Question leçon de politique, il y a cette lettre adressée à Eugène à la date présumée du 7 juin 1805 :
« Mon Cousin, en vous confiant le gouvernement de notre royaume d’Italie, nous vous avons donné une preuve de l’estime que votre conduite nous a inspirée pour vous. Mais, encore dans un âge où l’on ne connaît pas la perversité du cœur humain, nous ne saurions vous recommander trop de circonspection et de prudence. Nos sujets d’Italie sont naturellement plus dissimulés que ne le sont les citoyens de la France. Vous n’avez qu’un moyen de conserver leur estime et d’être utile à leur bonheur, c’est de n’accorder votre confiance entière à personne, de ne dire à personne ce que vous pensez des ministres et des grands officiers qui vous environnent. La dissimulation, naturelle à un certain âge, n’est pour vous qu’une affaire de principe et de commandement. Quand vous aurez parlé d’après votre cœur et sans nécessité, dites-vous en vous-même que vous avez fait une faute, pour n’y plus retomber. Montrez pour la nation que vous gouvernez une estime qu’il convient de manifester d’autant plus que vous découvrirez des motifs de l’estimer moins. Il viendra un temps où vous reconnaîtrez qu’il y a bien peu de différence entre un peuple et un autre. Votre administration ayant pour but le bonheur de mes peuples d’Italie, le sacrifice des choses de leurs coutumes contre lesquelles vous êtes passionné est le premier que vous leur devez. Dans toute autre position que celle de vice-roi d’Italie, faites-vous gloire d’être Français; mais vous devez ici le faire oublier, et vous n’aurez réussi qu’en persuadant que vous aimez les Italiens. Ils savent qu’on n’aime que ce qu’on estime. Cultivez leur langue; qu’ils fassent votre principale société; distinguez-les dans les fêtes d’une manière particulière; approuvez ce qu’ils approuvent et aimez ce qu’ils aiment. Parlez le moins possible : vous n’êtes pas assez instruit et votre éducation n’a pas été assez soignée pour que vous puissiez vous livrer à des discussions d’abandon. Sachez écouter, et soyez sûr que le silence produit souvent le même effet que la science. Ne rougissez pas d’interroger. Quoique vice-roi, vous n’avez que vingt-trois ans, et quelque chose que dise la flatterie, tout le monde connaît secrètement ce que vous savez, et vous accorde plus d’estime par l’espérance de ce que vous serez que par l’opinion de ce que vous êtes. N’imitez pas en tout ma conduite; vous avez besoin de plus de retenue. Présidez peu le Conseil d’état; vous n’avez pas assez de connaissances pour le présider avec succès. Je ne verrai pas d’inconvénient à ce que vous y assistiez sous la présidence d’un consulteur, qui présiderait de sa place. La connaissance qui vous manque de la langue italienne, et même de la législation, est un très bon prétexte pour vous abstenir. Ne prenez jamais la parole au Conseil : on vous écouterait sans vous répondre, mais on verrait aussitôt que vous n’êtes pas en force pour discuter une matière. On ne mesure pas la force d’un prince qui se tait ; quand il parle, il faut qu’il ait la conscience d’une grande supériorité. N’ajoutez aucune foi aux espions. Il y a plus d’inconvénient que d’avantage à en avoir. Il n’y a jamais d’inquiétude à concevoir à Milan, et peut-être même dans aucun pays. Votre police militaire, qui vous assure de vos troupes, est tout ce qu’il vous faut. L’armée est le grand objet dont vous pouvez vous occuper directement et par vos propres connaissances. Travaillez deux fois par semaine avec vos ministres : une fois seul avec chacun d’eux; une autre fois en conseil. Une partie du bien que vous pouvez faire sera fait lorsque vos ministres et vos conseillers seront persuadés que vous discutez pour ne vous rendre qu’à la raison et sans vous laisser prévenir. Dans les cérémonies publiques et dans les fêtes, quand vous aurez des étrangers et des Français, sachez bien la place qu’ils doivent occuper et ce que vous devez faire. Il convient que vous ne fassiez jamais une école dans cette partie, et il faut éviter avec le plus grand soin de vous exposer à des affronts. Si cela arrivait, ne le souffrez pas. Princes, ambassadeurs, ministres, généraux, faites arrêter dans votre palais quiconque vous aurait offensé, fût-ce un ambassadeur d’Autriche ou de Russie. Mais, encore une fois, ces événements sont toujours fâcheux. Ce qui est indifférent pour moi est pour vous une affaire épineuse et de conséquence. Votre grand intérêt est de bien traiter les nationaux, de les connaître tous, de savoir quel est leur nom, quelle est leur famille. Ne montrez pas trop d’empressement aux étrangers; il n’y a jamais rien à gagner avec eux. Un ambassadeur ne dira pas de bien de vous, parce que son métier est de dire du mal. Les ministres étrangers sont, dans la force du terme, des espions titrés. Il ne peut y avoir d’inconvénient à les éloigner de vous; ils sont toujours plus disposés à estimer ce qu’ils voient peu que ce qui leur témoigne amitié et bienveillance. Il n’y a ici qu’un homme essentiel, le ministre des finances ; c’est un travailleur qui connaît bien sa partie. Quoiqu’on sache que je suis derrière vous, je ne doute pas que l’on ne cherche à étudier votre caractère. Faites exécuter vos ordres, surtout de la part des militaires ; ne souffrez jamais qu’ils y manquent. Le décret public que j’ai signé désigne la portion d’autorité que je vous confie; je m’en réserve une plus grande, c’est de vous diriger dans vos opérations. Écrivez-moi chaque jour ce qui vous sera arrivé. Ce n’est que successivement que vous apprendrez comment j’envisage chaque question et chaque objet. Ne montrez mes lettres à qui que ce soit, et sous quelque prétexte que ce puisse être. On ne doit savoir ni que je vous écris, ni ce que je vous écris. Ayez une chambre où personne n’entre, pas même votre secrétaire intime et votre secrétaire des commandements. M. Méjan [secrétaire des commandements d’Eugène] vous sera utile, s’il ne cherche pas à gagner de l’argent; et il ne cherchera pas à gagner de l’argent, s’il sait que vous regardez ses actions et qu’une seule faute de ce genre le perdrait dans mon esprit comme dans le vôtre. Il doit être bien payé et avoir l’espoir de toute espèce d’avancements; mais il faut pour cela qu’il soit sur pied nuit et jour; s’il prend l’habitude de ne travailler qu’à des heures fixes et de s’amuser le reste du jour, il ne vous servira de rien. Vous aurez à réprimer en lui, comme dans les autres Français, la disposition qui les porte à dépriser le pays, d’autant plus que la mélancolie s’y joindra; car le Français n’est bien nulle part qu’en France. Tenez en règle ma Maison, mes écuries, et, au moins tous les huit jours, arrêtez tous mes comptes. Cela est d’autant plus nécessaire qu’ici l’on ne sait pas administrer. Ayez à Milan une parade tous les mois. Environnez-vous, de préférence, des jeunes gens du pays; les vieux ne sont bons à rien. Je distribuerai, tous les deux mois, les fonds pour le crédit des ministres. En conséquence, vous m’enverrez l’état des demandes de chaque ministre, et, avec cet état, ceux de situation du trésor public et des ordonnances délivrées pour les deux mois précédents. Vous m’adresserez la feuille de travail des ministres, le procès-verbal du Conseil d’état, l’état de situation des troupes et les rapports de police. Vos fonctions sont importantes et votre besogne très considérable. Étudiez-vous à connaître l’histoire de chacune des villes qui composent mon royaume d’Italie ; visitez les places fortes et toutes les positions célèbres par des combats. Il est probable qu’avant que vous ayez trente ans [avant six ans] vous ferez la guerre, et c’est un grand acquis que la connaissance du territoire. Enfin, soyez inflexible pour les fripons. C’est une victoire gagnée pour l’administration que la découverte d’un comptable infidèle. Ne souffrez pas que l’armée française fasse la contrebande. »
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
|