit l'inventaire des magasins; on trouva 100 000 rations de biscuit, beaucoup plus d’orge et 1500 outres. »
(Doguereau)

« Ramleh : Provisions de biscuit trouvées en magasin, de l'orge, des outres, grande ressource pour l'armée.
Village de Bida [Lydda] à 1/4 lieue occupé par le général Valentin où il s'est trouvé environ 140 quintaux de biscuit. »
(Gerbaud)

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:08 
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Vint enfin Jaffa qui fut investie le 3 mars. Un siège de quatre jours commençait.
Les nombreux vivres trouvés notamment à Ramleh servirent aux assiégeants. A croire Laporte, les agrumes furent le quotidien des trois derniers jours (5,6 et 7 mars) :
« L’ardeur des troupes qui avaient faim ne se nourrissant que d’oranges et de cédrats depuis deux jours, était telle que le général en chef crut devoir profiter de cet élan pour ordonner l’assaut »

De son côté, Gerbaud indique l’arrivée, le 4 mars, d’un convoi portant pour 4 jours de biscuits à l’armée et l’envoi, le 6, de détachements chargés d’aller chercher des vivres à Ramleh.


Le 7, l’assaut était lancé et la cité tomba. Comme dans les autres grosses localités précédemment traversées par les Français, les magasins de l’ennemi étaient considérablement pourvus. Et c’était sans compter les navires de ravitaillement qui vinrent se prendre dans les rets des nouveaux occupants de Jaffa.

« Les [8, 9, 10, 11, 12 et 13 mars], l'armée se reposa et se procura des vivres des magasins qu'on avait trouvés ; nous eûmes du riz et de la fort mauvaise galette. »
(Lacorre)

« On trouva à Jaffa […] beaucoup de vivres en biscuits, riz, orge […] en plus 15 bâtiments mouillés dans le port et chargés de vivres. […] Le 8 mars, plusieurs bâtiments turcs, ignorant le sort et la prise de Jaffa, entrèrent dans le port et furent pris. Ils venaient de Saint-Jean-d’Acre et ils étaient chargés de vivres et de munitions. »
(François)

«On [...] trouva [à Jaffa] d'immenses provisions en riz et en biscuit.»
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie par un officier de la 32e demi-brigade)

« Quoique la ville ait été livrée au pillage, on a trouvé de nombreux magasins. On a laissé exister sur le quai les drapeaux musulmans ; ils ont trompé plusieurs barques, qui sont entrées chargées de vivres et de munitions, et que nous avons prises. »
(Peyrusse)

« Les magasins destinés à l'armée turque de Syrie furent saisis. »
(Vigo-Roussillon)

« L’occupation de cette ville nous rendit maître de près de quatre vingt bouches à feu mais toutes de petit calibre, de tout leur attirail, de munitions d’armes et de vivres, objets dont nous avions un pressant besoin, car si nous eussions échoué dans cette attaque, c’en était fait de l’armée, toutes nos ressources étant totalement épuisées ou détériorées par la pluie qui avait duré six à sept jours. »
(Laporte)

« Enfin, Jaffa nous fournit pour vingt-cinq jours de vivres de toute espèce pour aller à Acre. »
(Detroye)

« [L’armée] trouva [à Jaffa] encore deux à trois mille quintaux de riz, quatre à cinq cent mille rations de biscuit. De plus, quinze petits bâtiments de commerce venant de Saint-Jean-d’Acre, et chargés de munitions de guerre et de bouche, entrèrent le 9 dans le port de Jaffa, qu’ils étaient loin de soupçonner au pouvoir des Français. Inutile de dire qu’ils furent immédiatement saisis. »
(Chalbrand)

« Nous trouvâmes [à Jaffa] tous les magasins abondamment fournis de munitions de guerre, de bouche et quinze cents outres. »
(Lattil)

«Dans le port, on a saisi un grand nombre de bâtiments turcs, renfermant des ressources considérables en vivres
[...]
Le convoi s'est accru considérablement par les prises faites à Gaza et à Jaffa et nous emportons des approvisionnements pour huit jours. »
(Journal d'un dragon d'Egypte)

« Nous trouvâmes à Jaffa […] 400.000 rations de biscuit, 2.000 quintaux de riz ; des magasins de savon et plus de 600 chevaux.
[…]
Nous trouvâmes dans le port quelques petits bâtiments, dont la plupart faisaient les transports des munitions de guerre et de bouche de Saint- Jean d'Acre à Jaffa.
Les jours qui suivirent la prise de la ville, il en arriva d'autres portant aussi des munitions ; ils furent pris dans le port »
(Doguereau)

« [8 mars] Entrée d'un
bâtiment venant de Saint-Jean d'Acre et portant du biscuit.
[…]
[9 mars] Deux bâtiments venant d'Acre entrent dans le port. On les dit chargés de riz et de munitions de guerre »
(Gerbaud)


De son côté, Bonaparte écrivait dès le 13 mars au Directoire exécutif :
« Nous avons trouvé à Jaffa […] plus de 400 000 rations de biscuit, 2 000 quintaux de riz. »
Un point sur les « 2000 quintaux de riz ».
Si la Correspondance générale publiée dernièrement par la Fondation Napoléon parle de « 200 000 quintaux » ; les deux ouvrages parus sous le Consulat : « Pièces diverses relatives aux opérations militaires et politiques du général Bonaparte » et « Pièces diverses et correspondance relatives aux opérations de l'armée d’Orient en Egypte » indiquent « 2000 quintaux ». Si ne m'abuse, les « 200 000 » apparaissant pour la première fois dans la Correspondance du Second Empire, mais même à cette époque, selon les éditions, on trouve aussi les « 2000 ».
Quoique il en soit, 200 000 quintaux me paraît énorme. A titre de comparaison, on peut rappeler que 1200 quintaux de riz devaient être stockés à Katieh en vue de l'expédition et que Standelet en transportait 1400 sur sa flotille.
J'opte donc, suivant les publications du Consulat, pour les 2000 quintaux.

Ajouté aux 400 000 rations de biscuit, que représente un tel stock de nourriture ?
On peut pour cela se référer à l'ordre du 25 février, où Bonaparte répartit les rations entre les différentes composantes de son armée (moins la division Reynier), après avoir mis la main sur les vivres trouvés à Gaza. Au total, pour deux jours, sont distribués 10 400 rations de biscuits et 46 quintaux de riz.
En somme, selon le rapport du 13 mars et sur la base des rations de Gaza (en prenant en compte l’ajout de la division Reynier par rapport à l’ordre du 25 février), on peut estimer (estimation haute, les rations du 25 février semblant particulièrement basses pour la division Kléber) qu’il y avait à Jaffa de quoi nourrir l'armée française durant environ une soixantaine de jours (sans parler des stocks de Ramleh et de Gaza ; dans cette dernière place, il y avait encore, deux mois et demi après, 40 000 rations de biscuits et 200 quintaux de riz). Le manque tant de fois mis en avant me laisse donc pour le moins dubitatif.

Une précision tout de même, malgré un tel apport en vivres, Bonaparte souhaitait, grâce aux possibilités que lui offrait la prise d'un port, encore augmenter ses stocks (tout en favorisant le commerce égyptien) :
« Nous avons trouvé beaucoup de riz, et nous en avions besoin, car notre flottille nous manque toujours.
[…]
Comme il y a ici de l'huile et du savon, et d'autres objets qui sont utiles à l’Égypte, et que la Palestine a besoin de riz, engagez les négociants de Damiette à ouvrir un commerce avec Jaffa. Assurez-les qu'ils seront protégés et n'essuieront aucune avanie.
Si la flottille n'était pas partie, prenez toutes les mesures pour la faire sortir. Envoyez-moi aussi des djermes avec du biscuit, droit à Jaffa. »
(Bonaparte à Alméras, 10 mars)

« Engagez les négociants de Damiette à venir vendre leur riz à Jaffa; nous avons ici une grande quantité de savon, engagez les négociants du Caire à venir en acheter: ils savent que je protége le commerce, ils n'ont à craindre ni avanies, ni tracasseries; il y a ici des articles qui manquent en Egypte, tels que le savon, l'huile, etc., qu'ils apportent en échange du blé et du riz. Prenez toutes les mesures pour activer autant que possible ce commerce. »
(Bonaparte à Poussielgue, 10 mars)


Les stocks considérables trouvés dans la ville doivent cependant être relativisés par différentes considérations : le manque de bêtes de somme, dévorées par la troupe, mortes de fatigue ou de soif, ou suite aux intempéries survenues lors de la sortie du désert ; manque fort préjudiciable dans le cadre du ravitaillement d'une armée devant quitter la ville et filer vers le nord ; ou encore les souffrances liées à la faim ; souffrances vieilles d'à peine trois semaines et susceptibles de faire naître chez le soldat un sentiment de prudence vis à vis de l'utilisation des vivres, quel que soit la quantité trouvée.

D'ailleurs, la troupe connaissait-elle véritablement l'état des stocks disponibles (stocks anciens trouvés à Gaz, Ramleh ou Lydda ; et stocks de Jaffa) ? A lire les Mémoires de Beauharnais, on est en droit d'en douter :
«On n'avait point de vivres pour ces prisonniers; les ressources que pouvaient présenter la ville de Jaffa venaient d'être anéanties par l'effet du pillage; en sorte que l'armée était à la veille de manquer de subsistances. [...] Tels sont les motifs [Beauharnais ajoute l'argument des « parjures »] qui furent alors exposés à l'armée pour justifier une mesure aussi cruelle. »

On aurait donc annoncé à l'armée que les ressources de Jaffa avaient été « anéanties ». Après la disette et les rationnements sévères de la traversée du désert (tourments où la responsabilité de Bonaparte est loin d'être négligeable), un tel mensonge pouvait se révéler un argument de poids si l'on désirait persuader la troupe de l'impossibilité de nourrir les prisonniers.

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Message Publié : 14 Mars 2015 11:12 
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Si la question des vivres s'effrite ici fortement (même si on ne peut la balayer complètement), restait néanmoins le problème des hommes destinés à garder ou escorter les prisonniers.
Si une telle ponction dans les effectifs était jugée impossible au regard des objectifs fixés, pouvait-on alors envisager d'autres options comme l'échange de prisonniers ou, comme ce qui avait été fait à El-Arish, la libération sous conditions ?

L'échange fut évoqué en ces termes par Vigo-Roussillon :
« [L'armée française] ne pouvait les échanger, puisque les Turcs, nous faisant une guerre à mort, n'avaient entre leurs mains aucun prisonnier français. »

Djezzar en avait-il seulement l'envie ? On peut ici se référer au témoignage de Delessalle, alors prisonnier à Acre (il convient cependant de préciser qu'à cette date les massacres de Jaffa avaient déjà été opérés) :
« [Smith] m'assura très affectueusement qu'il emploierait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour adoucir mes maux et me soustraire à l'esclavage ; il en parlai même au pacha en ma présence, et lui proposa mon échange de guerre, ajoutant qu'il serait possible que le général Bonaparte eût des prisonniers turcs, que par son entremise on pourrait traiter aussi de leur échange ; le terrible pacha fit répondre au commodore, par son interprète, que si Bonaparte avait quelques Turcs prisonniers, il pouvait fort bien leur faire sauter la tête ; que pour lui il ferait sauter toutes celles des Français qui tomberaient entre ses mains. »
(Cent heures d'agonie, ou Relation des aventures d'Augustin Delesalle, sous-lieutenant au 3e Régiment de Dragons, fait prisonnier par les Arabes, en Syrie, le 23 ventôse an VII)

Si aucun échange ne fut envisagé suite à la prise Jaffa, les Français tentèrent néanmoins l'affaire durant le siège d'Acre. 450 prisonniers ayant été faits par la flottille de Perrée le 5 mai (sans parler de ceux qui n'avaient pas été fusillés à Jaffa), on proposa en effet le 13 mai à Djezzar de les échanger :
« Le général en chef me charge de vous proposer une suspension d'armes pour enterrer les cadavres qui sont sans sépulture sur le revers des tranchées. Il désire aussi établir un échange de prisonniers; il a en son pouvoir une partie de la garnison de Jaffa [on peut se souvenir que les officiers des canonniers avaient épargnés ; ordre du 9 mars], le général Abdallah, et spécialement les canonniers et bombardiers qui font partie du convoi arrivé il y a trois jours à Acre, venant de Constantinople.»

Deux parlementaires furent envoyés sans succès.


Abordons à présent la question de la libération sous conditions qui, elle, fut bien plus commentée :

« Le manque de foi de ces troupes étant reconnu par l'expérience, renvoyer les autres prisonniers de la même manière, c'était s'exposer bien certainement à les retrouver le lendemain armés contre nous. »
(Beauharnais)

« [Bonaparte] sachant par expérience qu’il était imprudent de se fier à la parole donnée par les hordes de barbares qu’il avait fait prisonniers dans les différentes étapes de sa campagne, ne pouvait les renvoyer dans la crainte qu’ils ne se jettent dans l’armée des Naplousiens, des pachas de Damas et d’Alep, déjà supérieure à nous dans des proportions considérables. »
(François)

« Les renvoyer à leurs corps réciproques était chose impraticable. »
(Krettly)

« Il était certain que, si on les mettait simplement en liberté, ces hommes iraient immédiatement grossir les rangs de l'armée que l'on venait de combattre. »
(Vigo-Roussillon)

« Leur laisser la liberté sur parole, c'était, malgré tous les engagements qu'ils pouvaient prendre, les envoyer grossir nos ennemis, et particulièrement la garnison de Saint-Jean-d'Acre ; car Djezzàr n'était point homme à respecter les promesses faites par ses soldats, peu religieux eux-mêmes sur un point d'honneur dont ils ignorent la force. »
(Miot)

« Leur rendra-t-on une entière liberté ? Mais ces hommes iront tout de suite à St.-Jeand'Acre renforcer le pacha, ou bien ils se jetteront dans les montagnes de Naplouse, nous feront beaucoup de mal sur nos derrières et sur notre flanc droit, et nous donneront la mort pour prix de la vie que nous leur aurons laissée. Cela est incontestable. Qu'est-ce qu'un chien de chrétien pour un Turc ? cela sera encore pour eux un acte religieux et méritoire aux yeux du Prophète. »
(Bourrienne)

«Leur rendre la liberté ? Mais ces prisonniers iront de suite renforcer le pacha de Saint-Jean-d'Acre, ou nous feront dans les montagnes une guerre acharnée de partisans. »
(Campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie / par un officier de la 32e demi-brigade)

« Alors, d’autres émirent l’avis qu’il fallait les renvoyer sur parole en leur faisant promettre de ne pas porter les armes contre nous pendant un temps convenu, mais on observa de suite qu’avec des barbares cela ne pouvait avoir lieu, que dès le lendemain de leur renvoi, ils seraient réarmés et viendraient tirer vengeance de la perte de leurs camarades »
(Niello Sargy)

« Les renvoyer sur parole ? Précaution illusoire, abusive. »
(Richardot)


Une réflexion de ce type de la part de Beauharnais et de Richardot, qui affirment que d’anciens défenseurs d’El Arish se trouvaient bien parmi les prisonniers de Jaffa, apparaît assez logique.
En revanche, un tel argument est plus fragile chez les six autres où la présence de supposés parjures n’est pas évoquée sous leurs plumes, laissant du coup supposer que les clauses de la capitulation d’El-Arish avaient bien été respectées par la garnison de ce fort.

Les prisonniers, qui venaient de tomber à Jaffa pour la première fois aux mains des Français et à qui on offrirait le liberté sous condition, auraient-ils forcément violer leur serment ?
Il est impossible de répondre. En revanche, à l'époque, certains jugèrent que la réponse à cette question ne pouvait être qu'affirmative.
En somme, les libérer revenait à les retrouver sous peu, armes à la main, à Acre ou dans les rangs de l'armée de Damas. Un tel sentiment permet tout de même alors de s'interroger sur l'emploi d'une telle pratique à El-Arish.
Les retrouver sous les armes mettait-il en péril l'armée ? Fatalement, il aurait fallu les combattre à nouveau et courir de nouveaux risques liés à toute affaire guerrière. A quel degré peut-on élever les périls encourus ? Difficile de répondre.


Ainsi, jugeant de l'impossibilité de les nourrir et de fournir une garde nécessaire à leur emprisonnement, ainsi que de les libérer sans risquer d'avoir à les combattre à nouveau, Bonaparte décida, suite à un conseil, de violer les lois de la guerre relatives à la sauvegarde des prisonniers de guerre, au nom d'un autre principe fondamental (c'est tout du moins ce qui ressort des justifications des mémorialistes), la sauvegarde de ses hommes.
J'ai présenté plus haut toutes les réserves que l'on peut émettre vis à vis des différents arguments avancés pour justifier ces exécutions de masse. On peut également ajouter que Napoléon ne retint pas ces justifications et opta finalement, dans son récit dicté à Bertrand, pour le mensonge en affirmant n'avoir fait, conformément aux lois de la guerre, fusiller que les « parjures » d'El-Arish. On peut s'interroger sur une telle stratégie de communication si les arguments liés à la nourriture, à la garde ou la libération conditionnelle (pourtant abordés, en marge de l'argument massue des « parjures » par l'Empereur face à Caulaincourt, Ebrington et O'Meara) étaient si implacables.
On peut également rappeler l’interception du navire turc, le 5 mai, par Perrée. Les 450 artilleurs pris à bord furent débarqués ensuite à Jaffa. Je n’ai vu nulle part que ces hommes furent passés par les armes. On peut d’ailleurs se souvenir des mots dont usa Bonaparte, le 16 mai, quand il annonça à Dugua et Divan du Caire son prochain retour en Egypte : « J’emmènerai avec moi beaucoup de prisonniers. »


D'autres arguments, aussi tus par l'Empereur, sont-ils envisageables ?
De nombreux historiens récents de la campagne d'Orient, avancent un point qui joua dans la décision prise par Bonaparte de mettre à mort les prisonniers de Jaffa : la volonté d'inspirer la terreur à ses ennemis afin de faciliter la soumission des provinces limitrophes, ainsi, et surtout, que la chute d'Acre.

La terreur n'était pas chose nouvelle en Orient. Bonaparte, lui-même confronté à un ennemi aux pratiques jugées barbares, en avait fait l'expérience très tôt :
« Tous les villages qui prendraient les armes contre l’armée seront brûlés. »
(Bonaparte, Proclamation du 1er juillet 1798, jour même de son arrivée en Egypte)

« Il faut que vous traitiez les Turcs avec la plus grande sévérité ; tous les jours ici je fais couper trois têtes et les promener dans le Caire ; c’est le seul moyen de venir à bout de ces gens-ci. »
(Bonaparte à Zajonchek, 30 juillet 1798)

« Les Turcs ne peuvent se conduire que par la plus grande sévérité ; tous les jours je fais couper cinq à six têtes dans les rues du Caire. Nous avons dû les ménager jusqu’à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait : aujourd’hui, au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que ces peuples obéissent ; et obéir, pour eux, c’est craindre. »
(Bonaparte à Menou, 31 juillet 1798)
En entamant sa campagne de Syrie, l'option de la terreur n'était pourtant pas première. Ainsi, le 10 février, Bonaparte notifiait au Directoire exécutif le troisième but de son expédition :
« Oter à la croisière anglaise les subsistances qu'elle tire de Syrie, en employant les deux mois d'hiver qui me restent à me rendre, par la guerre et par des négociations, toute cette côte amie »

On retrouva ce type d'attitude à Gaza quand, une fois l'ennemi ayant opposé hors les murs quelque résistance avant de battre en retraite, les habitants vinrent se soumettre à l'envahisseur. En réponse, Bonaparte leur offrit sa protection et l'assurance que la ville ne serait pas pillée.
De la même manière, le 2 mars, alors à Ramleh, Bonaparte notifiait à Kléber :
«Si vous pensez qu'un mouvement de votre division sur Jaffa en accélère la reddition, je vous autorise à le faire. Si vous entrez dans la ville, prenez toute les mesures pour empêcher le pillage »
Outre le fait de préserver les ressources susceptible de se trouver dans la cité, un tel ordre pouvait placer les habitants, comme à Gaza, dans de bons sentiments vis à vis de l'armée française.
Il n'en fut cependant rien. Il fallut assiéger la ville, et au rejet des offres de capitulation s'ajouta l'insulte de la décapitation de l'émissaire envoyé à cette fin. Jaffa fut donc châtiée. Les mémorialistes s'accordent tous pour décrire l'horreur de la mise à sac. Bonaparte lui-même le reconnaît dans son rapport du 13 mars : « nous étions maîtres de la ville, qui, pendant vingt-quatre heures, fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne m'a paru aussi hideuse. »
Un tel châtiment pouvait laisser à réfléchir ceux qui voudraient résister à l'armée d'Orient. Mais ce châtiment avait-il le même poids si on épargnait une partie de la garnison ?
Bonaparte avait lu Volney (Voyage en Syrie et en Egypte pendant les années 1783, 1784 et 1785) et connaissait le siège qu’avait connu Jaffa treize ans plus tôt, en 1776.
Le 19 mai de cette année, la ville tombait en effet aux mains du mamelouk Muhammad, surnommé également Abou Dahab, chef de l’Egypte depuis sa victoire contre son ancien maître : Ali Bey al-Kabir.
Désireux de le maintenir dans sa sphère d’influence, le Sultan avait offert à Abou Dahab le sud de la Palestine tout en le poussant à marcher contre le rebelle arabe siégeant à Acre : Dahir Umar.
La campagne débuta en février 1776. Gaza, Ramla tombèrent aux mains des Egyptiens, mais Jaffa, dernier bastion avant Acre, résista. Le siège commença le 3 avril. Un mois plus tard la petite cité cédait. Je laisse ici la parole à Volney :
« L’attaque recommença ; l’armée alors s’y précipita en foule, et la ville éprouva les malheurs du sac : femmes, enfants, vieillards, hommes faits, tout fut passé au fil su sabre et Mohammad, aussi lâche que barbare, fit ériger sous ses yeux pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les têtes de ces infortunés ; on assure qu’elles passaient douze cents. Cette catastrophe, arrivée le 19 mai 1776, répandit la terreur dans tout le pays. Le cheikh Dâher même s’enfuit d’Acre. »
Son fils Ali le remplaça, mais pas plus que son père ne défendit Acre. Et il abandonna la ville à l’armée égyptienne.

Bonaparte s’inspira-t-il du siège de 1776 ? On est en droit de se poser la question.
Toujours est-il que dès le 9 mars, « l’exemple » (pour reprendre l’expression même de Bonaparte) de Jaffa (en miroir à celui de Gaza) était lancé sur la Palestine :

« [Si les habitants de Naplouse] veulent la paix, qu'ils chassent les Mameluks de chez eux et me le fassent connaître, en promettant de ne commettre aucune hostilité contre moi. S'ils veulent la guerre, je la leur porterai moi-même. Je suis clément et miséricordieux envers mes amis, mais terrible comme le feu du ciel envers mes ennemis. »
(Bonaparte au cheik de Naplouse, 9 mars)


« Ceux qui se déclarent mes amis prospèrent. Ceux qui se déclarent mes ennemis périssent. L'exemple qui vient d'arriver à Jaffa et à Gaza doit vous faire connaître que, si je suis terrible pour mes ennemis, je suis suis bon pour mes amis, et surtout clément et miséricordieux le pauvre peuple. »
(Bonaparte aux cheiks, ulémas et habitants des provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa, 9 mars)

« Les habitants de Jérusalem peuvent choisir la paix ou la guerre: s'ils choisissent la première, qu'ils envoient au camp de Jaffa des députés pour promettre de ne jamais rien faire contre moi ; s'ils étaient assez insensés pour préférer la guerre, je la leur porterai moi-même. Ils doivent savoir que je suis terrible comme le feu du ciel contre mes ennemis, clément et miséricordieux envers le peuple et ceux qui veulent être mes amis. »
(Bonaparte aux cheiks, ulémas et commandant de Jérusalem, 9 mars)

« Les provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa sont en mon pouvoir. J'ai traité avec générosité celles de vos troupes qui se sont rendues à ma discrétion. J’ai été sévère envers celles qui ont violé les droits de la guerre. Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d’Acre.
[…]
Redevenez mon ami, soyez l’ennemi des mamelouks et des Anglais ; je vous ferai autant de bien que je vous ai fait et que je peux vous faire du mal. »
(Bonaparte à Ahmed Djezzar, 9 mars)

Acre ne trembla finalement pas et des villages naplousains, malgré les menaces du 9 mars, s’étant soulevés furent brûlés.
De ce point de vue là, l’effet des fusillades de Jaffa semble négligeable.
En ce 14 mars, jour où il quittait Jaffa après y être entré sept jours plus tôt, Bonaparte pouvait cependant nourrir quelque espoir sur ce point. Il devra déchanter…





Restaient ces amas de cadavres tombés au nom, tout du moins on l’affirma au moment où la mitraille allait cracher, de la nécessité. On a vu plus haut toutes les réserves qui peuvent être émises sur cette fameuse nécessité.

En résumé, à Jaffa s’opposèrent deux principes : « Des prisonniers n'appartiennent pas à la puissance pour laquelle ils ont combattu; ils sont sous la sauvegarde de l'honneur et de la générosité de la nation qui les a désarmés » et « Le salut de l'armée avant tout ».
Le second, le 8 mars 1799, l’emporta. Etait-il si impérieux de l’invoquer ce jour-là ?
En ne justifiant les fusillades que par le mensonge de l’exécution des seuls « parjures » dans son récit final à Bertrand, Napoléon semble répondre à la question…

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" Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)


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Message Publié : 22 Avr 2015 9:31 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Quelques caricatures anglaises sur les massacres de Jaffa :


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Message Publié : 22 Avr 2015 9:58 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 13 Mars 2010 20:44
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Infatigable Drouet !
:wink:
Sauriez-vous si les Turcs (d'ailleurs, sont-ce des Turcs de Turquie ?) ont exploité ce drame à des fins de propagande anti-Française plus tard ?

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il pleuvait, en cette Nuit de Noël 1914, où les Rois Mages apportaient des Minenwerfer


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