L'extrait est un peu long, mais si on a la patience de le lire, je pense qu'il répond assez bien aux questions que nous nous posons.
Francia au IXème siècle[...]
En résumé,
Francia, au Xe siècle, pouvait désigner soit l'ensemble du
regnum Francorum - exception toujours faite de l'Italie -, soit le coeur de celui-ci, compris entre la Loire, la Seine, le Rhin, incluant la future Franconie («Mainfranken») et la Francie du Rhin («Rheinfranken»), par opposition aux territoires de peuples progressivement soumis par les Francs,
Alemania, Aquitania, Baioaria, Burgundia, Frisia, Gotia, Saxonia, Wasconia, etc.
Le partage définitif du regnum en 843 (traité de Verdun) vint compliquer les choses, puisque le coeur de l'espace franc primitif était lui-même morcelé et attribué à trois royaumes différents. Francia put alors, pour chacun, désigner son propre royaume, ce qui engendra vite une confusion extrême. Deux solutions s'offrirent alors :
1.
soit désigner les royaumes du nom de leur souverainSi, on le sait, cette pratique a été l'origine du nom de la Lorraine («Lotharingie» = royaume de Lothaire), elle a en fait été commune aux trois royaumes issus du partage de 843 : les principales Annales de l'époque parlent aussi bien de
regnum Hludovici pour l'Est que de
regnum Caroli (ou
Karli) pour l'Ouest, à côté du
regnum Hlotharii, ou encore, formule particulièrement chère à Hincmar en 869-870, du
regnum quondam Hlotharii. Sporadiquement, il est encore question ensuite du
regnum Hludovici imperatoris et du
regnum Karlomanni pour désigner le royaume occidental, du
regnum Arnolfi à l'Est. Néanmoins, cette pratique déclina vite après les règnes des fils de Louis le Pieux et de Lothaire II, et seule survécut l'appellation de
regnum Lotharii. Celle-ci qui renvoie sans doute à Lothaire II plutôt qu'à son père Lothaire Ier - ne s'imposa pas du reste immédiatement. Les Annales de Xanten désignent en effet Lothaire II comme
rex Ripuariorum ou
rex Ripuariae, et la future Lotharingie comme
Ripuaria; dans la dernière décennie du IXe siècle, les Annales de Saint-Vaast parlent du
regnum Zvendebolchi. L’expression
regnum Lotharii se maintient au Xe siècle, en concurrence avec
regnum Lothariense, dont on fait dériver, dans le dernier quart du siècle, les termes de
Lotharia et
Lotharingia, ce dernier l'emportant finalement. On notera du reste une tendance analogue pour le royaume de l'Ouest, appelé
regnum Karoli par Widukind sous le règne de Louis IV. On en tirera parfois les termes de
Carolingia pour la terre et de
Carolides pour les hommes («Karlingen» en allemand médiéval), qui contenaient tout un programme politique, en rappelant Charlemagne au travers de Charles le Chauve, mais ce fut sans conséquence durable.
2.
soit préciser le terme Francia par des épithètesL’autre façon de préciser le terme, polysémique, de
Francia consistait à lui adjoindre des épithètes:
occidentalis et
orientalis,
inferior et
superior, l'expression de
Francia media pour le royaume du milieu étant beaucoup plus rare et sans aucune postériorité : elle est encore citée, vers 860, dans les
Gesta Aldrici mais Notker lui préfère l'expression de
Francia antiqua par opposition à la
Francia inferior ou « royaume occidental". Tout autre est la fréquence d'emploi des expressions
Francia orientales et
Francia occidentales.
- Francia orientales
Au juste, la genèse de l'expression Francia orientales est beaucoup plus complexe, dans la mesure où elle a été forgée bien avant l'éclatement du regnum, avec un sens différent, dans la mesure aussi où l'ethnique Franci orientales semble bien avoir précédé le géographique Francia orientalis. Il n'est donc pas inutile de rouvrir le dossier.
Nées vers 805 au sein de la cour impériale, les Annales de Metz parlent à plusieurs reprises des « orientales Franci" ; de même, les Annales royales, les Annales dites d'Éginhard, ce dernier dans sa Vita Karoli. Seule, du reste, la première de ces sources établit un parallèle en parlant aussi de Franci occidentales. D'un passage particulièrement clair des Annales royales, à l'année 823, il est évident que cette primitive «Francie orientale» ne couvre pas le territoire du futur royaume de l'Est, mais ce qu'on pourrait appeler la «Francie du Main» («Mainfranken»). Vers 840, la Passio Kiliani situe Wurzbourg dans le territoire des australes Franci, qui apparaissent ailleurs dans l'oeuvre sous le nom de populus orientalium Francorum.
Une extension de sens se fait jour dans les Annales de Fulda : dès 838, on y parle du regnum orientalium Francorum, et plus tard Louis II le Germanique est qualifié de rex orientalium Francorum: il s’agit bien ici du royaume oriental. Mais l'évolution n'est pas encore achevée. Fait remarquable, les Annales de Xanten présentent Louis II le Germanique comme rex orientalis pas moins de six fois : symétrique de l'expression regnum orientalie, attesté en 840, ce titre ne saurait être le résultat d'une faute de copiste pour rex (Franciae) orientalie. Dans ces conditions, la formule de date des actes des rois de l'Est, faisant souvent référence à l'orientalis Francia, revêt une portée particulière. Louis Il le Germanique, mis à la tête de la Bavière du vivant de son père, commence par dater ses diplômes de l'année d'empire de celui-ci et de sa propre année de règne. Un changement survient en septembre 833, lorsqu'il reçoit de son frère Lothaire, en récompense de son soutien, la région située sur la rive droite du Rhin, qu'il se voit confirmer par son père en 834 et jusqu'en 838. Dès lors, il date ses actes de ses années de règne in orientale Francia. C'est la première fois que la terminologie officielle abandonne l'idée d'unicité de la Francia ! Malgré les efforts déployés par Louis le Pieux, et plus encore par l'impératrice Judith, pour cantonner Louis II à la Bavière, ce dernier maintient la formule au bas de ses actes. Le traité de Verdun ne vient donc que conforter son usage. Ainsi, lors de son expédition contre le royaume occidental en 858, Louis Il parle-t-il de sa 26e année de règne in orientale Francia, et première année in occidentale Francia: référence supplémentaire à la Francie occidentale, puisqu'il affecte de considérer Charles le Chauve comme déposé; mais impossibilité de référence à l'ensemble de la Francia, puisque entre les deux royaumes s'interpose celui du milieu, dirigé par son neveu Lothaire Il.
Le fils du Germanique, Louis III, continue à faire référence, entre 876 et 879, à l'orientalis Francia, même si le terme renvoie alors à un royaume diminué, territorialement, de celui de Carloman (+ septembre 880). À l'annexion de celui-ci, les diplômes de Louis III ne parlent plus que d'années de règne, sans précision géographique, alors que Carloman datait d'après ses années de règne en Bavière et en Italie . Charles III, lui, reprendra la référence à l'orientalis Francia, royaume de l'Est tout entier, et sera le dernier des Carolingiens occidentaux à apporter cette précision géographique.
Les souverains de la dynastie saxonne abandonnent toute référence à l'orientalis Francia. Le terme, parfois employé au fil des actes, ne désigne alors que la « Francie du Main », ce que, dès le milieu du XIe siècle peut-être, à coup sûr au premier quart du XIre siècle, on va commencer à appeler « Franconie ».
Même spécialisation du terme dans des sources historiographiques comme la Vie d'Henri Il par Adalbert, les Gesta des archevêques de Magdebourg, la biographie d'Otton de Bamberg par Herbord . La même zone se voit qualifiée de ducatus orientalis Franciae dans divers faux fabriqués au profît des évêques de Wurzbourg au XIIe siècle. Cette évolution radicale reçoit une illustration extrême dans un diplôme d'Otton où le couple Francia orientalis / Francia occidentalis ne sert plus qu'à opposer « Francie du Main » (alias Franconie) et « Francie du Rhin ».
- Francia occidentales
L’étude de l'expression Francia occidentales, mise à l'honneur par les historiens modernes qui ont pris l'habitude de désigner du nom de « Francie occidentale » le royaume de l'Ouest, est plus limitée, du fait que les sources la citent moins souvent, et les formules de date des diplômes, jamais. Les Annales de Metz emploient bien l'expression occidentales Franci, mais ce n'est qu'en faisant l'histoire des anciens Francs. Les Annales royales l'utilisent une seule fois en tout et pour tout.
On s'attendrait par ailleurs à rencontrer Francia occidentales dans les sources de l'Est, où l'expression Francia orientalis avait pris rang de notion politique ; or, on y emploie presque exclusivement l'expression Franci occidentales... pour désigner les Lothiaringiens. Francia occidentales n'apparaît qu'une fois pour désigner le royaume de l'Ouest, et l'on parle à l'occasion, plus vaguement, « d'Occident".
Il faut attendre le traité de Bonn en 921 pour voir citer en parallèle les années de règne respectives du
rex occidentalium et du
rex orientalium Francorum. Au Xe siècle, à l'Ouest, l'expression ne figure qu'une fois dans l'oeuvre de Richer; vers 900, en Angleterre, l'évêque Asser parle du
regnum (ou du rex)
occidentalium Francorum. L’expression est aussi connue, et tout aussi peu employée, en Lotharingie.
Francia dans les sources du Xe au XIIIème siècleChez les principaux chroniqueurs italiens ou francs orientaux du Xe siècle,
Francia seule ne désigne jamais la Francie occidentale dans son ensemble, mais, s'opposant à la Saxe, à la Bavière, à la Lotharingie, recouvre le territoire des seuls Francs, même si, parfois, le terme peut prendre d'autres significations : ainsi, chez Liutprand de Crémone,
Francia peut-elle avoir à l'occasion un sens plus large, lorsqu'à la Francie orientale, terre des
Franci Teutonici, il oppose la Francie occidentale,
Francia quam Romanam dicuni, expression qui a son pendant au XIe siècle dans la
Latina Francia de Wipo et de Brunon de Merseburg.
Même si quelques diplômes d'Otton Ier en 951-952 reprennent, sur des modèles du IXe siècle, l'opposition générique «
Francia /
Italia » - on y reviendra -, l'évolution est achevée, qui fait de Francia un équivalent de « Francie du Main et du Rhin », et plus spécialement de « Francie du Main » : les références se pressent, qu'il s'agisse de Thietmar ou des Annales de Quedlinburg. Lampert de Hersfeld précise
Francia Theutonica, et Ekkehard d'Aura distingue nettement les
Franci, Francs, des
Francigenae, Français.
C'est donc avec un anachronisme certain, ou plutôt au terme d'une réflexion historique approfondie, en décalage avec les usages contemporains, que Otton de Freising, au XIIe siècle, cherche à remettre à l'honneur la vieille équivalence
Francia = regnum Francorum, autrement dit à y voir l'addition de la Francia de l'Ouest et de la Francia de l'Est. À propos des événements de 887-888, il parle de
Francia occidentalis pour le royaume d'Eudes, à l'ouest, et
d'orientalis Francia pour le reste: Bavière, Souabe, Saxe, Thuringe, Frise et Lotharingie ; un ensemble, précise-t-il, que l'on appelle maintenant
Teutonicum regnum. Il reprend ailleurs l'idée et lie le passage terminologique de la
Francia orientalis au
regnum Teutonicorum à l'avènement de la dynastie saxonne.
En conséquence, dans son oeuvre, les
Franci peuvent être, selon les cas, les Francs des Vle-lXe siècles, les Franconiens, les Francs orientaux ou occidentaux, ou encore les croisés !
La tentative ainsi menée pour redonner un sens large au terme
Franci, ensemble des habitants des territoires cisalpins dominés par les Francs, n'eut guère d'écho. De fait, d'autres clercs du XIIe siècle prirent soin de distinguer les
Franci des « Français ».
Pour Geoffroi de Viterbe, la
vera Francia est la région d'entre Meuse et Main, et déjà Guillaume de Malmesbury, qui écrit ses
Gesta vers 1125, note que les habitants de la Lotharingie, ceux de l'Alémanie et les « autres peuples transrhénans », soumis à l'autorité de
l'imperator teutonicorum veulent se faire appeler
Franci […]
J'abrège l'exposé, et j'ajoute seulement que dans son livre, Carlrichard Brühl explique très bien qu'il n'existait pas, en Francie Orientale ni en Francie Occidentale, de conscience nationale
aux IXème -Xème siècles, mais que cela n'exclut pas qu'il puisse y avoir une "histoire allemande" et une "histoire française" des institutions à partir du Xème siècle.