Narduccio a écrit :
Ne serait-ce que par le choix des travaux, on ne choisit pas de travailler sur la mémoire ouvrière du XIXème siècle par hasard...
Effectivement, mais pas forcément uniquement dans cette orientation.
Les sujets dégagés par les historiens dépendent avant tout du contexte, qui entraine l'auteur à les étudier en questionnant certaines thématiques de manière plus ou moins orientée par les interrogations agitant ses contemporains (et donc lui-même).
En effet, on peut citer, entre autres, l'exemple de la crise financière de 2008-2009, qui entraîna à l'époque une cascade d'études sur les crises économiques de 1929, de 1892, voire de 1873, ou encore sur le cheminement de la construction d'une économie capitaliste depuis le Moyen Age, en traversant l'époque moderne, dans les société occidentales. Plus près de nous, la pandémie actuelle (qui n'en termine toujours pas...) a entrainé la production pléthorique d'ouvrages et d'articles sur la "peste noire" de 1348-1351, qui avait en son temps ravagé toute l'Europe - ou presque -, mais également d'autres épidémies ultérieures, comme les épidémies successives de choléra au XIXème siècles ou, plus près de nous, de la grippe espagnole de 1918-1921 - qui aurait fait 50 millions de morts (fourchette moyenne) sur une humanité alors composée d'environ 1 milliard d'individus -, voire encore concernant la grippe de "Hong-Kong" après 1968 et j'en passe.
Bien entendu, ces choix sont les reflets des interrogations qui agitent les esprits des historiens et de leurs contemporains afin de répondre par un éclairage passé à des questions actuelles parfois "brûlantes". Par exemple : comment ces sociétés avaient réagi à l'époque face à des événements parfois proches des leurs - même si comparaison n'est pas raison.
Nous ne sommes par loin des questionnements d'auteurs plus anciens comme un Marc Bloch, qui questionnait déjà de manière quasi immédiate cette "étrange défaite" de 1940 pour dépeindre, de manière aussi acide que réaliste, les structures publiques et sociales d'une société qui était finalement aux abois et qu'aucun politique et militaire du printemps 1940 n'acceptait d'admettre, voire de manière plus ancienne un Machiavel, qui s'interrogeait dans
Le Prince sur les qualités idéales qu'aurait dû posséder celui qui devait unifier l'Italie, cela en revisitant toute l'histoire du territoire italien et des différents peuples et personnages providentiels qui l'avaient occupé et/ou gouverné.
A cela il faut parfois ajouter, c'est vrai, l'orientation idéologique de l'auteur, mais pas toujours. Ainsi s'intéresser à l'histoire de l'esclavage ne veut pas forcément dire que ses auteurs s'identifiaient à leur sujet d'étude, comme certains auteurs marxistes auraient pu le faire concernant les masses prolétariennes et/ou populaires - d'ailleurs ils n'ont (fort heureusement) pas borné leurs études uniquement à ces groupes sociaux. Ainsi les travaux d'un Grenouilleau - qu'on ne peut qualifier de politiques ou d'idéologiques, malgré quelques controverses entre certains spécialistes de la question - ont surtout répondu à un questionnement important sur ces points après l'entrée en vigueur de la loi Taubira en 2001, ainsi que des actions identitaires de certains collectifs issus de territoires ultramarins. Il y a parfois une demande sociale sur certains sujets, car justement, les travaux les concernant font parfois défaut ou sont peu nombreux.
Ainsi, des auteurs parfois classés politiquement sur des cases différentes se sont emparés de sujets - pas forcément toujours pour entrer dans de stériles polémiques - qui n'avaient pas vraiment de rapport avec leurs orientations personelles. Ainsi a-t-on pu observer des marxistes travailler sur le clergé à l'époque moderne, des libéraux sur les ouvriers au XIXème siècle, etc.
Il n'y a donc pas toujours corrélation.
Narduccio a écrit :
Il y a ensuite des histoires "identitaires"
Cette histoire n'existe plus vraiment, en dehors de cas et de situations très précis, pour lesquels le pouvoir politique en place a demandé à certains historiens de construire un "roman national". C'est bien entendu le cas en France à partir de 1882, dans un contexte pluriel d'enracinement de la République, de lutte contre le clergé catholique et de revanche contre l'Allemagne. On peut percevoir des cas similaires dans d'autres pays, lorsque l'identité nationale s'est construite ces derniers siècles.
Les historiens ne l'aiment guère, car elle scénarise parfois ce qui ne devrait et pourrait l'être et produit des raccourcis fallacieux à des fins politiques.
Elle a la particularité de se retrouver dans les programmes et manuels scolaires et de fabriquer des représentations communes à tous les élèves qui se l'approprieront.
Narduccio a écrit :
L'Alsace politique semble avoir été créée par Louis XIV et Vauban, avant eux, l'Alsace n'est qu'un espace géographique déchiré par une multitude de réalité politiques antagonistes.
Cela est autre chose : c'est la copie et la volonté de fabriquer un "roman national" pour une région en fonction de velléités identitaires (forcément régionalistes). Le plus souvent c'est une minorité de la population qui la réclame - mais face à la maladie actuelle de la démocratie représentative, ils peuvent se hisser au pouvoir, c'est le cas des identitaires corses.
Ce qui rejoint cela :
Narduccio a écrit :
Il y a ensuite une histoire "mémorielle"
Les deux sont intiment liés actuellement, dans un contexte de dilution de l'identité nationale dans un contexte de mondialisation et d'intégration des territoires français dans la construction européenne.
La nation s'efface donc et voit des groupes et communautés identitaires manifester leur désir d'exister pour ce qu'ils sont et non pour suivre un "roman national", jugé trop réducteur (où sont les mémoires corses, bretonnes, occitanes, issues de l'immigration là-dedans ?) désuet (la fin du XXème siècle tue les nations en Europe) et méprisant (le fameux "nos ancêtres les gaulois").
La conséquence de ceci est l'inflation de travaux communautaristes et identitaires à finalité mémorielle, visant souvent à déconstruire le récit déjà établi, voire à s'y insérer. En invoquant (inventant ?) la mémoire de tel ou tel groupe on permet à celui-ci de ne plus jamais être oublié, mais également d'exister et, finalement, de se structurer afin de peser politiquement.
La guerre d'Algérie est assez éclairante à ce sujet : tous les groupes y ayant participé demandent à avoir un récit mémoriel et identitaire actuellement, au-delà de celui qui a(urait) été écrit par les héritiers du FLN et du gouvernement français : AMN, "pieds-noirs", harkis, militaires, etc.
Ce phénomène s'observe également dans d'autres pays et pour d'autres évènements, bien naturellement.
Personnellement il me semble dangereux - plus dangereux encore que les "romans nationaux" du XIXème siècle -, parce que souvent revendiqué par des personnes qui n'ont aucun rapport avec l'histoire et l'utilisent à des finalités politiques en l'agitant contre les pouvoirs en place, pétries de velléités destabilisatrices.