L'article de l'entretien de Jacques Sémelin oppose clairement l'attitude du gouvernement de Vichy d'un côté, et l'attitude de la population française de l'autre. Voici ses propos:
JS: Comment se fait-il qu’une proportion aussi considérable de juifs ait pu sauver leur vie, connaissant, par ailleurs, l’acharnement nazi et l’importance de l’aide que lui fournit Vichy ? Pourquoi 75 % de survivants en France et 50 % en Belgique, 25 % aux Pays-Bas, pour ne comparer qu’avec des pays comparables ? Or, les trois musées du génocide les plus importants — Mémorial de la Shoah à Paris, Yad Vashem à Jérusalem et le US Holocaust Memorial Museum à Washington — ne mentionnent pas ce pourcentage. Il conviendrait de réparer cet oubli.
Dans votre ouvrage, vous introduisez une distinction majeure entre juifs français et étrangers. En quoi cela pèse-t-il sur les chances de survie des uns et des autres? Les deux groupes sont frappés par la persécution. Mais les Français israélites, comme on dit alors, sont intégrés à la nation. Ils disposent de réseaux de sociabilité — parents, amis, collègues, voisins — qui peuvent les aider à survivre. En revanche, les étrangers juifs, arrivés en France dans les années 1930, parlent peu ou mal la langue, sont le plus souvent pauvres et isolés. Ils sont donc très vulnérables, regroupés dans les quartiers misérables de Paris. Cela explique en partie pourquoi 40 % d’entre eux sont déportés contre 10 % pour les Français israélites.
Dont acte: 90 % des Français israélites ont survécu. Mais quelles stratégies ont permis d’arriver à un chiffre aussi étonnant? La première, et la plus importante, est la mobilité. Des dizaines de milliers de juifs gagnent la zone non occupée — qu’ils considèrent, malgré Vichy, comme « La France » — et, bien souvent, des villages reculés (Alpes, Massif central), où les Allemands ne paraissent guère, faute de troupes. Ce qui n’empêche pas qu’au moins 40000 juifs résident encore à Paris en 1944, dont une partie porte l’étoile jaune. Situation unique en Europe ! La deuxième stratégie est de partir carrément à l’étranger, en Suisse plus qu’en Espagne: environ 20000 juifs franchissent ces frontières dangereuses et y demeurent. En troisième lieu, la course aux faux papiers français : on s’en fabrique avec un nom non juif ou sans la mention « Juif ». Un vrai sport national à partir de 1942 ! Mais, paradoxe, beaucoup veillent à ne jamais violer la loi parce qu’ils pensent, étant français, qu’ils ne risquent rien. À tort ! C’est pourquoi, bien souvent, l’on se fait recenser et l’on porte l’étoile jaune. D’autres cherchent à se fondre mieux dans la masse des Français, par exemple en prenant des cours pour perdre leur accent. Plusieurs organisations, juives mais aussi chrétiennes, tentent de protéger les persécutés, en premier lieu les enfants. Cela paraît surprenant: le Secours national — qui dispose de subsides de Vichy — se doit d’aider les réfugiés et autres victimes de guerre, parmi lesquels il y a... des juifs. C’est vrai aussi des services des préfectures, au moins avant 1942. Ce sont des cas paradoxaux de schizophrénie d’État!
Votre ouvrage vient à plusieurs reprises corriger les travaux de Robert Paxton et Michael Marrus. Sur quels points les reprenez-vous? D’abord, ils tendent à oublier que la France est militairement occupée par une puissance étrangère. Après tout, le titre même du livre de Paxton, La France de Vichy (1973), oblitère cette réalité stratégique. Il énonce l’existence d’une « France dite de Vichy », mais où sont les Allemands ? Par ailleurs, Marrus et Paxton ont travaillé sur des sources particulières, les rapports des préfets envoyés à Vichy. Sur cette base, qu’on peut juger biaisée et trop partielle, ils ont dressé le portrait d’une France antisémite dans ses tréfonds, aidant aux persécutions. S’il y a bien eu des antisémites, il est impossible de parvenir à une conclusion aussi excessive, qui laisse intact le problème des 75 %. Vichy a aboli l’État républicain mais pas l’esprit républicain. Le plus bel exemple, c’est l’école. La France est le seul pays, avec le Danemark, et à l’exception de l’Algérie, à avoir scolarisé les enfants juifs sans interruption, quelle que soit leur situation administrative. Cela a aidé les familles à s’ancrer dans les villages où elles s’étaient réfugiées. D’une certaine façon, le taux très élevé de survie des juifs en France est à porter au crédit du modèle républicain d’intégration. Les Pays-Bas, où le modèle est communautaire, sont l’exemple inverse, et tragique, parce qu’il laisse les juifs hollandais entre eux. Marrus et Paxton ont, par ailleurs, délaissé l’analyse de l’opinion publique. Si celle-ci est d’abord plutôt indifférente à la « question juive », on observe une évolution au moment des arrestations de masse de l’été 1942 : elle est émue voire choquée que des gendarmes et policiers français arrêtent des femmes et des enfants. Cela est bien documenté au moment de la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942. C'est comme si si la compassion tendait à l’emporter sur la stigmatisation, au moment décisif, c’est-à-dire quand les nazis décident du génocide en Europe occidentale. Le rôle de l’Église catholique, notamment de Monseigneur Saliège [alors archevêque de Toulouse, NDLR], dans ce revirement est particulièrement significatif.
Pouvez-vous écarter, pour nos lecteurs les plus soupçonneux, l’idée que Vichy aurait sauvé des Juifs en France ? Vous faites sans doute allusion à Éric Zemmour, qui a repris d’ailleurs une vieille thèse : Vichy aurait sauvé les juifs français. Il faut relever d’abord que l’antisémitisme de Vichy n’est pas celui des Allemands : réduction de « l’influence juive » d’un côté, destruction physique de l’autre. Par ailleurs, Vichy entre dans une logique de collaboration, dans laquelle les juifs constituent un élément au sein d’un marchandage global. Ce régime a livré des enfants français, de parents étrangers, et s’apprêtait à en livrer d’autres, après les avoir dénaturalisés. Laval avait signé à l’été 1943 le décret de dénaturalisation : c’est le retrait italien de la guerre qui détermine Pétain à ne pas contresigner. Certes, eu égard à la situation militaire, la prudence a pu être en ce cas de bon conseil, mais c’est aussi la position de la société civile qui a contraint Vichy à appuyer sur le frein. L’opinion française, catholique avant tout, a joué un rôle de garde-fou.
Vous avez trouvé un éditeur en langue anglaise et cela vous fait plaisir. Pourquoi y teniez-vous tant ? Parce que j’espère qu’ainsi le public américain pourra se forger une image moins fausse de la France occupée. Les juifs américains me semblent en effet souvent croire qu’il y avait 300 000 Anne Frank cachées dans des greniers, à la merci d’un peuple d’antisémites délateurs. C’est archifaux ! Certes, on ne peut soutenir que les trois quarts des juifs en France ont été sauvés par les Français, ni par les 4 000 « justes » recensés. En revanche, mon enquête montre clairement que les persécutés ont trouvé dans la France profonde un milieu, un tissu social favorable dans lequel développer leurs stratégies de survie. À côté de cela, il ne faut pas oublier d’autres facteurs : la taille du territoire, l’existence d’une zone libre jusqu’en novembre 1942 et de frontières avec des neutres, l’intégration ancienne à la nation...
Jacques Sémelin, Science & Viie Guerres & Histoire n. 47, fév. 2019, propos recueillis par Jean Lopez
Dernière édition par Dalgonar le 08 Fév 2019 10:25, édité 1 fois.
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