Jerôme a écrit :
Je comprends très bien votre second point. La révolution économique, sociale et culturelle du XIXe siècle a réduit la place de la poésie au profit de la prose en général et du roman en particulier ! Il y a évolution parallèle de la peinture et de la littérature .
Pardonnez-moi, mais au moment où vous dites que vous me comprenez très bien je trouve que vous me résumez mal.
Ce n’est pas quelque chose d’aussi vague que
la révolution économique, sociale et culturelle, et ce n’est pas précisément au XIXème (c’est plutôt au XXème).
C’est plus précis que
la révolution… : c’est une invention technique, qui a, en gros, périmé la peinture imitative.
Et c’est la lecture rapide et silencieuse qui a, en gros, périmé la poésie. Là aussi, c’est un phénomène assez précis, même s’il est plutôt social que technique.
(Pour l’explication concernant la poésie, vous noterez ce fait : Il arrive – rarement – que
Le Monde publie un poème. Je suis moi-même un relativement grand lecteur de poésie. Mais le dernier lieu où l’on a envie de trouver de la poésie, c’est un journal. Pourquoi ? Notamment parce que la lecture d’un journal tend à se faire à la vitesse maximale. La poésie exige la lecture lente.
Le Monde publie donc le poème en caractères géants. Il s’agit de pousser le lecteur à lire très différemment de la façon dont il lit le journal. Mais très différemment en quoi ? Eh bien, très différemment en vitesse.
Et en fait, comme chacun en a pu faire l’expérience, le plaisir de la poésie n’est même pas dans la lecture, mais dans la relecture (la situation est tout à fait analogue en ce qui concerne la chanson). Mais on ne relit pas un journal, on ne le conserve même pas : on le jette. Celui pour qui la lecture est associée au journal tendra à devenir inapte à la lecture de poésie. Et trouver de la poésie imprimée sur le papier d’un quotidien, c’est comme trouver de la nourriture dans les communs : ce n’est pas sa place.
La poésie requiert la relecture lente et à haute voix : nous sommes alors attentifs à son retentissement en nous).
En général, je trouve que les explications de Huygue pèchent par un recours trop immédiat à la société globale. Pour lui un art manifeste une psychologie, qui est celle de la société (Je rappelle l’intitulé de sa chaire au Collège de France : Psychologie des arts plastiques). D’où par exemple son opposition entre arts nationaux. Il voit manifesté dans l’art d’une nation l’esprit de cette nation, et même sa psychologie.
Je pense que l’art a plus d’autonomie que ça. En particulier, une variation en art ne signale pas forcément une variation de la société, mais simplement que les artistes, la société, ont eu envie d’autre chose. L’art varie pour varier, ou, si vous voulez, pour créer : quel intérêt, la répétition ? Flaubert aurait pu refaire du Balzac, il a voulu mettre dans un roman ce que Balzac n’avait pas mis (C’est Zola, ce tâcheron peu doué, qui a voulu refaire du Balzac en plus médité et plus scientifique (Albert Thibaudet)). Balzac racontait des histoires passionnantes. Flaubert a tenté de faire de l’art avec des histoires sans intérêt. Rendre compte du passage de Balzac à Flaubert par une modification de la société globale ne conduit pas très loin.
Au XXème siècle et depuis, en ce qui concerne l’évolution respective des arts plastiques et de la littérature, un point fondamental est que le goût du public contribue à la gloire d’un écrivain parce qu’il fait son succès, mais contribue très peu à la gloire d’un peintre, parce que le succès de celui-ci, c’est son prix, et que son prix est essentiellement déterminé par le milieu artistique (notion, il est vrai, un peu vague ; cas limite, Bernard Buffet vaut assez cher tout en étant essentiellement méprisé par le milieu). Imaginez que l’œuvre originale d’un artiste ne vaille pas plus que ne vaut le tapuscrit d’un roman, et que ce soit le nombre de reproductions vendues qui fasse le succès d’un peintre : L’histoire de l’art depuis 1900 s’écrirait très différemment. Elle aurait été bien moins avant-gardiste. Elle aurait bien plus ressemblé plus à l’histoire de la littérature. Et l’AC (l’art contemporain, l’art conceptuel, l’art qui procède de Marcel Duchamp, art qui tend à être dominant actuellement) n’existerait pas ou quasiment pas.
Si vous n’êtes pas familier de l’art conceptuel, l’
Urinoir de Duchamp peut être considéré comme son œuvre princeps.
En littérature un équivalent de l’art conceptuel serait le poème que je viens de concevoir à l’instant (et que je vends $10 000) :
Arheu, arheu… Je me rappelle un poème publié qui faisait penser à l’art conceptuel (enfin quelque part entre abstraction pauvre (tachiste ?) et art conceptuel). Il est d’une seule ligne :
I
l fallait sortir de cette douma. Pour nommer cent colonels, j’ai fait fusiller cent colonels.
Avant le XXème siècle, les choses étaient différentes, parce que le milieu artistique n’était pas vraiment autonomisé : le commanditaire était décisif. Un tableau résultait largement d’une commande. D’un prince de l’église, d’un prince tout court, d’une corporation (
La Ronde de nuit), d’un bourgeois.
D’où la rupture qui s’est produite (principalement dans les arts plastiques) entre l’art reconnu (par le milieu artistique) et l’art apprécié du public.