Jean-Clément Martin a commenté l’ouvrage en question en ces termes :
« Des bonnes relations entre Droit et Histoire à propos de la notion de génocide
et à propos du livre de Jacques Villemain, Vendée 1793-1794, Editions du Cerf, 2017, 305 pages, 24 euros.
Comment faut-il s’aventurer dans une discipline intellectuelle avec les instruments empruntés à une autre ? C’est la question qui est posée par l’Auteur, juriste, à propos de la guerre de Vendée et du débat autour du « génocide ». Il le fait certes à raison, mais aussi sans précaution et modestie, si bien que ce livre ravive une polémique, à partir d’arguments contestables et qu’il convient de revenir à une lecture respectueuse des méthodes historiques.
L’argument essentiel du livre tient à l’utilisation par les historiens – dont je suis - de la notion juridique de « génocide », après qu’elle a été réélaborée et mise en œuvre dans les procédures du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda et de la Cour Pénale Internationale. L’évolution de la jurisprudence a profondément modifiée la définition qui avait été proposée par R. Lemkin et celle qui fut adoptée ensuite par l’Assemblée générale des Nations Unies. L’Auteur relève que les éléments de jugement employés par les historiens ne prennent pas suffisamment en considération ces mutations et continuent de se référer au génocide commis par l’Allemagne nazie sur les Juifs pour tirer des éléments de comparaisons, en recherchant une intention idéologique marquée, une administration étatique, une définition claire de la population persécutée, toutes caractéristiques que les génocides récents n’ont pas possédées.
L’examen qu’il effectue sur ces bases de la guerre de Vendée mérite l’attention, puisqu’il remet en cause l’usage des notions de « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « génocide » pour conclure qu’en 1793-1794 il aurait eu ces trois types d’Entreprises Criminelles Concertées de mars 1793 à octobre 1793 et janvier 1794.
La première difficulté de sa démonstration tient à la faiblesse des arguments tirés de l’histoire. Si les historiens adoptent sans réflexions suffisantes les critères de définition des crimes, l’Auteur ne s’embarrasse pas de précautions pour appuyer son jugement d’exemples jugés déterminants : telle citation d’un soldat, tel extrait de lettres, tel mot d’un représentant en mission, évidemment telle phrase de Robespierre, considéré comme le maître du pays…, comme si tout élément faisait sens pour qualifier la Révolution dans son ensemble et surtout dans sa complexité et ses contradictions.
Pour prendre un exemple particulièrement important, il interprète sans aucune connaissance des faits les décrets du 19 mars 1793, du 1er août 1793 et du 1er octobre 1793. Lorsque le décret du 19 mars 1793 crée la notion de hors-la-loi avec une procédure expéditive pour la comparution et l’exécution sous 24 heures des personnes concernées, il ne suffit pas de citer l’étude du juriste Eric de Mari en oubliant ce qui en fait l’importance, la loi initialement prévue contre les Bretons insurgés a été appliquée de façon pragmatique par des juges selon les circonstances et les lieux concernés, si bien que la loi, contrairement à ce qui est assuré p. 61 ne visait pas les « Vendéens » [1]. Il ne suffit pas non plus de relever que la loi du 1er août a été prise dans la précipitation et dans l’emphase avec l’invocation de la nécessité de « détruire la Vendée » proclamée à plusieurs reprises par Barère, si l’analyse néglige la fonction que ce discours et ce texte jouent dans la lutte à mort engagée entre les factions révolutionnaires, Montagnards contre sans-culottes, mais aussi Montagnards au pouvoir et anciens girondins et anciens dantonistes qui peuplent les bancs de l’Assemblée, les instances administratives départementales et pour une partie les hauts grades militaires.
Que la loi du 1er octobre soit mal écrite, redondante et irréaliste, puisqu’elle réclame l’arrêt de la guerre de Vendée, ne dit rien de l’état mental des Conventionnels, comme le sous-entend l’Auteur mais tout de leur incapacité à diriger effectivement la conduite de la guerre. Ajoutons qu’il est inutile d’invoquer le décret du 7 prairial an II qui avait décrété de mettre à mort les prisonniers anglais ou hanovriens quand on ne sait pas les raisons politiciennes qui provoquèrent sa rédaction. Toutes ces lois ne sont pas des normes mais des armes pour éliminer des adversaires politiques révolutionnaires. Qu’elles soient des bricolages juridiques et que leurs effets aient été terribles est une évidence, que j’ai contribué à établir[2], il est cependant inapproprié d’en tirer des lectures idéologiques aussi réductrices et fausses.
L’histoire n’est sans doute pas une science dure, comme le souhaiterait l’Auteur qui serait prêt à décerner le qualificatif à l’archéologie au motif que les pierres et les os ne mentiraient pas ; elle n’en a pas moins ses exigences et surtout sa connaissance des temps antérieurs sur lesquels il est illusoire de plaquer des considérations actuelles. Que les armées révolutionnaires n’aient pas fait de distinction entre combattants et non-combattants dans la répression, en violation de l’article 8 de la loi du 1er août 1793, censé protéger les femmes, les enfants et les vieillards, est une évidence, que j’ai régulièrement rappelé. Qu’il n’y ait pas d’excuses à chercher est une autre évidence.
Cependant, l’étude du passé apprend que la distinction n’a guère de sens dans les armées de l’époque, où les femmes et les jeunes adolescents sont mêlés aux troupes et font éventuellement le coup de feu si nécessaire, ou surtout ils servent d’aides de camp, d’émissaires, d’espions. C’est encore plus vrai dans tous les cas d’insurrections locales et régionales, quand des rébellions mobilisent des villages ou des bourgs et qu’elles s’affrontent à des soldats venus d’ailleurs, incapables de parler la langue vernaculaire et persuadés, à juste titre le plus souvent, d’être environnés d’ennemis cachés sous les vêtements quotidiens. Le guasto pratiqué pendant les guerres d’Italie estsuffisamment attesté dans toute l’Europe moderne pour que nous sachions que la Vendée n’a été qu’un exemple parmi d’autres. Sous d’autres formes, avec autant d’intensité, ce genre de pratique a été mené dans les derniers siècles sur tous les continents. Il suffit de penser à la guerre menée au Viet Nam et aux débordements qui eurent lieu pour comprendre à quel point cette triste réalité est universelle et ne peut pas être tenue pour discriminante pour la Vendée.
De la même façon, il n’est pas besoin de s’étonner du flou juridique autour du mot « brigand » qui est retenu pour qualifier les insurgés. L’Auteur le note lui-même, les révolutionnaires continuent de recourir à une qualification vieille comme le monde et déjà employée par la monarchie. Mais la conséquence la plus importante n’est pas tirée. Il n’y eut pas que la Vendée, et loin de là, à posséder ses « brigands » qu’il fallait détruire. Le moindre examen des textes émanant du Comité de Salut public montre sans beaucoup chercher que des « brigands » sont traqués partout en France. Il y a bien là, et c’est un trait de l’époque, une culture de la mort, comment appeler ça autrement, qui est partagée par tous et qui ne disparaît sans doute pas avant les années 1840-1850, voire 1870. Reste que cette violence commune n’est pas l’apanage d’un régime ou d’un groupe, il suffit de voir, événement bien connu, ce que furent les massacres de Machecoul (Loire-atlantique) en mars 1793 pour comprendre qu’entre deux populations proches, distinctes sur des questions apparemment limitées de pratiques religieuses et d’habitudes de vie quotidienne, couvait une haine qui fit que, profitant du changement politique, les voisins tuèrent les voisins – à vrai dire comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie - les arguments idéologiques se surimposant à ces actes.
Il n’est pas contradictoire d’écrire, comme l’Auteur me le reproche expressément, que la région Vendée était tout à la fois comparable à toutes les zones marquées par une identité communautaire forte qui la différenciait des zones urbaines, engagées dans la modernité, sans que cela crée une identité particulière spécifique. La « région-Vendée », appellation certes compliquée mais qu’il conviendrait d’employer plutôt que « Vendée » qui crée beaucoup de confusions, fut par contre bien créée par les révolutionnaires parisiens en mars 1793 à l’occasion de discussions opposant Girondins et Montagnards. Toute autre identité est illusoire. En revanche, je maintiens que je ne comprends toujours pas que l’Auteur ne s’intéresse pas à la répression des Basques, déportés parce que basques en 1794, aux Catalans pourchassés parce que ne parlant pas français, voire aux Alsaciens germanophones qui furent persécutés[3].
Dans ce maelström, il n’est pas possible, comme l’Auteur l’assure, de trouver une ligne politique claire. Sa démonstration ne retient des exactions, bien connues et dénoncées par des historiens républicains depuis plus d’un siècle, commises par les colonnes infernales que quelques cas les plus cités, sans tenir compte du fait que la moitié de ces colonnes, par l’effet de positions prises par les généraux les commandant, ne s’adonnèrent pas à ces pratiques systématiques et inefficaces. En janvier 1794, comme avant, il n’y avait pas unité de vue, orientations politiques claires, chaînes de commandement établies. Les massacres, destructions et tortures exécutées sont suffisamment documentés pour qu’il ne soit pas possible de les imputer à un courant, à un groupe ou à un gouvernement ni qu’il soit possible de les lier à la désignation d’une population particulière. Ces pratiques, que l’on peut retrouver dans l’Italie des années 1797-1815, dans l’Espagne de 1808-1809 sont dépendantes du climat de la guerre, des rivalités internes et aussi des jeux politiciens. Même sous le commandement de Turreau, il n’y eut pas de répression systématique dans toute la région-Vendée, notamment là où des représentants en mission, Montagnards pourtant mais jaloux de leurs prérogatives, empêchèrent le passage des troupes – j’ajoute que je ne tire de ces faits aucun argument moral ou politique.
Les arguments du juriste sont peu appropriés en l’occurrence pour rendre compte de la politique suivie par les Conventionnels à propos de la guerre de Vendée. Ils n’ont pas le contrôle des armées commandées par des généraux qui dépendant du ministère de la Guerre, dépendant des sans-culottes. La situation est à l’évidence acceptée par Robespierre, et d’autres membres du comité de Salut public, jusqu’en décembre 1793, avant qu’il s’oppose à la déchristianisation et qu’il remette en cause les mesures prises à Lyon et à Marseille, puis à Nantes. La mise en place du gouvernement révolutionnaire à ce moment précis correspond à l’écroulement du pouvoir sans-culotte lié à la disparition des armées qui ont affronté et anéanti les Vendéens partis outre-Loire. En revanche, la guerre n’est pas achevée au sud Loire, alors que les Bretons entrent à leur tour en insurrection ouverte.
J’arrive à penser que la politique suivie par la Convention a été un calcul cynique, puisque après mars 1794, elle n’a plus à craindre pour sa survie immédiate, les deux menaces représentées par les Vendéens et par les sans-culottes étant dorénavant contenues – mais pas supprimées, on sait que les Vendéens, toujours dangereux, obtiendront une paix de la République en 1795, et que les sans-culottes se révolteront la même année. Les massacres dans la région-Vendée résultent de ce que la guerre fut une guerre « politique », comme on dit un procès « politique », provoquée pour résoudre des des rivalités politiciennes. Ce n’est certainement pas une réponse digne du droit, sauf à rappeler l’évidence que c’est la force qui fonde le droit et que seule l’histoire est capable d’en établir la généalogie.
Ce rappel du point de vue de l’histoire doit s’accompagner de trois autres mises en garde. Qu’il faille tenir compte comme l’Auteur l’assure à raison de l’évolution de la jurisprudence sur le génocide, doit obliger à prendre aussi en compte, en retour, l’épaisseur historique qui a présidé à cette mutation. La transformation du droit est advenue sous la pression de la communauté internationale, en réaction aux événements. Le point de vue du juge, ni même du législateur n’est pas supérieur à celui de l’historien ; en dernier recours c’est même ce dernier qui est capable d’expliquer et de comprendre les changements des normes juridiques. Il suffit de suivre les hésitations du droit international sur le génocide pour perdre toute prétention à dire la vérité de cette façon absolue[4].
Reconnaître qu’une notion juridique est le produit de compromis et de négociations, implique qu’on ne l’utilise pas en toute naïveté. Depuis des années, des chercheurs comme Jacques Sémelin ou David Scheffer récusent l’usage simpliste du mot « génocide » pour lui préférer le mot de « massacres » ou « crimes atroces » pour éviter les débats sans fin liés à la volonté de qualifier telle abomination de génocide[5]. Pourquoi l’Auteur tient-il absolument à cette qualification sauf pour entrer dans un débat étranger à l’histoire ? Il suffit de rappeler les propos de Jacques Hussenet, directeur d’une synthèse consacrée à la guerre de Vendée, estimant que le mot génocide n’ajoutait rien à la compréhension de la réalité pour douter de l’intérêt de ce retour sur une question maintenant bien établie[6].
Enfin se revendiquer de la justice pénale exige qu’on en respecte la règle fondamentale : l’arrêt des poursuites dès lors que le justiciable est décédé – même en présence d’héritiers du poursuivi comme de la victime. C’est donc en droit qu’il n’est pas possible d’entamer une discussion sur des actes commis il y a deux cents ans, et qu’aucun jugement ne peut être prononcé. Dans ce cas, seule l’histoire est capable de donner sa vérité, qui est par définition toujours révisable, au gré des révisions inévitables des méthodes et des approches que chaque génération d’historiens adoptera, loin du précepte qui veut que chose jugée soit tenue pour vérité. Pour toutes ces raisons, il n’y a pas lieu d’accepter cette mise en cause des méthodes historiques mais à en retenir les injonctions à maîtriser les sources, les arguments et les qualifications, pour que la vérité historique et la vérité judiciaire puissent continuer leur dialogue dans un souci de réciprocité et de confiance[7].
[1] Eric de Mari, La mise hors de la loi sous la Révolution française (19 mars 1793 - an III), une étude juridictionnelle et institutionnelle, Paris, LGDJ, 2015.
[2] J.-C. Martin, La guerre de Vendée, Paris, Seuil, 2014.
[3] Je renvoie à ma Nouvelle Histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012, pour les descriptions des répressions dans les différentes régions françaises, notamment dans le Sud-Est pendant toute la période.
[4] Eric de Weitz, « Génocide », in C. Delacroix et alii., Historiographies, Paris, Folio Histoire, 2010, T. II, p. 1046-1061.
[5] Jacques Sémelin, Purifier et détruire, Paris, Seuil, 2005.
[6] Jacques Hussenet (dir.), « Détruisez la Vendée ! », La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2007.
[7] Voir le dossier « Vérité historique, vérité judiciaire » que j’ai coordonné avec J.-P. Le Crom, dans la revue Droit et Société, 1998, n°38, et l’article « La Démarche historique face à la vérité judiciaire », p. 13-20. »
https://blogs.mediapart.fr/jean-clement ... e-genocideVoici la réponse de Jacques Villemain à l’article de Martin :
« Réponse à M. Jean-Clément Martin
Monsieur Jean-Clément Martin, qui est l’historien le plus hostile à la thèse d’un génocide ou de crimes contre l’humanité en Vendée (et que je critique pour cela dans mon livre) publie sur son blog une critique, évidemment défavorable de mon ouvrage, ce qui est bien son droit, comme c’est le mien de lui répondre. Ceci seul justifie que (« A tout seigneur tout honneur », si ce fervent robespierriste peut me pardonner un proverbe féodal) que je lui offre une page dédiée sur mon blog, page qui pourra cependant accueillir ensuite d’autres réponses à d’autres critiques, y compris aux siennes s’il venait à les réitérer ou à les développer. Je lui réponds sur mon blog car le sien ne permet de répondre que si on est « abonné » et je n’ai pas l’intention de payer un droit de réponse.
https://blogs.mediapart.fr/jean-clement ... e-genocideTEXTE
Monsieur Martin dans le long article qu’il veut bien consacrer à mon ouvrage sur son blog, termine par ce par quoi il aurait sans doute dû commencer : «se revendiquer de la justice pénale exige qu’on en respecte la règle fondamentale : l’arrêt des poursuites dès lors que le justiciable est décédé – même en présence d’héritiers du poursuivi comme de la victime. C’est donc en droit qu’il n’est pas possible d’entamer une discussion sur des actes commis il y a deux cents ans, et qu’aucun jugement ne peut être prononcé ». Il y a là une vérité et une erreur : la vérité c’est qu’après la mort des éventuels coupables, aucun procès devant un tribunal n’est possible. L’erreur, c’est de dire qu’aucune « discussion », notamment aucune discussion juridique n’est possible. Non seulement une telle discussion est possible, mais elle est nécessaire.
Elle est possible parce que le concept de « génocide » est tout à fait pertinent pour les faits qui se sont produits en 1793-94 en Vendée. Les contemporains ont en effet tout à fait conscience qu’il s’agit là de crimes, et même de crimes tellement énormes qu’ils n’ont pas de mot à mettre dessus. Alors ils inventent des néologismes. Le Conventionnel Lequinio parle dès mai 1794 de « dépopulation ». La même année Babeuf invente « populicide » un peu comme un siècle et demi plus tard Lemkin inventera « génocide », là aussi pour désigner un crime dépassant toutes les notions de Droit pénal alors connu : la Shoah. Il n’y a pas besoin de faire beaucoup d’étymologie pour comprendre que « dépopulation », « populicide », « génocide », c’est le même sens voire le même mot. La discussion a commencé il y a deux siècles (ne serait-ce que dans les deux procès qui furent alors faits à Carrier en 1794 et à Turreau en 1795, et dans le livre précité de Babeuf), je ne fais que la poursuivre.
Elle est nécessaire si on veut sortir de ce « passé qui ne passe pas ». La Restauration de 1815-1830, mais plus encore celle de 1830-1848 qui essaya de concilier l’Ancien Régime et la Révolution ont en effet été à l’origine de ce que l’historien Reynald Secher appelle un « mémoricide », disons tout simplement la mise sous le boisseau des crimes énormes commis en Vendée en 1793-94. De ce fait la plaie ne s’est jamais refermée. Je ne m’explique pas autrement le succès immédiat que semble avoir mon livre, paru il y a un mois, dans les quatre départements sur lesquels, en tout ou partie, s’étend la « Vendée militaire » (Vendée, Loire-Atlantique, Deux-Sèvres, Maine-et-Loire). Les articles de presse les plus nombreux que j’ai eus dès sa parution se trouvent dans la presse locale de ces départements, ce n’est pas un hasard. Deux siècles après la mémoire reste à vif. Les traumatismes, qu’ils soient individuels ou collectifs, ne sont surmontés que si on n’en parle. Prétendre qu’ »il n’y a pas de sujet » ou pis, que le sujet n’en est pas vraiment un (ce qui est largement la thèse de M. Martin pour qui les violences de la guerre de Vendée sont de simples crimes de guerre comme il s’en commet tant, commis dans le « chaos » d’une « guerre civile » -et donc au moins pour partie par la faute des Vendéens eux-mêmes, pour le reste de la faute à « pas-de-chance ») ne peut qu’exacerber le ressentiment. Bref, ce sujet doit être traité.
Il doit cependant l’être de manière rigoureuse, selon une méthode claire et validée. C’est pourquoi, m’interdisant de poser mes propres règles, je me suis astreint à appliquer celles que la communauté internationale a défini pour la reconnaissance des crimes contre l’humanité et du génocide en les appliquant aux faits de la guerre de Vendée. Les affaires du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie ont amené la communauté internationale à s’interroger de manière concrète sur ce qu’est un crime contre l’humanité et un génocide, de manière bien plus précise qu’on ne l’avait fait au procès de Nuremberg, ne serait-ce que parce qu’on avait affaire à des criminels en quelque sorte beaucoup moins « exceptionnels » que Hitler ou Himmler. Cette « banalité du mal » déjà exposée par Hannah Arendt à propos d’Eichmann se montre de manière encore plus évidente avec les tueurs serbes, croates ou hutus agissant dans le cadre de ces tragédies. Turreau ou Westermann ressemblent bien plus à ces militaires qu’à Himmler, Robespierre est bien plus semblable à Karadzic qu’à Hitler. Le génocide est de tous les temps, comme le dit d’ailleurs la convention de l’ONU qui en 1948 affirme dans son préambule qu’«à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité ». En outre la Cour Internationale de Justice reconnait que les principes qui sous-tendent la Convention sont reconnus par les « nations civilisées » comme ayant force contraignante pour les États même en l’absence d’obligation découlant d’une convention. Voilà qui établit assez, sauf à nier qu’en 1793 la France était une « nation civilisée » que la discussion est légitime. Encore faut-il qu’elle se fonde sur des concepts et des raisonnements reconnus aussi universellement que possible : la jurisprudence des tribunaux de l’ONU et de la Cour Pénale Internationale répond à ce critère. Ajoutons que des auteurs, qui ne sont pas moins historiens que M Martin, comme M. Yves Ternon (dont je suis loin d’approuver toutes les conclusions) n’hésitent pas à appliquer le concept de génocide aux époques les plus reculées puisqu’il remonte jusqu’au moyen-orient ancien, à Rome, aux Mongols etc. La seule limite à respecter est en l’occurrence de vérifier que le concept pénal qu’on applique aux faits du temps passé est pertinent pour cette époque, ou pour le dire plus clairement, que le fait qu’on considère comme criminel aujourd’hui l’était déjà à l’époque où ils se sont produits (élément de « mens rea » autrement dit d’ »intention criminelle »), mais cela ne fait pas de doute pour les violences de la guerre de Vendée, on l’a vu.
Je ne suis pas loin de penser que si M. Martin ne répute la discussion impossible qu’après avoir sur plusieurs pages argumenté contre ma thèse, c’est qu’au fond il ne croit pas lui-même à son propre argument. S’il y croyait vraiment, cet argument l’aurait aisément dispensé de tous les autres, et pour commencer il se dispenserait comme il le fait lui-même dans ses ouvrages de qualifier les faits de simples « crimes de guerre ». En effet, si la discussion sur la qualification pénale est impossible, elle est impossible pour tous les types de crimes. Enfin, dès lors que M. Martin intitule son texte «Des bonnes relations entre Droit et Histoire à propos de la notion de génocide », on comprend mal qu’il affirme qu’ »il n’est pas possible d’entamer une discussion » sur les violences de Vendée. Vouloir conserver à l’Histoire « de bonnes relations » le Droit, tout en affirmant que la discussion n’est pas possible a quelque chose de paradoxal. Cela ne peut se comprendre que parce que pour M Martin, le Droit n’a finalement qu’à se taire ou se borner à enregistrer les conclusions de l’Historien au nom du « respect » dû à sa méthode comme nous allons le voir.
Je ne reprendrai pas un à un les arguments de M. Martin, mais j’exposerai brièvement les cinq raisons principales pour lesquelles ils ne me convainquent pas.
1-Une partie des arguments de M. Martin résulte de son refus, ou peut-être de son incapacité à sortir de sa méthode historique. Il affirme ainsi qu’ « il convient de revenir à une lecture respectueuse des méthodes historiques ». Eh bien non, cela ne convient pas. L’historien est en quelque sorte le policier du temps passé : il enquête sur les faits du passé comme le policier le fait sur ceux du présent. Mais le juge n’a pas à apprécier le dossier pénal dans « une lecture respectueuse des méthodes policières » s’agissant des faits du présent pas plus que je n’ai en tant que juriste à faire une lecture respectueuse des méthodes historiques s’agissant de faits du passé sur lequel l’historien enquête. Le devoir du juge ou du juriste est précisément de s’extraire de ces méthodes pour confronter les conclusions policières ou historiennes à la norme légale qui leur est extérieure. Dois-je ajouter qu’il n’est pas rare que le juge s’oppose aux méthodes de la police et déclare nulles les preuves que cette dernière a obtenues par certains moyens qu’elle estime pourtant être « de bonne méthode » en ce qui la concerne ? Le policier s’interdit, et la loi lui interdit d’ailleurs, de qualifier les faits sur lesquels il enquête. Ou plutôt cette forme de police particulière qu’est la « police judiciaire » (dont les membres ont d’ailleurs une formation juridique spéciale) doit, dès qu’elle a connaissance de faits dont le caractère criminel lui semble vraisemblable, les dénoncer au Parquet, mais là s’arrête son rôle. C’est ensuite aux seuls magistrats à définir, selon des méthodes qui sont celles du droit pénal et non celles de la police (et heureusement !), si les faits doivent être qualifiés pénalement, et dans l’affirmative comment ils doivent l’être, et à mener ensuite la procédure qui aboutira peut-être à une condamnation. La science historique a ses méthodes et ses mérites, mais exclusivement pour son objectif propre : établir les faits et en fournir une explication. Elle est inadaptée à l’exercice de qualification pénale : tout crime peut s’expliquer, mais l’explication n’est pas une excuse (sauf si la loi le dit) et ne retire en rien leur éventuel caractère criminel aux faits. Pour le dire par métaphore : je ne nie pas le mérite des couteaux à poisson, mais si c’est une côte de bœuf que j’ai dans mon assiette, c’est un couteau à steak que j’irai chercher. Monsieur Jean-Clément Martin attaque mon livre avec des instruments inadéquats : il ne peut convaincre que lui-même. Lorsqu’il prétend analyser ou critiquer mon étude juridique avec les moyens de sa méthode historique qu’il me somme de respecter, ma réponse est un « non » de principe pour les raisons que je viens d’exposer et que je vais développer ci-après. Je ne respecte la méthode historique que pour les résultats qu’elle peut légitimement produire, et là je la respecte absolument. Mais pour ceux qu’elle ne peut pas légitimement produire, comme des jugements à caractère pénal, je la traite comme le couteau à poisson que je viens de mentionner et la remets dans son tiroir.
Un bon exemple de ce curieux « autisme historien » qui consiste à n’être pas capable de s’extraire de sa matière pour comprendre que le sujet des « crimes en Vendée 1793-94 » n’est pas un sujet purement historique, ni même essentiellement historique, est lorsque M. Martin écrit : «Il suffit de rappeler les propos de Jacques Hussenet, directeur d’une synthèse consacrée à la guerre de Vendée, estimant que le mot génocide n’ajoutait rien à la compréhension de la réalité pour douter de l’intérêt de ce retour sur une question maintenant bien établie». Mais où diable monsieur Martin a-t-il pris que l’analyse juridique avait pour objet d’expliquer l’Histoire aux historiens ? que le concept de génocide ne permette pas à ces derniers de mieux comprendre les faits de la guerre de Vendée, le juriste ne s’en surprendra pas. Il n’a d’ailleurs rien à dire sur ce chapitre qui n’est pas de sa juridiction. Le but du droit pénal n’est pas de faire comprendre l’histoire, mais éventuellement de dire, parmi les faits historiques que cette science établit, lesquels constituent des crimes, et de quel type. J’admets encore bien volontiers que la notion de « génocide » n’explique sans doute pas mieux, pour les historiens, que celle d’ »extermination » ou de « massacre » le système concentrationnaire nazi, et j’admets volontiers que la même affirmation s’applique mutatis mutandis à l’affaire vendéenne de 1793-94. Mais même M. Martin devrait être capable de comprendre qu’il n’est pas indifférent d’exposer les raisons pour lesquelles cette «extermination» ou ce « massacre » constituent des « crimes de guerre » ou « crimes contre l’humanité » ou «génocide». Quant au fait que la question serait maintenant «bien établie », c’est sans doute ce que M. Martin veut croire et faire croire. Mais il semble assez clair qu’elle ne l’est pas, ou alors on ne s’explique pas qu’il se répande dans tant d’ouvrages, de blogs et d’émissions de télévision pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’un génocide. Que la bataille de Marignan ait eu lieu en 1515 me semble effectivement être affaire« bien établie» si j’en juge par le fait que personne n’en discute plus. Quant à la question des crimes commis en Vendée en 1793-94, nous n’en sommes pas là, loin s’en faut, et M. Martin qui se bat sur ce créneau depuis trente ans (depuis que M. Secher a lancé la thèse inverse avec le succès qu’on sait en 1986) est particulièrement bien placé pour le savoir.
2- faute d’être capable de s’abstraire de sa méthode historique (ou d’accepter de le faire), M Martin en vient à des affirmations totalement inopérantes, par exemple : « l’Auteur ne s’embarrasse pas de précautions pour appuyer son jugement d’exemples jugés déterminants : telle citation d’un soldat, tel extrait de lettres, tel mot d’un représentant en mission, évidemment telle phrase de Robespierre, considéré comme le maître du pays…, comme si tout élément faisait sens pour qualifier la Révolution dans son ensemble et surtout dans sa complexité et ses contradictions. ». Je ferai observer à M. Martin que le propre de l’activité juridictionnelle est précisément de s’appuyer sur des éléments «jugés déterminants». C’est ce qu’on appelle le «faisceau d’indices» en jurisprudence administrative ou les «indices graves et concordants» en matière pénale. Si M. Martin estime que les éléments que je cite ne sont pas « déterminants » qu’il dise en quoi ils ne le sont pas, mais qu’il admette que tout jugement, notamment pénal, est fondé sur de tels éléments (parfois une simple analyse ADN suffira pour élucider une affaire de meurtre, qui bien sûr ne s’y résume pas). En l’occurrence je cite effectivement, avec toutes les précautions qu’impose la méthode juridique, de nombreux documents de militaires qui exposent qu’ils tuent tous les Vendéens qu’ils rencontrent et qu’ils le font sur ordre de leurs supérieurs, ordres qu’ils ne commentent éventuellement que pour les approuver. Ceci est effectivement déterminant pour l’établissement de la responsabilité criminelle. Pour le reste, M. Martin déforme ma thèse quand il laisse entendre que j’aurais écrit que je considère Robespierre comme responsable en tant que «maître du pays». Au contraire, et me fondant d’ailleurs sur les propres écrits de M. Martin, je lui donne volontiers acte de ce que Robespierre est seulement un membre, certes particulièrement important (« prépondérant » est l’adjectif le plus souvent utilisé par les historiens), de cet organe collégial qu’est le comité de salut public, mais pas le « maître » de la France ou le président dudit comité. Mais précisément parce que c’est un organe collégial, chaque membre du collège endosse la responsabilité des actes de l’ensemble du groupe (exactement comme dans une bande criminelle chaque membre de la bande voit sa responsabilité pénale engagée pour l’ensemble des actes criminels qu’elle commet). La jurisprudence pénale internationale a développé, dans le sillage des « organisations criminelles » du Tribunal de Nuremberg (la SS, la Gestapo etc) le concept d’ »entreprise criminelle commune » pour déterminer la responsabilité dans les crimes de masse qui, de fait, ne peuvent pas être commis par un homme seul mais le sont nécessairement par un collectif. Et à cet égard, oui, tout élément fait sens du moins dès qu’il peut être reconnu comme un élément nécessaire de la chaîne des responsabilités criminelles : le vérifier est la seule « précaution » que la méthode juridique m’impose et je le fais en m’appuyant à chaque fois sur la jurisprudence topique. Chaque maillon, chaque détail même, a son importance, et certains sont effectivement « déterminants » : l’historien ne le sait peut-être pas, mais s’il lisait ne serait-ce qu’un roman policier (je ne parle pas même d’un vrai dossier pénal) il s’en rendrait compte rapidement. M. Martin m’obligera enfin à me dire où je qualifie «La Révolution dans son ensemble» de quoi que ce soit : je n’en considère que les 15 mois qui vont de mars 1793 à mai 1794, et sur ces 15 mois je ne considère que les faits intervenus dans ce qu’on appelle la «Vendée militaire». Mais là, oui, tout ce qui concerne cette période a son importance. Pour le reste ce n’est pas à la Révolution que j’attribue les crimes de la guerre de Vendée mais, selon la logique du droit pénal, à certains acteurs révolutionnaires.
3- à force de vouloir tout « contextualiser » M. Martin ne voit plus les faits et partant ne peut pas en comprendre la portée juridiquement pertinente ou non. N’en donnons qu’un exemple quand il me reproche d’avoir «négligé» (à propos de la loi du 1er aout 1793 et du discours de Barère «Détruisez la Vendée») «la fonction que ce discours et ce texte jouent dans la lutte à mort engagée entre les factions révolutionnaires, Montagnards contre sans-culottes, mais aussi Montagnards au pouvoir et anciens girondins et anciens dantonistes qui peuplent les bancs de l’Assemblée, les instances administratives départementales et pour une partie les hauts grades militaires.». Je lui donne volontiers raison. Je dirai même plus. Je ne «néglige» pas : j’»ignore». Et je ne puis qu’ignorer car la considération de la « fonction » de ce discours et de ce texte est en l’occurrence sans intérêt pour l’analyse juridique. Que la loi du 1er août ait été prise pour tel ou tel motif politique est en effet entièrement indifférent, dès lors qu’elle sert de base légale et donc de motivation à un crime qui sera ensuite effectivement commis à savoir l’envoi d’une «armée incendiaire» en Vendée qui doit enlever les subsistances (réduire une population à la famine est un crime contre l’humanité, rappelons-le). De tels motifs politiques sont peut-être des explications, ils ne seront jamais des excuses (juridiquement cela s’analyse même en «circonstances aggravantes»). M. Martin confond ici le «mobile» (qui est à l’origine ce qui motive l’acte) et l’»intention criminelle» (qui est le but poursuivi). Un mobile non-criminel peut tout à fait engendrer une intention absolument criminelle. Dans la trame du crime passionnel : «Je l’aimais, elle ne m’aimait pas (ou plus), je l’ai tuée», «Je l’aimais» est le mobile, certes non criminel. «Je l’ai tuée» est en revanche un acte tout à fait criminel que le «mobile» «Je l’aimais» ne saurait absoudre. Puisque M. Martin s’attache tant à la «fonction» de la loi du 1er août et si peu à ses effets, je lui rappelle que les historiens peuvent bien soutenir, et ils n’ont sans doute pas tort, que la «fonction» du discours antisémite a bien souvent été de concentrer ou de détourner la frustration populaire, issue de conditions de vie difficiles, vers un groupe particulier désigné comme «bouc émissaire», à savoir les Juifs. C’est particulièrement vrai dans l’Allemagne post-1929 où les choses ont finit par prendre les dimensions qu’on sait. Mais d’un point de vue pénal, cette «fonction» (qui s’analyse juridiquement comme un « mobile ») est indifférente et tout ce qui compte c’est que des Juifs ont été victimes de crimes dont ces discours sont la cause directe et certaine, ce qui permet d’ailleurs d’affirmer que les auteurs de ces discours portent la responsabilité criminelle de leurs conséquences. Dans notre affaire, tout ce qui importe est que la loi du 1er août ordonne un crime contre l’humanité ou «attaque généralisée et systématique contre une population civile. Le « mobile » n’intéresse le juge que dans la mesure où il explique « l’intention criminelle » (« is fecit cui prodest » disaient les latins) ou quand il se confond avec elle ce qui peut arriver notamment pour ce qu’on appelle les « crimes de haine » (motivés par exemple par le racisme, l’homophobie etc).
Autre exemple d’argument inopérant lorsque M. Martin écrit : « il est inutile d’invoquer le décret du 7 prairial an II qui avait décrété de mettre à mort les prisonniers anglais ou hanovriens quand on ne sait pas les raisons politiciennes qui provoquèrent sa rédaction. Toutes ces lois ne sont pas des normes mais des armes pour éliminer des adversaires politiques révolutionnaires. ».C’est peut-être inutile à l’historien, ce n’est pas inutile au juriste en tant que ce décret est clairement la manifestation d’un refus de respecter le droit de la guerre et donc de faire du crime de guerre une « politique d’Etat » avec tout le caractère systématique, et la responsabilité pénale, que cela implique. Ce décret est la preuve irréfutable, en droit pénal, d’une intention criminelle, identique pour la guerre étrangère à celle qui fut mise à l’œuvre dans cette guerre intérieure que fut l’affaire vendéenne : ce n’est donc pas rien. Certes cette loi ne fut jamais appliquée (les généraux républicains savaient qu’à la différence des Vendéens qui n’en usèrent que rarement, les Anglais ou Hanovriens auraient usé du réciproque et que les représailles auraient été immédiates). Mais cette loi eût-elle été appliquée, comme l’a été la loi du 1er août (et avec quelle énergie !), le moins qu’on puisse dire est que, toute « arme pour éliminer des adversaires politiques révolutionnaires » qu’elle soit aux yeux de M. Martin, elle en aurait tué bien d’autres que dans ce camp-là.
Cette « contextualisation » finit d’ailleurs par être contre-productive. Ainsi quand, prétendant replacer les violence de Vendée dans le cadre plus large des répressions menées par la Convention, M. Martin écrit : « je maintiens que je ne comprends toujours pas que l’Auteur ne s’intéresse pas à la répression des Basques, déportés parce que basques en 1794 » etc. Je renoncerai à la facilité qui consisterait à lui dire que mon livre portant sur la Vendée, les Basques n’y ont pas leur place, mais je dirai ceci : si véritablement les Basques du Labourd ont été déportés « parce que Basques », cela constitue prima facie ce crime contre l’humanité décrit à la lettre d) du paragraphe 1 de l’article 7 du Statut de la Cour Pénale Internationale («Déportation ou transfert forcé de population »). C’est évidemment à vérifier sur pièces. Je prends d’ailleurs ici solennellement l’engagement envers M. Martin, s’il veut seulement me promettre en retour d’en appuyer la publication soit aux « Annales Historiques de la Révolution Française », publiées par la Société des Etudes Robespierristes dont il est l’un des piliers, d’écrire un article, de la longueur qu’il déterminera lui-même sur ce sujet, et à cet effet je suis tout à fait disposé à recevoir ses conseils bibliographiques pour l’établissement du dossier historique. Comme c’est dans les ouvrages de M. Martin, que je cite dans mon livre d’ailleurs beaucoup plus souvent que M. Secher, que j’ai trouvé certains des meilleurs arguments en faveur de la thèse du génocide, et je tiens ici à l’en remercier, je considèrerai ses conseils d’historien comme précieux, s’agissant des faits à examiner tout au moins.
4- L’incapacité de M. Martin à comprendre un raisonnement juridique est absolument impressionnante. Par exemple il se défend d’une critique que je lui adresse en écrivant : «Il n’est pas contradictoire d’écrire, comme l’Auteur me le reproche expressément, que la région Vendée était tout à la fois comparable à toutes les zones marquées par une identité communautaire forte qui la différenciait des zones urbaines, engagées dans la modernité, sans que cela crée une identité particulière spécifique » (c’est moi qui souligne). L’erreur de M Martin est ici de comprendre « identité particulière spécifique » au sens objectif, alors que précisément, et il me semble que je l’explique assez clairement pages 111-114 en citant les jurisprudences Nikolic (1995) et Jelisic (1999) du Tribunal pour la Yougoslavie (TPIY) et Akayesu (1998) et Bagilishema (2001) du Tribunal pour le Rwanda, que ce qui compte est moins le fait que le groupe visé ait objectivement une « identité particulière spécifique » que le fait ce groupe soit perçu par ses persécuteurs comme ayant une telle identité. A cet égard, quand dans la phrase qui suit celle que je viens de citer M. Martin ajoute «La « région-Vendée », appellation certes compliquée mais qu’il conviendrait d’employer plutôt que « Vendée » qui crée beaucoup de confusions, fut par contre bien créée par les révolutionnaires parisiens en mars 1793 à l’occasion de discussions opposant Girondins et Montagnards» (c’est moi qui souligne). Il démontre exactement que c’est bien « comme tels » que les Vendéens ont été exterminés, ce qui caractérise le génocide, et je le remercie d’un témoignage « à charge » aussi capital contre les « révolutionnaires parisiens ». A l’élément objectif « identité communautaire forte » se joint l’élément subjectif « identité particulière spécifique » parce que les « révolutionnaires parisiens » savaient parfaitement ce qu’étaient ces Vendéens qu’ils voulaient exterminer et c’est l’essentiel. Pour que M. Martin me comprenne bien je prendrai l’exemple du meurtre antisémite : 1) les Juifs ont bien objectivement une «identité communautaire forte» comme dit M Martin à propos des Vendéens 2) je suppose ici que M. Martin n’est pas juif. Cependant, si (ce qu’à Dieu ne plaise) quelqu’un l’assassine demain aux cris de « Meurs, sale Juif ! » ce sera juridiquement un meurtre antisémite. L’assassin, en supposant qu’il ait pris conscience de son erreur, ne pourra pas l’utiliser en défense devant le au tribunal en disant « M. Martin n’avait pas spécifiquement une identité juive, donc la circonstance d’antisémitisme/racisme ne peut pas être retenue !». Le juge lui répondra : «La circonstance que M Martin n’ait pas été objectivement juif est inopérante. Ce qui est important c’est que vous ayez cru subjectivement qu’il l’était et que vous l’ayez tué pour ce motif, donc « comme tel » : le racisme/antisémitisme était donc bien constitutif de votre intention criminelle ». Et il n’est pas niable que les « révolutionnaires parisiens » ont bien cru que le « peuple Vendéen » existait. Il se trouve qu’en outre les Vendéens avaient bien une identité communautaire objective. De fait il n’y a pas de contradiction entre les deux affirmations relatives à l’« identité communautaire forte » et à l’« identité particulière spécifique », simplement M. Martin n’a compris que la moitié du sujet, car il n’a clairement pas compris que la question de l’identité doit être envisagée, du point de vue pénal, à la fois objectivement et subjectivement. Encore un effort sinon pour être juriste, du moins pour comprendre un raisonnement juridique, M. Martin ! Ou alors dites-moi en quoi ma démonstration n’était pas claire.
5- M. Martin fait enfin toute une série d’affirmations dont on ne voit pas le fondement, sauf à l’attribuer à un aveuglement qu’on espère n’être pas volontaire. Affirmer par exemple que : «« Dans ce maelström, il n’est pas possible, comme l’Auteur l’assure, de trouver une ligne politique claire » (….) « En janvier 1794, comme avant, il n’y avait pas unité de vue, orientations politiques claires, chaînes de commandement établies », c’est nier l’évidence. Les lois des 19 mars, 1er août et 1er octobre sont parfaitement claires. Le projet de Turreau avalisé –de manière tout à fait hypocrite il est vrai- par Carnot, est parfaitement clair. Les instructions des Représentants en Mission sont parfaitement claires. Les ordres donnés aux militaires sont parfaitement clairs, en tous cas pour un juriste. Tous ces textes sont clairs et les violences constatées en sont la conséquence directe et certaine ne serait-ce que parce qu’aucun de ceux qui les ont mis en œuvre n’ont eu d’hésitation sur leur sens. Du point de vue du droit pénal, il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Tout cela est parfaitement clair et surtout d’une effrayante cohérence : tous ces écrits convergent en cette idée que la guerre de Vendée ne sera terminée que quand le dernier Vendéen aura été exterminé. Et la chaîne de commandement n’est jamais rompue. La Terreur est là pour en assurer la solidité. Un historien comme Patrice Gueniffey tire en quelques mots les conséquences du poids de cette logique de Terreur qui va du comité de salut public aux militaires sur le terrain en passant par les Représentants en Mission (des Conventionnels, choisis par le comité de salut public et avalisés par la Convention) qui se chargent d’aiguillonner leur zèle par la peur de la guillotine : « Le fanatisme idéologique n’explique presque jamais les atrocités commises en 1793 ou 1794. Ce sont la médiocrité, la veulerie, l’ambition du pouvoir et l’instinct de survie qui les expliquent». Et M. Gueniffey de donner l’exemple de Turreau, exposant comment ce général cherche à se couvrir à l’égard du comité de salut public qui fait guillotiner sans hésiter tout général qui ne lui semble pas marcher conformément à ses vues. Le raisonnement est imparable. C’est d’ailleurs une des raisons de la férocité des massacres : ayant peur de ne pas en faire assez et de se faire expédier à l’échafaud pour négligence, les militaires, Turreau en tête, massacrent avec la dernière énergie.
A la fin, entre ce que M. Martin ne comprend pas, ce qu’il ne peut pas comprendre et ce que peut-être il ne veut pas comprendre, je crains que le dialogue académique que j’aurais pu souhaiter avec lui soit bien mal engagé. Après tout, en tant que diplômé de Sciences Politiques je suis tout de même assez frotté d’Histoire (j’ai même assuré pendant plusieurs années un « cours-séminaire » d’histoire – histoire diplomatique certes- à Sciences-Po Paris), et l’analyse politique (de politique étrangère il est vrai) est mon métier depuis trente ans. Je puis espérer comprendre les livres de M Martin et il ne m’aurait pas déplu de discuter avec lui de ses thèses. Mais évidemment il me faudrait, en sens inverse, un interlocuteur qui ne soit pas totalement fermé à la matière juridique au point de déclarer qu’ »’il n’est pas possible d’entamer une discussion [juridique] sur des actes commis il y a deux cents ans ». Deux conditions sont nécessaires à une telle discussion que j’appelle de mes vœux : 1) il faut d’abord un interlocuteur qui ne la déclare pas impossible par principe et 2) il faut que cet interlocuteur sache se servir au moins un peu et du couteau à poisson et du couteau à steak dont je parlais plus haut (mais ce ne sera pas une discussion « au couteau », je crois être assez diplomate pour le garantir, dès lors qu’on est entre gens de bonne foi). J’ose prétendre remplir ces deux conditions, il est dommage que M Martin n’en remplisse aucune. J’en prends acte à regret et ne puis que dire ma disponibilité à ouvrir le dialogue avec quiconque répondrait à ces deux critères. Ceci dit je me réserve de continuer à répondre aux futurs textes que M. Martin croirait devoir publier contre la thèse que je défends.
En conclusion, j’insiste sur le fait que ma thèse n’est pas une déclaration de guerre à l’Histoire et aux historiens, dont je respecte infiniment les travaux et la science. Il y a place pour une coopération féconde entre disciplines, mais à condition que chacune reste dans son ordre propre. Aux historiens l’établissement des faits et leur explication. Aux juristes l’appréciation de leur éventuelle qualification criminelle selon des règles qui sont celles d’abord celles de la philosophie du Droit, du droit substantiel ensuite. Droit et Histoire ont beaucoup à construire ensemble. Le travail des historiens est tout à fait fécond et fort utile à celui des juristes, mais il est d’une nature différente, ne se fonde pas sur les même méthodes et ne s’y substitue pas. Le travail historien est la base sans laquelle aucun jugement sur les faits du passé n’est possible. Il ne peut cependant prétendre en être au sommet. Ceci ne signifie pas que le Droit soit supérieur, moralement ou scientifiquement, à l’Histoire, je n’entends cette supériorité qu’au sens en quelque sorte « architectural » de la base sur laquelle on construit autre chose, selon d’autres méthodes. Je ne doute pas pour ma part que d’une féconde coopération entre ces deux disciplines puisse naître un progrès global de civilisation./.Jacques VILLEMAIN »
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