Revenons sur "Les Romains" publié en 2005 (éditions Le Cavalier Bleu). Dans cet ouvrage Lançon a rédigé des chapitres très courts. Dans un de ces chapitres Lançon défend deux idées qui sont assez proches l'une de l'autre :
• La fin de l'Empire romain d'Occident ne signifie pas « la mort d'une civilisation ». Elle équivaut simplement à « l'effacement d'un régime politique déjà estompé ».
• La fin de l'Empire romain d'Occident ne coïncide en rien avec ce qu'on appelle « fin de l'Antiquité ». Celle-ci est un fantasme.
Citer :
L'Empire romain a officiellement cessé d'exister en Occident en 476, lorsqu'un roi skire, Odovacer (francisé en Odoacre), déposa à Ravenne Romulus, le jeune empereur romain qu'il servait comme officier supérieur. Il ne lui donna pas de successeur et envoya les insignes impériaux de Romulus à l'Empereur romain d'Orient. L'Empire romain existait donc toujours, mais dirigé seulement de Constantinople, et non plus de Constantinople et Ravenne. (...) Autrement dit, d'une certaine façon, l'existence de l'Empire romain se poursuivit sans empereur. « Les funérailles de Rome se déroulèrent dans un morne silence » écrivait Amédée Thierry. Et il déplorait que tout le monde se soit tu, en se demandant pourquoi. J'y vois une raison toute simple : ce n'étaient pas des funérailles, car Rome n'était pas morte. C'était l'effacement d'un régime politique déjà estompé, mais en aucun cas la mort d'une civilisation. Rome était à ce point devenue un mythe, ses influences avaient à ce point irrigué la politique, la langue et le droit, qu'elle survécut sous d'autres formes : une nostalgie rémanente de la République et de l'Empire, la vitalité de la culture antique, des modèles juridiques.
(...) Les historiens ont beaucoup cédé au catastrophisme en décrivant le Ve siècle occidental comme un collapsus généralisé des structures étatiques et sociales de l'Empire romain. On ne contestera pas leur vacillement, mais celui-ci fut inégal, progressif, voire, comme à Rome, inexistant. Il faut donc se défier d'une vision apocalyptique du Ve siècle, qui ferait coïncider artificiellement la fin de l'Empire et la fin de l'Antiquité. Les villes et les campagnes ne furent pas désertées, la mobilité des populations ne cessa pas, les structures sociales ne s'effondrèrent pas, les échanges commerciaux non plus.
(...) L'Empire des romains continuait d'exister dans sa partie orientale. Mais pas seulement. En Occident, de puissants éléments de la civilisation romaine perdurèrent dans les nouveaux royaumes : la langue latine et la culture qui lui était attachée, des structures gouvernementales et sociales, des institutions comme le Sénat romain, et bien sûr le droit écrit.
Si l'on considère que les éléments constitutifs de l'Antiquité sont : la domination absorbante de la culture gréco-romaine ; la prédominance du système municipal ; l'épanouissement monarchique appuyé sur l'armée et une noblesse élargie ; la force du droit écrit, alors, on doit constater que la fin de l'Empire romain d'Occident ne coïncide en rien avec ce qu'on appelle « fin de l'Antiquité ». Celle-ci est un fantasme. La plupart de ses traits essentiels demeurent, plus ou moins transformés, dans les Etats et les sociétés d'Occident après 476. Et cela jusqu'au Carolingiens. Le plus grand changement, à la fois progressif et profond, est une dissociation culturelle entre l'aire latine et l'aire grecque, qui eu lieu entre le Ve et le VIIe siècle. Une double perte linguistique a mis fin à une originalité fondamentale de l'antiquité romaine. Mais, grâce aux traductions, l'héritage put être transmis partout. Ainsi, si la chrétienté latine a perdu son grec, elle est restée imbibée de platonisme. Ainsi, l'empire romain hellénisé qu'on appelle byzantin a perdu son latin à partir du VIIe siècle tout en restant pétri de droit romain. La fin de l'Empire romain d'Occident a contribué à distendre les liens caractéristiques de l'Antiquité, mais n'a pas eu d'effet sur ses nombreuses permanences culturelles.