supertomate a écrit :
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Aucun magistrat n’assistait aux délibérations du jury et ne pouvait intervenir dans le sens de l’objectivité pour tempérer les sentiments personnels et les émotions des jurés.
Sauf si un magistrat faisait parti du jury
De la même manière, aucun marin-pêcheur ne pouvait intervenir dans le sens de l'objectivité pour tempérer les sentiments personnels et les émotions des jurés - sauf si un marin-pêcheur faisait parti du jury.
Dans une société inclusive où les discriminations ne sont pas seulement interdites mais honteuses, on ne peut sans infamie se hasarder à émettre l’idée qu’un jury d’assise puisse avoir besoin du concours des juges professionnels. Un marin-pêcheur n’est pas moins bête qu’un magistrat. Le pékin moyen est forcément tout aussi capable que le juge professionnel de rendre un verdict. Le système de l’échevinage est pourtant en vigueur depuis 1942 après qu’un éminent juriste qui fut ministre de la justice, Jean Cruppi, en ait exprimé le souhait dans une étude publiée en 1898 et qu’une commission chargée d’étudier une réforme du code d’instruction criminelle, la commission Paul Matter, l’ait conseillé en 1938.
Le propos inverse est tout aussi vrai : un magistrat n’est pas moins bête qu’un marin-pêcheur. Remplacez l’équipage d’un bateau de pêche par une équipe de magistrats, ceux-ci rapporteront autant de poisson que les marins professionnels.
Osons malgré tout l’hypothèse qu’il est peut-être un peu difficile pour le marin-pêcheur de suivre avec attention les longs exposés des faits, les interrogations des témoins, les réquisitoires et plaidoiries, d’en faire une synthèse et de se forger un avis tout en restant objectif. En ce qui me concerne, incapable de suivre une série policière sans perdre le fil, ne sachant plus très bien au bout de peu de temps qui est qui et qui a fait quoi, je ferais certainement un très mauvais juré.
L’objectivité n’a rien de naturel. Certes, le vulgus pecus n’a pas besoin d’avoir fait de longues études pour distinguer ce qui lui plaît de ce qui est juste. C’est une question de disposition d’esprit et de rigueur plus que de facultés purement intellectuelles. Cependant, c’est insuffisant : on ne juge pas en équité, on juge en droit. On ne juge pas l’accusé au regard de ce qui semble juste mais au regard de la loi. La différence ? L’affaire Villain la met en évidence. C’est un cas d’école.
Un individu, Raoul Villain a tué Jean Jaurès et a été arrêté en flagrant délit. La matérialité des faits ne laisse pas le moindre doute. Il a pourtant été acquitté sans avoir été jugé pénalement irresponsable. Ce n’est pas une erreur judiciaire, c’est une complète aberration.
Peut-être certains jurés ont-ils été malhonnêtes et ont-ils laissé leurs sentiments personnels prévaloir sur leurs sentiments mais rien ne permet de l’affirmer. Ce qui est en revanche certain est qu’ils se sont trompés de cause et qu’ils ont jugé en équité. Si des magistrats professionnels avaient participé à la délibération, le verdict aurait eu de grandes chances d’être différent. Ce dont on est sûr est que le président leur aurait rappelé les principes. D’abord, ce n’était pas Jaurès qu’on jugeait mais Villain. Ensuite la règle à suivre est le code pénal : le meurtre intentionnel est puni de mort sauf circonstances atténuantes et ce même si les mobiles sont nobles.
Le raisonnement des jurés était simple. Même si la personne de Jaurès était respectable, Villain avait toutes raisons de croire qu’il était un traître, que la politique qu’il défendait était désastreuse et qu’il était du devoir d’un patriote de l’éliminer. Il a donc agi en conscience pour le bien de la patrie. Il n’est donc pas coupable.
L’avocat de Villain les a caressé dans le sens du poil. Après avoir rendu hommage aux qualités de Jaurès et à son intégrité - n’en faisons pas trop, Jaurès n’était pas un traître – s’est attaché à démonter les arguments de la partie civile, espérant ainsi faire boire du petit lait aux jurés, en faisant ressortir les ambiguïtés de la ligne politique suivie par Jaurès et les socialistes au sujet des rapports avec l’Allemagne, de l’organisation de la défense nationale et de l’avenir de l’Alsace-Lorraine. Ne vous trompez pas, Messieurs les jurés, la partie civile vous demande un verdict en faveur de la politique suivie par Jaurès et par ses amis. Tout d’abord, vous devez savoir que le portrait que vous dressent les avocats de la partie civile est déformé. En effet – c’est parfaitement exact – certains socialistes – qui se retrouveront au Parti Communistes après le congrès de Tours - se sont indignés que Jaurès ait été présenté comme absorbé par les questions de défense nationale alors que la réalité était tout autre. Ensuite, il faut être conscient que la politique internationale de Jaurès était devenue inquiétante dès 1902. A un congrès socialiste en Italie il avait déclaré : « La Triple-Alliance est le contrepoids nécessaire au chauvinisme français et aux fantaisies franco-russes ». En ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, Jaurès avait défendu son autonomie dans le cadre de l’empire allemand et non son retour dans la République Française. Quinze jours avant l’entrée en guerre, il faisait voter en congrès : « Le congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale des ouvriers simultanément et internationalement organisés dans les pays intéressés, ainsi que l’agitation populaire sous la forme la plus active.» Comment la pensée de Jaurès était-elle interprétée chez les syndicalistes ? Un exemple d’opinion exprimée par un cadre de la CGT : « Nous nions l’utilité des guerres de défense … l’antipatriotisme fait partie du domaine syndicaliste ». Entendu au congrès de Nancy en 1907 : « Vous aurez beau me répéter qu’il faut être patriote, je vous répondrai que moi, je n’ai pas le sentiment de la patrie. » On ne peut que comprendre qu’un esprit faible comme celui de Villain se soit trompé sur la vraie personnalité de Jaurès. Il ne faut pas confonde Villain avec Cottin – l’anarchiste ayant tenté de tuer Clemenceau - . Cottin était pleinement responsable. Villain, lui, ne l’est pas, c’est pourquoi il doit être acquitté. Enfin il conclut. Tous les jours, on acquitte de pauvres filles pourtant coupables d’infanticide. Cela ne veut pas dire que le jury approuve le meurtre. Cela veut simplement dire que l’accusé n’est pas responsable, au sens juridique du terme. Villain n’est pas coupable et l’acquitter, après quatre ans d’une guerre terrible, ce sera la confirmation d’une réconciliation de tous les Français qui se sont rapprochés dans l’union sacrée.
Ce raisonnement dévoyé aurait beaucoup plus difficilement conduit les jurés à acquitter Villain si des juges professionnels avaient participé à leurs délibérations. Du reste il a été observé qu'après l'adoption de l'échevinage le taux d'acquittement par les cours d'assise est tombé de 24% à 8%.
Une autre raison encore explique le verdict : la position sociale des jurés : 2 rentiers, 1 propriétaire, 1vétérinaire, 1 négociant, 2 industriels, 1 patron marbrier, 1 patron imprimeur, 2 représentants de commerce et un employé de commerce. Les jurys populaires de l’époque étaient fort peu populaires. La loi excluait les ouvriers de la liste d’où l’on tirait au sort les jurés.