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La naissance du monde slave
Les Slaves ont d'abord été une obscure population vivant en forêt. Puis leur domaine d'influence a commencé à s'étendre à la fin de l'Empire romain. Ils ont progressivement occupé la moitié orientale de l'Europe, où ils ont transmis leur culture.
Michel Kazanski
Benoît Clarys
L'auteur
Michel Kazanski, chargé de recherche au CNRS, travaille au Centre d'histoire et civilisation de Byzance du Collège de France.
Du même auteur
- Les ancêtres des Vikings
L e mot slave convoque de vieux clichés dans l'esprit des Européens de l'Ouest. D'abord, beaucoup croient faussement qu'il provient du latin sclavus, qui signifie esclave alors qu'il veut dire slave en latin médiéval ; ensuite, il évoque des hordes sauvages venues de Sibérie et envahissant l'Europe. Plus généralement, les Slaves seraient primitifs…
Des Européens comme les autres
Dans ce qui suit, nous allons voir que l'archéologie, la linguistique, mais aussi le simple examen de l'histoire balayent ces préjugés : les Slaves sont comparables aux Celtes et aux Germains de l'Antiquité, dont ils ont suivi l'évolution avec quelques siècles de décalage. Comme eux, ils ont fini par absorber l'héritage romain, pour créer leur propre version de la civilisation européenne, avec son christianisme et sa tradition urbaine et étatique.
Les préjugés des Européens occidentaux contre les Européens orientaux, donc contre les Slaves pour l'essentiel, culminent au xixe siècle dans le racisme de philosophes et savants allemands dont… Karl Marx. À les en croire, les Slaves « ne peuvent se gouverner eux-mêmes », sont « incapables de se protéger militairement », ne sont pas « doués pour les sciences et les techniques modernes », etc. Les nazis endosseront cette idéologie au xxe siècle, et s'en serviront pendant la Seconde Guerre mondiale pour commettre d'innombrables crimes de guerre à l'Est de l'Europe.
Or les anciens Slaves sont aussi Indo-européens que les anciens Germains et la majorité des autres anciens Européens ; comme eux, ils ont toujours vécu sur le vieux continent, mais pas en Asie. Seule différence notable, à l'instar des Finnois, des Baltes, mais aussi des Germains, les Slaves n'ont jamais fait partie de l'Empire romain, et n'en ont perçu l'héritage qu'indirectement.
Aujourd'hui, les Slaves occupent toute l'Europe orientale, du Nord au Sud, et il en existe trois branches : les Slaves occidentaux (Polonais, Tchèques, Slovaques, Serbes de Loujitse etc.), les Slaves orientaux (Russes, Biélorusses et Ukrainiens, que l'on nommait autrefois Malorusses) et les Slaves méridionaux (Bulgares, Serbes de Serbie, du Monténégro et musulmans de Bosnie, Croates, Slovènes, Macédoniens). Tous ces peuples sont l'émanation moderne d'un groupe ethnique antique. Lequel ?
Au vie siècle de notre ère, Jordanès (vie siècle), un auteur d'origine ostrogothique, mais s'exprimant en latin, explique que les Slaves se sont appelés Vénètes. Même s'il a existé aussi des Vénètes italiques (à l'origine du nom de Venise) et des Vénètes celtes (d'où vient le nom de Vannes), cette remarque invite à attribuer aux Protoslaves un témoignage que Tacite (55-120) a rédigé sur les Vénètes durant la seconde moitié du iie siècle. L'historien romain dit des Vénètes, qu'ils habitent quelque part sur les marges orientales de la Germanie, à l'Est de la Vistule (aujourd'hui en Pologne), où commence le monde steppique des nomades iranophones, les Sarmates. Tacite ne sait comment les classer, car, d'une part, ils sont mobiles et caractérisés par un regrettable penchant pour le pillage – ce qui fait penser aux Sarmates –, et, d'autre part, habitués à se battre à pied avec lances et boucliers, et à vivre dans des bâtiments en dur – ce qui les rapproche des Germains. Le nom que les Allemands donnaient au Moyen Âge à leurs voisins de l'Est – die Wenden – corrobore par ailleurs la relation probable entre Vénètes et Protoslaves.
Les Protoslaves
Il ressort de ces indices historiques que les anciens Vénètes-Slaves vivaient sur les marges orientales du Barbaricum européen : la partie de l'Europe occupée par les Barbares (c'est-à-dire les peuples non romanisés). La linguistique le confirme : assurément indo-européennes, les langues slaves ont comme plus proches parentes les langues baltes, c'est-à-dire le lituanien, le letton ou encore le vieux prussien (aujourd'hui disparu). Les linguistes pensent même que les langues baltes et slaves formaient une seule et même entité dans l'Antiquité, dont les langues slaves représenteraient une modification relativement tardive.
Un indice vient conforter cette interprétation : le fait que les langues slaves portent en elles des traces d'anciens contacts avec les Germains orientaux, en l'occurrence les Goths, mais aussi avec les peuples iraniens de la steppe, Scythes et Sarmates. Tout ceci indique que le berceau des Slaves se situe quelque part entre les anciens territoires baltes, germaniques et iraniens ; on peut le situer en Ukraine septentrionale et en Biélorussie d'aujourd'hui, ainsi que dans...
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Celtes, Germains, Baltes, Slaves, ces peuples indo-européens prennent place sur les territoires de l'Europe orientale au cours du IIe millénaire avant J.-C. Georges Castellan, auteur d'une Histoire des Peuples de l'Europe centrale (Fayard, 1994), en brosse ici un « portrait de famille », synthèse des travaux des géographes, des archéologues et des linguistes.
De l'homme de Neandertal à l'agriculteur néolithique…
Le peuplement de l'Europe est ancien. L'homo neanderthalensis et l'homo sapiens archaïque ont largement occupé le continent européen et les traces laissées par leurs habitats et leur industrie lithique sont nombreuses. La période à laquelle apparurent les homo sapiens sapiens ainsi que leur origine sont aujourd'hui l'objet de nombreuses controverses, mais nous pouvons affirmer qu'ils étaient présents en Europe lors de la dernière période glaciaire et s'abritaient parfois dans des porches de grottes, tels que ceux de Cro-Magnon, d'Oberkassel près de Bonn, de Pfiedmost en Moravie. Lorsque les glaciations s'achevèrent vers 18 000 avant notre ère et que l'inlandsis, qui couvrait toute la Scandinavie, la Baltique, l'Allemagne du Nord, la Manche et la plus grande partie des îles Britanniques, recula vers le nord avant de disparaître complètement vers 12 000 avant J.-C., les populations de chasseurs de rennes et de mammouths suivirent la remontée des troupeaux vers le nord tandis que dans les régions centrales et méridionales de l'Europe progressait la « révolution néolithique » qui s'exprima par le recul de la cueillette et de la chasse au bénéfice de l'agriculture et de l'élevage, la disparition du nomadisme devant les installations sédentaires. C'est pendant cette période que l'on place l'arrivée progressive de peuples que l'on appelle indo-européens et dont les descendants couvrent environ 90 % de l'espace européen.
… et aux Indo-Européens
Au Ve millénaire avant notre ère, on trouve au nord du Caucase les prémisses de la civilisation dite « des Kourganes » – sépultures en forme de tumulus – qui s'étendait du Dniepr à l'Oural et qui pourrait éventuellement traduire la première apparition des peuples indo-européens. Toujours est-il qu'ils se séparèrent en plusieurs groupes diversifiés dont une partie se dirigea vers l'Europe centrale et occidentale puis s'imposèrent aux civilisations méditerranéennes pré-existantes. De ces mélanges naquirent des peuples caractérisés par une langue et une manière de vivre comportant un certain nombre de points communs. L'histoire leur a donné des noms : Celtes, Germains, Baltes, Slaves, Ligures, Italiques, Grecs, Illyriens, Thraces. L'Europe centrale a été le domaine des Celtes, des Germains, des Baltes et des Slaves, tandis que la péninsule des Balkans devenait l'habitat des Grecs, des Illyriens et des Thraces et que les Italiques et les Ligures se partageaient le domaine de la Méditerranée italienne. On se limitera à l'Europe centrale.
Les Celtes
Les Celtes sont connus par la civilisation de La Tène – un site archéologique de Suisse – qui s'étendit de la Tisza hongroise aux îles Britanniques touchant au sud de la Pologne et à l'ouest de la Roumanie. Cette civilisation était apparentée à la « culture des urnes » – Urnenfelder – qui s'était étendue au début du IIe millénaire à la totalité de l'Europe centrale, et dont se détacha ensuite la culture de Hallstatt, passablement frustre, bien représentée en Autriche et en République tchèque.
La Tène a laissé en France de nombreux sites attribués au peuple celtique des Gaulois qui s'épanouirent dans notre pays du Ve siècle au Ier siècle avant J.-C. avec des villes, les oppida, comme Gergovie, Bibracte, Lutèce, Alésia, capitales, entre autres, d'une centaine de peuples. En Allemagne, les Celtes dominaient le sud du Main où ils voisinaient avec les Germains dont la culture n'avait pas connu exactement la même évolution. De là des emprunts des seconds aux premiers, de nombreux mots concernant la vie politique et sociale (Reich, Amt, Bann, Erbe) ou les techniques tels le cuir (Leder), le fer (Eisen), la cuirasse (Brünne). Vers 120 avant J.-C., les Cimbres et les Teutons descendus du Jutland bousculèrent les populations celtes et firent route vers l'Empire romain où les légions de Marius les écrasèrent à Aix-en-Provence et à Verceil dans la plaine du Pô. On assista alors à un reflux des Celtes d'Allemagne moyenne vers le triangle du Rhin et du Danube, constituant une avancée à l'est de la Gaule.
Les Germains
Les Germains ont été localisés pour la première fois vers le milieu du IIe millénaire avant J.-C. dans la Scandinavie méridionale et le nord de l'Allemagne. De là, ils descendirent vers le sud mais s'y heurtèrent pendant un demi-millénaire à la présence des Celtes. La forêt très dense leur fournissait le gibier de la chasse et le bois de leurs habitations, à quoi s'ajoutent la culture des céréales et un élevage très important de chevaux, bovins et ovins. Le cheptel, en effet, constituait l'étalon des valeurs et l'instrument d'échange le plus courant. Dans les derniers siècles avant J.-C., ils adoptèrent une écriture dite runique, sans doute d'origine nord-italique et qu'ils utilisaient surtout pour des inscriptions dédicatoires, des signes de propriété ou pour des usages incantatoires ou magiques. Ce qui fut pour les Romains l'invasion des Cimbres et des Teutons marqua un tournant dans l'histoire des Germains. Ils s'évadèrent du cadre étroit de l'Allemagne du Nord pour s'étendre au sud jusqu'aux Alpes et à l'est jusqu'à la Vistule en un vaste espace qualifié par César de Germania, du nom d'une des tribus situées sur la rive gauche du Rhin. À l'intérieur, les peuples germaniques pratiquaient une transhumance qui les obligeait à des déplacements fréquents et à d'innombrables conflits résolus par des alliances fragiles. De là le kaléidoscope de peuples dont les noms changeaient, disparaissaient, refaisaient surface sous une forme différente : la Germanie de Tacite en donne de nombreux exemples. Ce sont ces « fédérations » de peuples qui se heurtèrent aux Romains le long de la frontière, le limes, d'abord, puis au Ve siècle de notre ère par le vaste mouvement des « Grandes Migrations » – les Völkerwanderungen, qui sont également liées à la poussée des Slaves et à l'effondrement de l'Empire romain. Toute la partie occidentale de cet empire, Gaule, Espagne, Italie, fut recouverte par les « royaumes germaniques » des Francs, des Burgondes, des Wisigoths, des Suèves, des Ostrogots, tandis que les Vandales dominaient l'Afrique du Nord. C'est un Germain encore, un Franc – Charlemagne – qui reconstitua en 800 l'Empire ex-romain réunissant la Germanie, la Gaule et la moitié nord de l'Italie. Notre civilisation occidentale est sortie de ce mariage.
Les Baltes
Les régions baltes, peut-être déjà peuplées de Finno-Ougriens reçurent l'apport, à la fin du IIIe millénaire, de nouvelles populations indo-européennes qui se distinguèrent dès lors des tribus proto-slaves dont elles étaient peut-être issues. Remontant du sud et occupant le nord de la Pologne, les pays Baltes et la Finlande, ils apportèrent la civilisation des amphores globulaires et des céramiques décorées avec des empreintes de cordes. Ils développèrent sur place une série de cultures, dont l'une entreprit vers 1600 av. J.-C. l'exportation de l'ambre abondante au bord de la mer Baltique. Les auteurs antiques, tel Hérodote, nous fournissent quelques noms de ces tribus qui se livraient à la chasse et à la pêche, pratiquaient une agriculture rudimentaire, vivaient dans de petits villages comprenant une ou deux familles et où les maisons de bois – istaba, isba – assuraient une protection efficace contre le froid. Les Baltes furent ensuite colonisés par les Vikings tout d'abord, puis par les Allemands de la Hanse à partir du XIIe siècle.
Les Slaves
Les Slaves, originaires comme les Baltes de la culture des amphores globulaires, se développèrent dans la zone de l'Elbe à l'Oder, du Bug à la Vistule. Les préhistoriens modernes doutent de leur appartenance à la brillante civilisation de la culture de la Lusace qu'ils attribuent aux Vénètes, population répandue dans l'Europe du nord au IIe millénaire. Leur expansion fut provoquée par le heurt des Huns d'Attila contre leurs voisins germaniques : les tribus slaves ont recouvert aussi l'Ukraine, la Russie blanche, la Grande Russie, au détriment des peuples baltiques et finno-ougriens au nord, Goths, Scythes, Turcs au sud. Elles ont comblé l'espace abandonné par les Germains lors des Grandes Migrations et atteint l'Elbe qui fut la frontière orientale de l'empire de Charlemagne. Au sud, aux VIe-VIIe siècles de notre ère, elles se lancèrent à l'assaut de l'Empire byzantin. Sous les empereurs Justin Ier et Justinien (527-565), les Slaves franchirent le Danube en raids dévastateurs, puis à partir des années 80 du VIe siècle, leurs tribus s'implantèrent sur le territoire de Byzance, poussées par les Avars, peuple nomade venu d'Asie centrale s'établir dans la plaine hongroise. L'empereur Héraclius (610-641) écrasa leurs hordes qui assiégèrent Byzance. Les Slaves, libérés de cette tutelle, restèrent dans les Balkans où ils avaient pénétré jusqu'au fond du Péloponnèse qui resta deux siècles sous leur domination. L'administration byzantine mit plus d'un siècle pour reprendre en mains ces cantons slaves appelés Sclavinies. Les Balkans devenaient ainsi une région gréco-slave. C'est sur ce fond ethnique et culturel que s'établirent les royaumes ou empires des Bulgares, des Serbes, puis des Ottomans.
Georges Castellan
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