Vézère a écrit :
Je ne me satisfais pas d'une simple approche "décadence = émotion subjective".
Il doit y avoir moyen de scientiser cela.
J'ai déjà évoqué Pierre-André Taguieff, qui voit deux possibilités*:
- soit c'est subjectif, c'est un miroir du progressisme, et un parasite (sens biologique) nécessaire de la marche du temps
- soit c'est objectif, et on peut en définir les contours.
Taguieff donne l'exemple de deux tentatives d'objectivation. Je ne crois pas qu'il adhère aux définitions des deux auteurs. Je ne les connais pas, mais ils ont quand même l'air un peu de deux "allumés", fascisant quant au second:
René Guénon et
Julius Evola. Toujours est-il que Taguieff a travaillé sur eux, et voici les traits que l'on devrait identifier pour dire si une société en en état décadent:
- égalitarisme: on retrouve la vieille accusation de décadence de l'Empire Romain à cause du christianisme. Le souci d'égalité mènerait les sociétés à préférer se planter tous ensemble et en égalité, plutôt que réussir avec des inégalités
- individualisme: la transcendance, s'il y en a, est subordonnée aux bon-vouloir des individus
- économisme: importance démesurée accordée aux notions de production ou de productivité. La valeur des personnes tient à ce
qu'elles ont et non ce
qu'elles sont.
- rationalisme: éloignement de la pensée contemplative ou spéculative, au profit d'un type de savoir ordonné à la seule action technique
- amoindrissement de l'autorité de l'Etat- humanisme: attention, le mot utilisé n'a pas le sens que nous lui donnons. Il s'agit du culte du bien-être, et l'oubli pur et simple des bienfaits de l'ascèse (drôle de choix du mot, soi-dit en passant).
- hypersexualisation- montée en puissance d'élites oligarchiques/ploutocratiques: à rapprocher de l'économisme vu plus haut.
Je n'ai aucune idée des civilisations auxquelles les auteurs, forts de cette grille si précise, attribuaient le label "décadent".
*
Actes du colloque Métaphysique et Politique: rené Guénon, Julius Evola; Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sorbonne, octobre 1986
Je ne veux pas être péremptoire mais ce que je lis là ce sont les accusations classiques de milieux très conservateurs envers notre société libérale capitaliste. C'est un véritable programme politique. Je vais y répondre seulement pour l'Empire romain histoire de rester dans le cadre de la charte mais bon, vous avez mon avis...
Égalitarisme dans l'époque tardive ? Certainement pas ; on a une société plus pyramidale qu'avant car la mobilité sociale déjà limitée s'est encore rétrécie. C'est un fantasme de penser que le christianisme de l'époque a transcendé l'ordre social.
L'individualisme ? On est dans une société qui fait encore passer le collectif avant l'individu. Les célébrations du culte, chrétien ou païen se font essentiellement en groupe dans les manifestations ostentatoires.
Économisme ?
à par à transférer complètement notre monde sur l'ancien je ne vois pas qui pourrait défendre ce point pour l'Antiquité...
Rationalisme ? On peut dire que la religion chrétienne est vécue et pensée comme une religion davantage objective que les cultes traditionnels dont on a perdu jusqu'au sens des prières et des pratiques. Mais bon ça fait un peu juste au vu de la science des rêves comme intermédiaire avec les dieux (ou dieu), la place des présages, du mauvais oeil, des malédictions...
Humanisme dans le sens indiqué ? On est dans un temps à la fin de l'Antiquité ou l'ascèse et la sobriété de l'existence ont été érigés en idéal de vie, tant par les chrétiens que les philosophes. Certains empereurs poussent la chose d'ailleurs extrêmement loin ; Julien couchait sur la même paillasse que les soldat, mangeait chichement, dénonçait vivement l'amollissement des Antiochéens...
Hypersexualisation ? Parmi les grands fantasmes popularisés par le cinéma la sexualité débridé de l'Antiquité est en bonne place. Les Romains anciens n'ont jamais été les obsédés sexuels qu'on présente et les choses ne changent guère vers la fin de la période. Les nus féminins ont tendance d'ailleurs à se couvrir de vertu, voyez les mosaïques de la villa cassale.
Montée en puissance de l'oligarchie ? Rome a toujours été gouvernée par une aristocratie...
Si c'est la grille de lecture objective difficile de faire de la fin de l'Antiquité romaine une période de décadence. Mais bon je n'accorde vraiment aucune valeur à un tel inventaire à ce point orienté...