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Message Publié : 26 Déc 2021 10:24 
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Grégoire de Tours
Grégoire de Tours

Inscription : 10 Jan 2021 20:16
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De la sociologue Nathalie Heinich, j’ai lu récemment : Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, 2014, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », prix Montyon de philosophie de l'Académie française. [L'Art contemporain est devenu dominant dans les années soixante, donc est, pour l'essentiel de son existence, compris dans les limites temporelles du forum].

Quelques points : (les citations ne sont pas littérales) :

1° « L’Art moderne commence avec les Impressionnistes. Il est caractérisé par la transgression des conventions de la figuration définies dans l’Art classique, pour exprimer l’intériorité de l’artiste.
L’Art contemporain (l’AC) a émergé dans les années 50. Il est caractérisé par la transgression de la frontière entre art et non-art. » [=par le fait qu’il appelle art des choses qui ne diffèrent pas des choses non artistiques ’’telles que les définit le sens commun de l’art de notre époque’’]. L’œuvre n’est plus dans l’objet.
L’urinoir de Duchamp (1917) lui-même n’avait pas été remarqué (exposé dans un Salon artistique à New-York où Duchamp vivait, en fait les gens n’avaient pas compris que c’était une œuvre) et était perdu. C’est dans les années cinquante que Duchamp l’a revendiqué, et l’a fait refaire en plusieurs exemplaires (il n’était plus fabriqué).
Trois gestes fondateurs et emblématiques de l’AC :
.1 En 55, au Japon, Murakami traverse (et donc détruit) un paravent de papier : apparition du genre de la performance.
.2 En même temps aux E.-U. Rauschenberg gomme un dessin de De Kooning (Art moderne) et expose la feuille blanche : minimalisme (mâtiné de conceptuel).
.3 Trois ans plus tard en France Yves Klein invite à une exposition où rien n’est exposé : les murs sont vides : apparition du genre de l’installation (ici minimaliste) où l’œuvre c’est l’espace, le lieu (installation ici matinée de conceptuel), genre qui est devenu le genre majeur de l’art contemporain.

Relèvent de l’AC (et non de l’Art moderne) les monochromes de Klein, les peintures de Basquiat (parce qu’elles procèdent – ironiquement – du graffiti) et, naturellement le pop art (par exemple Roy Lichtenstein procédant - ironiquement - de la BD).

L’AC ne se reproduit pas, il se raconte.

L’AC a percé à la Biennale de Venise en 64 : Rauschenberg a reçu le Lion d’or alors qu’on attendait Bissière (Art Moderne).
L’art conceptuel est un des genres principaux de l’art contemporain [où de toute façon, le concept joue un rôle fondamental].

2° « Dans le milieu institutionnel (le musée), ’’l’Art Moderne est totalement en perte de vitesse par rapport à l’AC’’ ».
[Je me demande si là elle n’est pas un peu excessive… Anselm Kiefer, par exemple, relève essentiellement de l’Art Moderne, ainsi que, pour continuer à prendre des artistes allemands, Gerhard Richter, Georg Baselitz ou Neo Rauch (né en 1960). En Angleterre, David Hockney (né en 1932).
Si elle a raison, cela veut dire qu’ils sont peu présents dans les musées. Je viens de voir à Beaubourg une exposition Baselitz…
Cela dit « totalement en perte de vitesse » est une expression assez floue, qui ne veut pas dire disparu].

3° « Les artistes relevant de l’Art moderne, peinant à trouver des galeries, parce qu’ils sont très marginalisés, créent des sites sur internet ».

4° « Dans les écoles d’art, on apprend à devenir un artiste AC.
C’est assez facile de devenir un artiste AC, car l’AC c’est la nouveauté, le non-déjà-fait ». [Le seul fait d’être un nouveau venu est un avantage].

5° « C’est très difficile de rester un artiste AC et de vivre de son art, pour la même raison que c’est facile de le devenir ».

6° « Devenir et rester un artiste AC demande un grand talent ’’sociologique’’, un grand savoir-faire ».

7° « Un artiste AC voyage continuellement, pour savoir ce qui se fait. Certains même n’ont plus de domicile : ils vivent à l’hôtel. Tout le milieu AC est en déplacements continuels et s’exprime en anglais ».

8° « Là où le profane voit du déjà fait, déjà vu, le milieu AC sait voir de micro-différences, la nouveauté ».

.9° « L’AC, au départ a été foncièrement US [malgré Duchamp ou Klein], plus exactement new-yorkais. Ensuite il s’est internationalisé. C’est un tout petit monde, présent dans les capitales du monde occidental (Londres, Paris, Berlin, Rome). Il inclut maintenant le Tiers-Monde ».

.10° « Dans l’AC, le milieu décisif, c’est l’institution (le musée, le commissaire d’exposition). Le marché (la galerie, le collectionneur) ne vient (éventuellement) qu’après. Nombre d’artistes ne parviennent jamais au marché.
Au début, l’AC ne se vendait pas. Certains artistes, d’ailleurs, ne pensaient pas du tout à la vente (par exemple Christian Boltanski (artiste conceptuel), dans le début des années 70, trouvait très vulgaire un artiste qui vendait). Vers 1995, l’AC a commencé à se vendre (notamment des œuvres sensationnalistes, ’’coup de poing’’ (par exemple Damian Hirst), et des œuvres jouant avec la culture populaire, un peu kitsch (par exemple Jeff Koons)), et maintenant il se vend très cher. »

.11° « Le collectionneur est souvent peu versé dans l’art (non-AC), et souvent travaille dans la finance, et souvent aussi vient des pays émergents (Golfe persique et pays asiatiques) et alors achète avec une visée spéculative évidente. »

.12° « Parmi les adversaires les plus véhéments de l’AC, on trouve les artistes actuels relevant de l’Art Moderne. On trouve aussi souvent les gens les plus cultivés en art, les plus attachés à l’art, par exemple les enseignants. »

.13° « Les enfants et les gens relativement peu cultivés adhèrent facilement à l’art contemporain (dans sa version populaire, kitsch, ou dans sa version sensationnaliste (le veau coupé en deux dans du formol), pas dans sa version conceptuelle, discoureuse, laquelle est élitiste) : puisque ils ne connaissent pas l’art (les enfants), ou le connaissent peu ou y sont peu attachés, ils ne perçoivent pas la transgression, ils ne sont pas choqués ».

14° Nathalie Heinich, comme sociologue, s’interdit de porter un jugement de valeur sur l’AC.
Son jugement comme citoyenne, ou comme amatrice d’art, elle le tait.

.15° Ce qui fait radicalement défaut, je trouve, chez elle, c’est l’explication (ou la compréhension) : cette sociologue (et non simplement sociographe) décrit mais ne cherche pas à dire pourquoi cela existe. Max Weber se posait des problèmes : pourquoi, par exemple, la religion est plus vivace aux E-U qu’en Europe, ou bien se demandait s’il y avait un lien entre protestantisme et essor économique : il ne se contentait pas de décrire le protestantisme, ou de décrire l’essor économique, il essayait de les mettre en relation.
Je me rappelle Boudon disant qu’un sociologue est un historien qui laisse tomber la narration pour ne considérer que des problèmes (posés par lui).
Chez Heinich, rien de tout ça…
Pourtant la question est là : Qu’est-ce qui fait que, dans les musées, l’art dominant est devenu l’AC. ? À quoi dans la société relier cela ? À quoi dans l’évolution de l’art au XXème siècle relier cela ?


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Message Publié : 26 Déc 2021 10:28 
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Grégoire de Tours
Grégoire de Tours

Inscription : 10 Jan 2021 20:16
Message(s) : 406
1° Il y a de nos jours un art qui ne prétend ni au beau ni à l’expressif. Il est plus ou moins apparu avec Duchamp, il tend à dominer depuis les années soixante. Pour le nommer on utilise en général l’appellation Art contemporain.
J’emploierai AC.

2° Il succède à l’Art moderne, apparu avec l’Impressionnisme, lequel avait supplanté l’art classique. La cause fondamentale de cette révolution ? Probablement l’invention de la photographie, qui a périmé la ressemblance.

3° Pourquoi l’AC ?
Probablement parce que l’art est (un peu) mort. Pour le dire de façon plus modérée : il a perdu beaucoup de sa signification.
Qu’est-ce qui l’a tué ?
Le film. Un film qui filme de l’eau bouillonnante ou des vagues périme largement la peinture de la rivière ou de la mer. Un film qui montre en accéléré la croissance d’une fleur sur six mois… Un film qui montre au ralenti le frémissement des blés. Un film qui nous fait voir la Terre d’une fusée qui s’en éloigne à partir du sol jusqu’à ce que la Terre ne soit qu’un petit cercle. Tout ça accompagné de musique… On voit ça tous les jours, en détails d’une publicité ou d’un film non documentaire. L’annonce d’une émission de télévision par un logo géométrique changent de forme périme ou relativise pas mal tous les Vasarely...
Ajoutons que la reproduction nous a fait assister à tous les arts de tous les temps et de toutes les civilisations, et que, plus ou moins, tout a été fait.
Ajoutons que l’excellence technique contemporaine fait que tout peut être fait assez facilement (la preuve : toute œuvre du passé peut être copiée). La dimension de prouesse que comportait l’œuvre en est assez dévalorisée.
Cela, et peut-être d’autres raisons.

4° Certes, il y toujours des gens qui font de l’art.
Mais nous ne pouvons pas y attacher l’importance qu’y attachaient les gens du XIXème siècle. Qui eux-mêmes y attachaient moins d’importance que les Italiens de la Renaissance, ou les Grecs, pour qui la beauté d’un tableau manifestait l’harmonie du Cosmos (chose détruite par la révolution scientifique survenue entre Copernic et Newton).
Si bien que ces artistes sont peu connus. Kundera a dit que l’âge de la culture disparaît car peu de gens sont capables de citer le nom d’un peintre vivant. Erreur : il y a un immense public pour la peinture, preuve que l’âge de la culture n’est pas mort. Mais la peinture, elle, est, dans une certaine mesure, morte. Si bien que ce sont les peintres du passé que nos contemporains vont voir et admirent.

5° Que faire, quand l’art est mort (ou dévalué) ?
Il n’y a plus d’artistes, plus de collectionneurs d’art actuel, plus de musées d’art actuel ?
Si, il y en a : des « artistes » font des non-œuvres, que les musées exposent et que des collectionneurs achètent.

6° S’indigner comporte souvent une part de naïveté : car celui que cet art indigne et celui qui le collectionne sont d’accord : ces non-œuvres sont du non-art, elles ne sont ni belles ni expressives, elles n’ont aucun intérêt esthétique.

7° Mais pourquoi cet art existe-t-il ?
Difficile à dire…
Il faut bien que les musées se remplissent, il faut bien que les milliardaires dépensent dans de l’inutile. On peut peut-être le comparer aux défilés de haute couture.
C’est du second degré sur la mort de l’art. Il y a aussi du snobisme, du jeu, de la spéculation.

8° Quelle peut être l’attitude devant cet art ?
Je suis un peu hésitant.
Nonobstant, je dirai :

S’indigner est fatigant, pénible.
Je crois qu’une attitude plus saine est l’indifférence.
Et qu’on peut demander à ce qu’il ne pollue pas l’espace public par sa présence dans celui-ci, et que dans les lieux d’exposition il soit à part (j’ai déjà visité une exposition dans laquelle l’AC et l’art étaient entremêlés : désastreux).
Dans ces limites-là, la tolérance.
Les défilés de haute couture existent, les montres en diamants qui donnent l’heure de la Mecque existent, alors pourquoi n’y aurait-il pas de l’AC pour les « artistes », les collectionneurs et les directeurs de musée ?


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