Clio a écrit :
Je vous avouerai que je n'ai découvert les "difficultés" rencontrées par les Romains avec les Ibériques que très tardivement (à la lecture d'un auteur classique, mais lequel ?) et que je méconnais le sujet mais effectivement il semble que ce ne fut pas une partie de plaisir. Plus généralement, j'avoue que jusqu'à l'exposition les Ibériques à Paris je sous-estimai totalement l'importance de la civilisation ibérique antique
d'ailleurs si vous avez des références bibliographiques sur le sujet je suis preneur.
Patrick Le Roux semble etre assez cale sur le sujet, mais je dois vous avouer que je ne suis pas un specialiste de ces questions non plus
Voici un de ses articles:
Citer :
La péninsule Ibérique des Romains
Patrick Le Roux
Professeur à l'université de Paris XIII
L’histoire de la péninsule Ibérique d’époque romaine relève d’un paradoxe. Conquise très lentement, puisqu’il fallut deux siècles (218 - 19 av. J.-C.) pour la soumettre entièrement, elle a, la première parmi les conquêtes occidentales de l’empire, acclimaté à l’échelle de la totalité des provinces le modèle municipal, c’est-à-dire une forme d’autonomie locale calquée sur la res publica des Romains et adaptée à la culture politique des élites en charge des cités promues en grand nombre au rang de municipe. À la suite des Phéniciens, les Romains nommèrent la péninsule l’« Hispanie », soit, selon une des étymologies admises, la « côte aux lapins ». C’est à l’épanouissement de cette civilisation urbaine que l’on doit la plupart des vestiges qui, de Sagonte à Mérida et de Tarragone à Italica ou à Cadix, retiennent l’attention du voyageur curieux. L’intégration civique est allée de pair avec le maintien de traits locaux dans un territoire plus vaste que la France et géographiquement excentré – le grec Strabon suggère l’idée de « finisterre » de l’empire –, mais jamais soumis à un pouvoir unique avant Rome, et ouvert, malgré les Pyrénées et la longue façade maritime, à diverses influences venues du nord et de l’est autant que du sud. Nous avons demandé à Patrick Le Roux, spécialiste d’épigraphie latine et d’histoire romaine impériale, de nous présenter cette riche époque de l’histoire ibérique.
Une conquête prudente
Il y eut Carthage. Sans Hannibal, les choses se seraient passées autrement, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne seraient pas arrivées. Les Grecs avaient, après les Phéniciens, établi la réputation d’eldorado de la péninsule, riche en plomb argentifère sans oublier le Tagus (Tage) aurifère. Mais ce sont les Romains de la fin de la République et de l’époque impériale qui ont, les premiers, mis en chantier une exploitation systématique des ressources métalliques – argent, mais également or et cuivre. L’Hispanie romaine naquit de l’affrontement pour la suprématie entre le Sénat – que Cinéas, envoyé de Pyrrhus, avait défini comme un « parterre de rois » – et la famille des Barcides. Répondant à l’appel de l’alliée Sagonte, Rome tenta d’entraver la politique provocatrice du fils d’Hamilcar, Hannibal, venu assiéger la place ibère du Levant. On sait la suite. Les terres péninsulaires constituèrent un deuxième champ d’affrontement pendant qu’Hannibal guerroyait en Italie. Scipion chassa définitivement les Puniques en 206 et donna le signal d’une occupation durable par l’installation d’un poste fortifié à Italica – aujourd’hui Santiponce à quinze kilomètres à l’ouest de Séville –, au nom évocateur. Ce n’est qu’en 197 que le Sénat institua deux provinces, la Citérieure à l’est et l’Ultérieure au sud, et ouvrit la voie à la conquête progressive, appuyée sur les deux axes de pénétration naturelle, le Baetis (Guadalquivir) et l’Iberus (Èbre). Longtemps les récits ont privilégié, à la suite des sources, les cruautés de Caton dans le nord-est, la résistance de Viriathe le Lusitanien et l’opposition héroïque des Celtibères de Numance (province de Soria), assiégés plusieurs années durant, et vaincus finalement en 133. Parallèlement, les armées romaines engagées passaient pour faibles et impuissantes face à des adversaires se réfugiant dans une prétendue guérilla, négligées par un pouvoir lointain et plus soucieux de lui-même que des citoyens et de l’empire. Le réalisme, l’adaptation à un territoire cloisonné et sans autorités politiques reconnues conduisirent en fait à une succession de confrontations limitées mises à profit pour étendre, par d’autres moyens, l’emprise de Rome. Ce n’est qu’avec les guerres civiles et surtout l’avènement du nouveau régime impérial que le processus fut conduit à son terme. Brutalement. Les Astures et les Cantabres du Nord-Ouest, entre 26 et 19, luttèrent avec acharnement, malgré Auguste lui-même, et succombèrent les derniers, à la supériorité d’un adversaire sans égal, en Barbares prêts à mourir.
La civilisation municipale
En dehors des quelques crises militaires évoquées, la péninsule Ibérique n’avait pas gravement inquiété Rome et, sous l’empire, le soulèvement de Galba, gouverneur à Tarragone en 68 ap. J.-C., refléta surtout l’hostilité à Néron de légats sénatoriaux que ses dépenses extravagantes et sa tyrannie exaspéraient. Le particularisme des provinces ibériques sous domination romaine tient en fin de compte à son absence. Les traces documentaires des règlements municipaux gravés dans le bronze et parvenus jusqu’à nous en font foi : la loi de la colonie césarienne d’Vrso (Osuna, Séville), les lois flaviennes de Málaga, Salpensa et Irni formant ensemble les trois-quarts d’une charte municipale dont on peut penser, par d’autres indices, qu’elle fut largement diffusée en dehors même de la Bétique, la province la plus riche en témoignages, qui, avec la Citérieure et la Lusitanie, découpait administrativement la péninsule réorganisée par le premier empereur.
Annoncée par les établissements phéniciens et grecs de la côte orientale et méridionale, préfigurée par les protovilles ibériques, la civilisation urbaine de la péninsule d’époque romaine, consacrée par la floraison flavienne des municipes, conjuguait la ville et la cité, le chef-lieu et ses monuments et le territoire de dimensions relativement réduites : cinquante à cent kilomètres carrés, et en moyenne cinq à dix mille habitants. Chaque cité représentait une unité autonome et un interlocuteur potentiel du pouvoir central qui accordait le degré d’attention prêté à la dignité – cité pérégrine, municipe ou colonie – de la communauté. Les élites d’origine italique d’abord, puis les élites romanisées ensuite exprimèrent par leurs initiatives et leurs générosités le consensus qui les attachaient à Rome et au pouvoir impérial depuis Auguste. Les inscriptions font écho par centaines aux monuments, banquets publics, spectacles et bains gratuits offerts aux citoyens et domiciliés à l’occasion d’une élection (annuelle), d’une fête religieuse ou d’un anniversaire. Ces actes bienfaisants – ou évergésies – valaient à leurs auteurs l’érection de statues de marbre ou de bronze dans les lieux publics en contre-don.
Issues du modèle gréco-italique, ces pratiques – partagées par les communautés des autres provinces intégrées au système romain – scandaient la vie municipale. Celle-ci connut un éclat particulier dans les régions méridionales et orientales entre Auguste et 150 ap. J.-C., mais elle se caractérisa surtout par l’essor flavien de communautés moyennes dont les couches dirigeantes, peu nombreuses, n’aspiraient pas nécessairement à une promotion dans l’ordre équestre ou sénatorial. La richesse foncière décidait de l’appartenance à l’élite sociale. Les cités du Baetis et du Singilis (Genil) furent longtemps dirigées par des propriétaires dont les oliviers approvisionnaient en huile la capitale, comme en témoigne la colline artificielle au sud de l’Aventin, faite de tessons d’amphores volontairement brisées et appelée pour cette raison le Testaccio (testaceus mons). Rien, en revanche, n’indique que les mines contribuèrent à propulser vers le haut de nouvelles élites massivement enrichies, ce qui fut rendu plus difficile encore par le contrôle de l’empereur sur l’exploitation. La sauce de poisson ou garum et les salaisons, destinées aussi en partie à Rome, produites le long des côtes méridionales et sud-occidentales, tiraient parti de la migration saisonnière des thons rouges à travers le détroit de Gibraltar. Ces ressources pouvaient apporter individuellement la réussite à des affranchis qui se fondaient ensuite dans le groupe dirigeant. La civilisation municipale ne parvint pas à engendrer une bourgeoisie économique, mais perpétua les valeurs aristocratiques de notables attachés à la propriété foncière.
Faut-il parler de déclin ?
L’apogée de la vie des municipes se situa au IIe siècle. Durant les troubles des IIIe et IVe siècles qui affectèrent de nombreuses provinces de l’empire, la péninsule fut relativement épargnée. On a trop vite conclu à la décadence. La clé de l’équilibre résidait dans la continuité des cités dont les chroniques générales ne se soucient que peu si l’empereur et les grandes familles ne sont pas concernés. La conjoncture, défavorable, ne suffit pas à vaincre la résistance de l’imperium ni à mettre en cause la civilisation municipale. Il y eut certes des évolutions et des effondrements localisés. Les manifestations évergétiques se firent plus rares, et avec elles les inscriptions, les notables préférèrent leurs demeures campagnardes à leurs maisons urbaines et les cités d’Afrique ou d’Orient monopolisèrent l’attention par leur vitalité et leur dynamisme. La péninsule se contenta des acquis, à l’abri des projecteurs, dans un contexte qui n’était plus celui où Trajan, le premier empereur d’origine provinciale, né à Italica, était devenu le maître du pouvoir impérial. Les militaires tenaient le devant de la scène, et l’éloignement protégea longtemps l’Hispanie du danger, malgré la présence – discrète – d’une garnison, héritée il est vrai de la fin de la conquête sous Auguste et de la guerre civile de Galba.
Pas plus que l’économie ou la disparition de l’esprit civique, le christianisme ne fut la cause d’un déclin irrémédiable. Ce n’est que lentement que la nouvelle religion s’implanta, et rien ne suggère un rôle particulier des chrétiens péninsulaires, assez peu nombreux, avant les manifestations galiciennes de l’hérésie priscillianiste à la fin du IVe siècle. Au contraire, les circonscriptions épiscopales, comme ailleurs, y épousèrent le cadre de la cité municipale, ce qui veut dire que les divisions provinciales n’eurent guère d’influence sur les évolutions culturelles et sociales des terres hispaniques. Les cités et les sociétés urbaines de l’Antiquité tardive perpétuèrent les valeurs et les réalités romaines désormais bien acclimatées.
La diversité l’emportait cependant, et l’appartenance à l’empire de Rome constituait le trait d’union véritable entre les cités péninsulaires. Le sentiment d’être espagnol n’existait pas. Chaque communauté avait à sa manière métissé les cultures. La vallée du Guadalquivir illustre l’épanouissement des petites villes fières de leur autonomie et de leur parure monumentale. Cordoue, Mérida et Tarragone – sans doute la plus grande ville romaine de la péninsule – rappellent, par l’abondance de leurs vestiges, la splendeur des capitales qui concentraient les élites et attiraient les ambitieux. Le phare de La Corogne signale que la navigation atlantique n’était pas que côtière et met en exergue le finisterre galicien demeuré fidèle aux divinités ancestrales et aux sites de hauteur malgré des sociétés moins exclusivement rurales qu’on ne l’a dit. Tolède, Madrid, Ségovie et les terres de l’Estrémadure portugais montrent que toutes les régions furent touchées par la municipalisation et reflètent, par leurs mosaïques aux couleurs chatoyantes, l’épanouissement de véritables palais ruraux au IVe siècle. León, dont le toponyme est directement hérité de legio, garde le souvenir du seul camp militaire finalement transformé en ville et pose, avec Tarragone, le problème de l’influence de l’armée sur les sociétés régionales.
Loin d’être rebelle ou mauvaise élève, la péninsule Ibérique traduit la diversité et la richesse des adaptations autorisées par les siècles de domination romaine. Ce n’est pas par hasard que la communauté vivant près des ruines antiques décida en 1877 de rebaptiser du nom de Sagonte le bourg d’El Molino del Rey, et ce n’est pas par hasard que les communautés locales portent toujours le titre de municipio.
Il y a une bibliographie sur cette meme page :
http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/La_peni ... omains.asp