De la sociologue Nathalie Heinich, j’ai lu récemment : Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, 2014, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », prix Montyon de philosophie de l'Académie française. [L'Art contemporain est devenu dominant dans les années soixante, donc est, pour l'essentiel de son existence, compris dans les limites temporelles du forum].
Quelques points : (les citations ne sont pas littérales) :
1° « L’Art moderne commence avec les Impressionnistes. Il est caractérisé par la transgression des conventions de la figuration définies dans l’Art classique, pour exprimer l’intériorité de l’artiste. L’Art contemporain (l’AC) a émergé dans les années 50. Il est caractérisé par la transgression de la frontière entre art et non-art. » [=par le fait qu’il appelle art des choses qui ne diffèrent pas des choses non artistiques ’’telles que les définit le sens commun de l’art de notre époque’’]. L’œuvre n’est plus dans l’objet. L’urinoir de Duchamp (1917) lui-même n’avait pas été remarqué (exposé dans un Salon artistique à New-York où Duchamp vivait, en fait les gens n’avaient pas compris que c’était une œuvre) et était perdu. C’est dans les années cinquante que Duchamp l’a revendiqué, et l’a fait refaire en plusieurs exemplaires (il n’était plus fabriqué). Trois gestes fondateurs et emblématiques de l’AC : .1 En 55, au Japon, Murakami traverse (et donc détruit) un paravent de papier : apparition du genre de la performance. .2 En même temps aux E.-U. Rauschenberg gomme un dessin de De Kooning (Art moderne) et expose la feuille blanche : minimalisme (mâtiné de conceptuel). .3 Trois ans plus tard en France Yves Klein invite à une exposition où rien n’est exposé : les murs sont vides : apparition du genre de l’installation (ici minimaliste) où l’œuvre c’est l’espace, le lieu (installation ici matinée de conceptuel), genre qui est devenu le genre majeur de l’art contemporain.
Relèvent de l’AC (et non de l’Art moderne) les monochromes de Klein, les peintures de Basquiat (parce qu’elles procèdent – ironiquement – du graffiti) et, naturellement le pop art (par exemple Roy Lichtenstein procédant - ironiquement - de la BD).
L’AC ne se reproduit pas, il se raconte.
L’AC a percé à la Biennale de Venise en 64 : Rauschenberg a reçu le Lion d’or alors qu’on attendait Bissière (Art Moderne). L’art conceptuel est un des genres principaux de l’art contemporain [où de toute façon, le concept joue un rôle fondamental]. 2° « Dans le milieu institutionnel (le musée), ’’l’Art Moderne est totalement en perte de vitesse par rapport à l’AC’’ ». [Je me demande si là elle n’est pas un peu excessive… Anselm Kiefer, par exemple, relève essentiellement de l’Art Moderne, ainsi que, pour continuer à prendre des artistes allemands, Gerhard Richter, Georg Baselitz ou Neo Rauch (né en 1960). En Angleterre, David Hockney (né en 1932). Si elle a raison, cela veut dire qu’ils sont peu présents dans les musées. Je viens de voir à Beaubourg une exposition Baselitz… Cela dit « totalement en perte de vitesse » est une expression assez floue, qui ne veut pas dire disparu].
3° « Les artistes relevant de l’Art moderne, peinant à trouver des galeries, parce qu’ils sont très marginalisés, créent des sites sur internet ».
4° « Dans les écoles d’art, on apprend à devenir un artiste AC. C’est assez facile de devenir un artiste AC, car l’AC c’est la nouveauté, le non-déjà-fait ». [Le seul fait d’être un nouveau venu est un avantage].
5° « C’est très difficile de rester un artiste AC et de vivre de son art, pour la même raison que c’est facile de le devenir ».
6° « Devenir et rester un artiste AC demande un grand talent ’’sociologique’’, un grand savoir-faire ».
7° « Un artiste AC voyage continuellement, pour savoir ce qui se fait. Certains même n’ont plus de domicile : ils vivent à l’hôtel. Tout le milieu AC est en déplacements continuels et s’exprime en anglais ».
8° « Là où le profane voit du déjà fait, déjà vu, le milieu AC sait voir de micro-différences, la nouveauté ».
.9° « L’AC, au départ a été foncièrement US [malgré Duchamp ou Klein], plus exactement new-yorkais. Ensuite il s’est internationalisé. C’est un tout petit monde, présent dans les capitales du monde occidental (Londres, Paris, Berlin, Rome). Il inclut maintenant le Tiers-Monde ».
.10° « Dans l’AC, le milieu décisif, c’est l’institution (le musée, le commissaire d’exposition). Le marché (la galerie, le collectionneur) ne vient (éventuellement) qu’après. Nombre d’artistes ne parviennent jamais au marché. Au début, l’AC ne se vendait pas. Certains artistes, d’ailleurs, ne pensaient pas du tout à la vente (par exemple Christian Boltanski (artiste conceptuel), dans le début des années 70, trouvait très vulgaire un artiste qui vendait). Vers 1995, l’AC a commencé à se vendre (notamment des œuvres sensationnalistes, ’’coup de poing’’ (par exemple Damian Hirst), et des œuvres jouant avec la culture populaire, un peu kitsch (par exemple Jeff Koons)), et maintenant il se vend très cher. »
.11° « Le collectionneur est souvent peu versé dans l’art (non-AC), et souvent travaille dans la finance, et souvent aussi vient des pays émergents (Golfe persique et pays asiatiques) et alors achète avec une visée spéculative évidente. »
.12° « Parmi les adversaires les plus véhéments de l’AC, on trouve les artistes actuels relevant de l’Art Moderne. On trouve aussi souvent les gens les plus cultivés en art, les plus attachés à l’art, par exemple les enseignants. »
.13° « Les enfants et les gens relativement peu cultivés adhèrent facilement à l’art contemporain (dans sa version populaire, kitsch, ou dans sa version sensationnaliste (le veau coupé en deux dans du formol), pas dans sa version conceptuelle, discoureuse, laquelle est élitiste) : puisque ils ne connaissent pas l’art (les enfants), ou le connaissent peu ou y sont peu attachés, ils ne perçoivent pas la transgression, ils ne sont pas choqués ».
14° Nathalie Heinich, comme sociologue, s’interdit de porter un jugement de valeur sur l’AC. Son jugement comme citoyenne, ou comme amatrice d’art, elle le tait.
.15° Ce qui fait radicalement défaut, je trouve, chez elle, c’est l’explication (ou la compréhension) : cette sociologue (et non simplement sociographe) décrit mais ne cherche pas à dire pourquoi cela existe. Max Weber se posait des problèmes : pourquoi, par exemple, la religion est plus vivace aux E-U qu’en Europe, ou bien se demandait s’il y avait un lien entre protestantisme et essor économique : il ne se contentait pas de décrire le protestantisme, ou de décrire l’essor économique, il essayait de les mettre en relation. Je me rappelle Boudon disant qu’un sociologue est un historien qui laisse tomber la narration pour ne considérer que des problèmes (posés par lui). Chez Heinich, rien de tout ça… Pourtant la question est là : Qu’est-ce qui fait que, dans les musées, l’art dominant est devenu l’AC. ? À quoi dans la société relier cela ? À quoi dans l’évolution de l’art au XXème siècle relier cela ?
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