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Message Publié : 17 Avr 2006 12:43 
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Localisation : Lorraine
Après les torrides étuves du Moyen-âge (voir sur un autre fil), faisons un grand bond dans le temps et l’espace...
Nous voici aux Etats-Unis en 1930, dans les plaines de L’Iowa.
Le peintre Grant Wood vient de réaliser cette oeuvre, qu’il a appelée « American Gothic »
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Ce tableau va faire le tour du monde, probablement le connaissez-vous d’ailleurs, sous cette forme ou sous une autre car il a été le tableau le plus parodié probablement, après la Joconde:
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C’est d’ailleurs une première indication : chacun peut y voir ce qu’il veut, tant l’oeuvre est mystérieuse et ambiguë.
Pourtant, au premier coup d’oeil, cela semble simple : simple dans le dessin (lignes claires, couleurs franches, en à-plats) et simple dans le sujet : une maison, un homme, une femme, une fourche.
Quelques mots d’abord de la genèse de l’oeuvre : Grant Wood (1892-1942) est né et a vécu presque toute sa vie dans le Middle West, en Iowa. Avant les années 20, son style était très différent, proche des Fauvistes ou des Impressionnistes. Puis il fait plusieurs voyages en Europe, à Munich surtout, et il y voit les oeuvres des artistes de la Renaissance du nord : Memling, Holbein, Dürer, Van Eyck... A son retour aux Etats-Unis, il modifie radicalement sa touche et sa technique ; ainsi, cette oeuvre est-elle très anachroniquement une huile sur bois, et la rigidité frontale, le réalisme des portraits sur fond de paysage, font inévitablement penser aux peintres du Nord.

Que voyez-vous ?
Un couple de fermiers américains pas très rock’n roll, le mari et la femme, posant devant leur maison...
Un couple marié ?
Un fermier ?
Leur maison ?
L’homme paraît plutôt âgé par rapport à la femme... Elle pourrait être sa fille, non ? Allez, un indice : Wood a représenté en fait sa soeur, Nan, 30 ans à l’époque, et le dentiste de famille, qui avait 62 ans. Les voici en chair et en os (le dentiste surtout en os d’ailleurs):
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Mais l’ambiguïté, voulue par Wood, est telle que des centaines de femmes de l’Iowa lui ont écrit dès l’exposition de l’oeuvre à l’Art Institute of Chicago (où elle est encore) pour se plaindre de l’image négative que l’oeuvre donnait de la condition féminine. Peut-être n’ont-elles pas eu tort, même si ce n’est pas une épouse, mais une fille, comme on va le voir.

Un fermier, bien sûr. Il tient une fourche (les peintres du Nord ne munissaient-ils pas leur modèle d’un attribut pour les identifier ?) Il porte aussi un vêtement de travail, une sorte de salopette tachée. Mais son attitude hiératique ? Sa veste si noire, si propre ? Sa chemise impeccablement boutonnée ? N’est-ce pas un peu gênant pour travailler à la fenaison sous le soleil ? Alors pourquoi pas aussi (car cela n’exclut pas un mariage) un prédicateur, un pasteur, un clerc ?

Quant à la maison, est-ce leur maison ? Etrange, cette fenêtre à l’étage, non ? Elle doit être importante aussi, car elle donne à elle seule le titre de l’oeuvre, American Gothic ; enlevez-la, que reste-t-il de gothique? En fait Wood ne l’a pas imaginée, elle existe vraiment cette maison, à Eldon, Iowa, et elle illustre avec beaucoup d’autres un mouvement architectural appelé en Europe « néo-gothique » et aux Etats-Unis « Gothic Revival » :
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Mais ce style a donné une dérivation rurale encore très représentée dans le Middle West : le « Carpenter Gothic », Gothique des charpentiers, ces constructeurs anonymes des grandes plaines dans la deuxième moitié du XIXème siècle. C’est bien une maison privée, donc, comme l’atteste aussi les plantes vertes sous le porche (intéressantes, ces plantes, on y reviendra). Pour autant, cela ne lève pas l’ambiguïté : le peintre l’a évidemment choisie parce qu’elle ressemble à une chapelle ; qu’y a-t-il d’ailleurs au sommet du pignon ? Ce petit mât est-il celui d’une girouette... ou d’une croix ? On ne le saura pas, car c’est le peintre qui a choisi ce cadrage.
Allons plus avant et examinons la composition :
Une succession de plans, en partant du spectateur : la fourche, l’homme, la femme (fille), la maison, le paysage boisé formé d’arbres ronds sous le ciel bleu...
Qu’elle est pointue, cette fourche, dressée, luisante, acérée... elle revient, obsédante, dans les coutures de la salopette, les motifs de la chemise, l’ensemble encadrement/croisées des fenêtres, voire les lignes verticales du lattis de planches de la façade. Est-ce un simple outil ? Personne n’y croit ! Alors une arme ? Un symbole phallique ? L’instrument du malin (le diable a une fourche) ?

Cet homme est un véritable mur ! Sa masse occulte plus du tiers du tableau, toute en lignes droites, sévères, verticales, barrées par une seule horizontale, celle de sa bouche crispée, pincée, accentuée par sa superposition presque parfaite avec la ligne horizontale marquant le rebord de l’avancée du toit. Que veut-il défendre de cet air si farouche, la main crispée sur le manche de sa fourche ? L’accès à sa maison ? À sa femme (fille) ? En tout cas, le message est clair : « N’approchez pas ! » Il nous exclue de son monde plutôt que de nous y inviter.

Qui est alors cette femme ? La véritable différence d’âge est assez gommée sur le tableau, car Wood a allongé le visage de sa soeur, mais je penche personnellement pour sa fille, Wood lui-même l’ayant plus ou moins laissé entendre lorsqu’il répondait aux nombreuses questions que le tableau a suscitées.
Autant l’homme est en droite, autant elle est en courbes : visage, rebord en dentelle de sa robe ou tablier. Remarquez aussi sa coiffure tirée sévèrement en arrière, qui dessine sur son front comme un profil d’ogive. Tiens, tiens, une ogive... Identification de la femme à la maison, au foyer, à l’Eglise ? Question ouverte.
Ses cheveux, justement. Que vient faire ici cette mèche rebelle qui dégouline sur sa nuque ? How shocking ! N’y aurait-il pas une faille dans cette austérité affichée (forcée) ? Et si cette fille n’était pas celle que l’on croit ? Cette mèche ressemble furieusement à un petit serpent qui s’insinuerait sous la carapace. Un serpent ? Lequel ? Celui de la tentation, de la faute originelle, d’Eve la maudite, et d’Adam qui devra travailler à la sueur de son front ?
Pas frivole cette fille, ça on peut le dire, mais n’en aurait-elle pas envie ? Sa broche, qui est le seul objet « superflu » de la scène suggère un autre monde, où les femmes pourraient dénouer leurs cheveux (regardez bien, c’est petit !) et s’habiller de frous-frous...
Le regard, comme souvent, ne serait-il pas la clé de l’âme ? Que regarde-t-elle ? Pas le peintre, pas son père, le regard est trop bas... Peut-être quelqu’un qui passe, un voisin, quelqu’un pour qui elle éprouverait un petit sentiment ? En tout cas, quelle résignation dans ce regard ! Observez ses lèvres, ce petit rictus désabusé, peut-être ce menton qui tremble... Cet homme fantôme n’est pas pour elle. Mais regardez encore plus attentivement ! Le père aussi a vu quelque chose ou quelqu’un, son regard n’est pas si fixe que ça ; observez ce petit, très petit, infime strabisme de son oeil gauche. Pas touche à ma fille ! Tu devras me passer sur le corps !

Cette maison est aussi un mur, couronnée par cette fenêtre gothique incongrue au milieu du lattis de planches blanchies à la chaux. Sous le porche, des plantes vertes. L’une m’est inconnue ( ?), mais l’autre est clairement ce qu’on appelle en Français une « langue de belle-mère », en anglais « mother-in-law’s tongue », ou encore « snake plant ». Tiens, encore ce serpent... Belle-mère, n’est-ce pas elle qu’on doit subir (!), ou qu’on aime (!) quand on s’est marié(e) ? Tiens, voilà la mère de Wood peinte par son fils, avec cette fameuse « snake plant » :
Woman with a plant, 1929
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Pour en revenir à cette maison, sens interdit, semble dire cette horizontale de l’avancée du toit. Interdit pour qui ? Pour nous, sûrement, pour elle et lui c’est moins clair. Notez l’ouverture de la perspective à droite du côté de l’homme, qui semble une permission, une invitation, alors que le côté de la femme est irrémédiablement fermé. Fermé sur quoi ? Le monde extérieur peut-être, la nature et le ciel bleu, les arbres si ronds et si riants, la vie en fait.
Et cette fenêtre, décidément, on ne peut l’oublier, on est obligé d’y revenir. Elle sépare les visages des personnages, elle règne, elle domine, inquiétante. Elle est hermétiquement close par un store, qui rappelle les motifs de la robe de la fille. Quel mystère se cache derrière cette fenêtre de l’étage (une chambre peut-être), quel secret derrière ce store baissé ?

Rien dans cette oeuvre n’est donc aussi serein et stable que cela paraît au premier abord. Le XIXème siècle qui surgit au milieu des Etats-unis de 1930, un tableau apparemment naïf mais en fait très élaboré, voire hermétique, un détail, la fenêtre, qui devient le tout.
L’accueil fut d’ailleurs à l’image du tableau, ambigu. Pour les uns, Wood est accusé de faire une satire de l’intolérance et de l’étroitesse d’esprit des populations rurales du Middle West, ce qu’il a démenti en invoquant justement le fait qu’il y vivait. D’autres y voient au contraire l’exaltation des valeurs de l’Amérique puritaine.
Qui a raison ? Il faut admettre que l’oeuvre de Wood est marquée par la spiritualité ; lui-même est fils de quaker (son père est mort quand il avait 9 ans, en 1901). Comme dans ces oeuvres, le thème religieux apparaît de façon détournée, mais il est bien là :

Death on the Ridge road, 1935
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Honorary degrees, 1937
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Il faut aussi replacer l’oeuvre dans le contexte de son époque : les années 20 voient une offensive puritaine aux Etats-Unis (prohibition, recrudescence du Ku Klux Klan...), en réaction aux « Roaring Twenties » qui bouleverse les modes de vie urbains (la « flapper », sorte de minette aguicheuse, et le jazz déclenchent les foudres des puritains). Les conséquences de la Grande Guerre voient aux Etats-unis non seulement une formidable prospérité, mais aussi une prise de distance vis-à-vis de l’Europe qui déclenche une réaction isolationniste. L’oeuvre date de 1930, la Grande Dépression commence, renforçant le réflexe nationaliste et la méfiance contre la ville, son système et ses dangers qui menacent les campagnes (voir à la même époque les Raisins de la colère)
Wood est au carrefour de toutes ces influences ; d’ailleurs toute son oeuvre après 1928 exalte la ruralité et les valeurs immuables du travail de la terre. Il a même écrit en 1935 un manifeste au titre clair « Revolt against the city » surtout axée sur la défense d’une architecture nationale américaine menacée par les influences européennes ( le monde a bien changé !).
Edit: des liens brisés ont été rétablis

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Dernière édition par Plantin-Moretus le 25 Avr 2007 16:18, édité 5 fois.

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Message Publié : 20 Avr 2006 10:15 
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Jean Froissart
Jean Froissart
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Inscription : 28 Nov 2005 23:03
Message(s) : 1018
Localisation : Galaxie d'Andromède, Système solaire Zeta
C'est vrai qu'il y a eut aux Etats-Unis dans les années 20 un extraordinaire développement de l'architecture néo-gothique.
Voyez par exemple le http://www.emporis.com/en/il/im/?id=294704


La tour a été conçue suivant le modèle de la tour de Beurre de la cathédrale de Rouen. Les architectes sont Raymond Hood qui plus tard construira le Rockfeller center et John Howell..
La Chicago Tribune est certainement l’une des plus belles tours des années 20, et l’un des derniers exemples de style néogothique du monde

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"L'histoire me sera favorable car j'ai l'intention de l'écrire". Winston Churchill.


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Message Publié : 21 Avr 2006 9:44 
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Polybe
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Inscription : 23 Jan 2005 9:21
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Localisation : Teutonia occidentalis...;-)
..elle a la même broche, il me semble...

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Message Publié : 21 Avr 2006 12:35 
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Inscription : 13 Mars 2006 10:38
Message(s) : 2476
Localisation : Lorraine
Oui tiens c'est vrai, et aussi même encolure de la robe avec la petite bordure brodée. on peut penser que la broche est passée de mère en fille... on note aussi, bien en évidence, son alliance, et elle aussi regarde avec tristesse quelque chose en dehors du tableau.

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