Citer :
D'après ce que j'ai réussi à trouver, ce genre de texte ferait parti de la littérature, seule étudiée par les historiens pour comprendre l'organisation du MA, et non les archives..... Par conséquent, à prendre avec tout le recul nécessaire.
(surtout que le texte est clairement partisan!).
J’arrive probablement un peu tard pour vous être utile, mais il me paraît intéressant de développer l’histoire de ce texte, que pratiquement tous les professeurs d’histoire, comme vous le signalez, proposent à leurs élèves tant il est commode pour étudier les rapports paysans-seigneurs, mais aussi et surtout, à un tout autre niveau, parce qu’ il illustre parfaitement le cheminement d’un document historique, de sa rédaction à son utilisation jusqu’à nos jours dans un but didactique, en passant par l’épisode historiographique de son instrumentalisation dans le contexte d’une époque.
ETAPE 1 : l’exhumationC’est A. L. Léchaudé d’Anisy qui a exhumé ce texte, d’abord par une simple communication dans les Mémoires
de la société des Antiquaires de Normandie, tome X, 1837, (voir
ici et allez page 297) puis par sa publication in extenso dans le tome XI en 1841 (voir
ici puis aller page 88 et suivantes).
La « complainte » se présente sous la forme d’un texte en forme de poème de 228 vers octosyllabes, et vient à la suite d’une compilation des droits de l’abbaye effectuée en 1247 par l’abbé du Mont-Saint-Michel Richard, sur les feuillets d’un livre de cens et rentes de la paroisse de Verson écrit en 1270. Les deux textes sont de la même main, et il ne fait aucun doute pour Léchaudé que l’auteur en est un religieux du Mont, peut-être le chapelain de l’abbé, car celui-ci est expressément cité par l’abbé comme le compilateur des droits de l’abbaye.
Texte étonnant donc, puisque contrairement à ce qu’on peut penser, il n’émane pas des habitants ou d’un de leur porte-parole, mais d’un proche du seigneur, et peut être considéré comme un témoignage de sympathie envers les vilains, en forme de dénonciation des lourdes charges qu’ils avaient à acquitter, ce qui explique leur révolte, plus ou moins suscitée par le vicomte Osbert, seigneur de Fontenay-Pesnel, qui plaida ensuite leur cause à l’échiquier de Normandie. Il avait bien sûr des arrière-pensées, celles de récupérer ainsi les biens concédés par ses ancêtres à l’abbaye. Il faut remarquer que le clerc, même s'il marque sa compassion pour les paysans, n'a cependant pas de mots suffisamment durs pour qualifier la "félonie" du seigneur rebelle.
ETAPE 2 : redécouverte et fortune historiographiqueCe texte est resté apparemment confiné dans la confidentialité des archives d’une société savante jusqu’au début du XXème siècle, lorsque Léopold Delisle le redécouvre en le corrigeant en 1903 dans
Etudes sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen-âge, Ed. H. Champion (aussi sur Gallica, téléchargeable
ici puis aller pages 668 à 673)
Rappelons-nous que le début du XXème siècle voit l’affrontement violent des cléricaux et des anticléricaux, dans le contexte de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et que d’autre part, depuis le début de la Troisième République, tout un courant historiographique catholique et proche du courant royaliste voulait accréditer l’idée d’une monarchie et d’une Eglise idéalisée vecteur des progrès du XIIIème siècle, « le temps du bon roi Saint-Louis » âge d’or d’une paysannerie bien nourrie et heureuse, libérée grâce aux affranchissements ; cette idéologie s’approchait fort des tendances paternalistes contemporaines du catholicisme social, par exemple d’Albert de Mun.
De l’autre côté, le courant positiviste et méthodique, des anticléricaux, des juristes et historiens, comme Jacques Flach (Le Régime seigneurial, 1886), ou Achille Luchaire veulent démontrer que les tensions entre seigneurs (y compris ecclésiastiques) et paysans n’ont pas cessé même à l’apogée du Moyen-âge ; c’est précisément ce dernier qui relève la violence sociale contenue dans « le conte » des vilains de Verson.
Luchaire étant l’un des rédacteurs de l’Histoire de France de Lavisse, il n’est pas étonnant dès lors que ce courant historiographique pénètre l’enseignement laïc: Charles-Victor Langlois rédige en ce sens le chapitre sur les campagnes de l’Histoire de France.
ETAPE 3 : La digestion par le "mammouth": du "conte" à la "complainte"C’est là que l’histoire devient intéressante, car alors que ce document n’a pas de titre dans le document originel (Léchaudé le nomme « satire » en concédant que c’est faute de mieux, cela ne correspondant qu’aux 5 premiers vers), il devient alors une « complainte des vilains », ou une « chanson », ce qui en suggère une tout autre origine, et l’oriente très nettement vers une signification polémique. malgré tout, il conserve sa rédaction à la troisième personne, mais cela ne fait qu'ajouter aux interrogations, non des élèves bien sûr, mais de certains pédagogues attentifs et scrupuleux, comme Noémie de Coniac par exemple
, car je pense que la forme du texte n'est pas étrangère a ses interrogations sur l'auteur...
En effet, l’influence de l’Histoire de France de Lavisse sur la didactique de l’histoire fut considérable, et il n’est pas étonnant qu’on assiste en définitive à propos de ce texte à une inversion de sens qu’on trouve encore actuellement dans les manuels, y compris les plus récents : certains titrent « chanson », la plupart « complainte », mais aucun ne le présente pour ce qu’il est, c’est-à-dire non pas un texte de revendication de paysans pressurés, mais une manifestation de miséricorde de la part d’un clerc. De plus, un rapide sondage sur des manuels moins récents que je possède montre que la forme du poème est respectée jusqu’au début des années 90 dans les extraits proposés (il n’est bien sûr jamais cité in extenso), puis que le texte prend la forme de la prose, ce qui lui ôte encore davantage cette caractéristique de document émanant d’un lettré. Sans parler de l’un d’entre eux (Belin, 1997, p.83) qui le date du XIIème siècle et l’attribue à Robert Wace, chanoine de Bayeux et poète normand du XIIème siècle !
De quoi réfléchir, élèves et professeurs, à nos pratiques, notre héritage mental, et à la fameuse « simplification pédagogique »...
Pour information (et pour ceux qui n'ont pas été chercher dans le texte original), voici le texte proposé dans le manuel de 5ème Hachette 2002, page 88 :
Citer :
Les impôts payés au seigneur par les paysans
Le premier service de l’an, ils le doivent à la saint-Jean : ils doivent faucher les prés. Après, ils doivent nettoyer le canal. Et vient le mois d’août ; ils doivent faucher les blés, les rassembler. Puis ils chargent le champart en leur charrette, ils le portent à la grange [du seigneur] et leur blé demeure au vent et à la pluie. Début septembre, il y a le porcage. Si le vilain a huit pourceaux, le seigneur en prendra un.
Et après vient le 8 septembre où les vilains doivent payer le cens.
Après ils doivent la corvée : quand ils auront labouré la terre du seigneur, ils iront chercher le blé au grenier et ils le devront semer.
A Noël, ils doivent des poules.
A Pâques, ils doivent la corvée. Puis ils vont au moulin banal, et ils doivent donner de la farine au meunier du seigneur. Après ils vont au four banal et doivent payer le droit de cuire le pain. Ces banalités sont encore le pire.
D’après La Complainte des vilains de Verson, XIIIème siècle