Le Monde des livres du jour propose un dossier sur la réception globalement négative du livre à l'étranger:
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Etats-Unis : les critiques cherchent à comprendre pourquoi le livre a eu un tel accueil en France
C'est avec ces mots assassins que, en février, la journaliste Michiko Kakutani - critique littéraire la plus célèbre et la plus redoutée outre-Atlantique - terminait, dans le New York Times, sa recension des Bienveillantes : "Qu'un tel roman puisse gagner en France deux des plus grands prix littéraires (Goncourt et Grand Prix du roman de l'Académie française) n'est pas seulement un exemple de la perversité occasionnelle des goûts français (...). Nous en sommes arrivés au point où le portrait d'un nazi psychopathe, évoquant avec force détails histrioniques la barbarie des camps, en vient à être acclamé par Le Monde, comme une "époustouflante réussite"."
C'est justement sur la violence d'une partie de la critique qu'a misé Harper, l'éditeur américain des Kindly Ones, à qui Andrew Nurnberg, l'agent de Littell, aurait vendu les droits du livre pour 1 million de dollars. Jonathan Burnham, directeur d'Harper, se félicite même de la polémique : "J'ai tout de suite compris que ce serait un phénomène sensationnel dans le monde éditorial !", dit-il.
Les enjeux financiers pour sa maison sont énormes, Harper ayant de surcroît financé une campagne de marketing : 4 000 dossiers de 60 pages, assortis de communiqués de presse sur l'accueil critique en Europe, articles et interviews à l'appui. Les épreuves ont été envoyées à 2 000 journalistes et libraires.
Jonathan Burnham a lui-même appelé les établissements les plus stratégiques. Barnes & Noble a ainsi acheté le livre dans des quantités réservées aux best-sellers, et table sur un succès lié à la polémique. Mais d'autres librairies, comme Powell's Books, ne croient pas à l'engouement du public pour un roman de près de 1 000 pages qui ressemble, selon le directeur des achats, à "une bizarre retranscription des 120 journées de Sodome". Harper devra vendre au moins 75 000 exemplaires pour amortir son avance, et bien plus encore pour justifier ses frais de marketing. Or, à ce jour, la maison ne semble pas disposée à révéler ses chiffres de ventes, et le livre n'apparaît toujours pas, trois semaines après sa parution, sur la liste des 35 meilleures ventes américaines.
"RÉGIONS OBSCURES"
Au fil des semaines, néanmoins, la critique n'a pas été uniformément négative. Bien au contraire. Le livre que Michiko Kakutani décrivait comme "une cascade détestable, délibérément répugnante", a été salué par Michael Korda, ancien directeur de la maison Simon & Schuster, comme le "chef-d'oeuvre d'un génie". Et un jeune professeur de littérature à Harvard, Leland de la Durantaye, parle quant à lui de la "texture littéraire d'un roman dont l'adresse au lecteur, ainsi que de nombreux passages sur la guerre, sont de véritables petits morceaux de bravoure".
La critique la plus magistrale est signée dans la New York Review of Books par Daniel Mendelsohn, un helléniste de renom, auteur d'un livre à la fois sobre et poétique sur la perte de six membres de sa famille dans l'est de la Pologne, qu'il qualifie lui-même, non sans humour, d'"anti-Bienveillantes" (Les Disparus, Flammarion, 2007). A ses yeux, le style de Littell est tout à fait prosaïque, mais sa vraie force réside dans une résonance littéraire profondément française. Littell, dit-il, a tenté ce que Sartre, selon Maurice Blanchot (dont Littell lui-même est un fervent lecteur), a échoué d'accomplir dans Les Mouches : écrire "l'impiété" dans toute sa violence, s'attaquer à "nos pudibonderies et à nos idées reçues sur ce qu'un roman sur les nazis est censé être". Littell chercherait ainsi à incarner - en tant qu'écrivain qui n'a pas lui-même été témoin de la Shoah - cette part obscène du passé, et à rompre avec "le genre littéraire désormais "commode"" du roman sur l'Holocauste.
"L'histoire de Littell est répugnante ?, s'interroge Mendelsohn. Après tout, pourquoi pas." Le problème du public face aux Bienveillantes, dit-il, n'est pas tant le traitement de la Shoah dans le cadre d'une fiction baroque et volontairement abjecte, que le malaise suscité par le fait que "l'événement n'est plus entre les mains des personnes à qui c'est arrivé". Ajoutez à cela un narrateur qui est un bourreau et non une victime, comme dans la majorité des livres sur la Shoah, et voici qu'émerge l'histoire d'un "frère humain" transformé en collabo. "Or la honte et la culpabilité, même passives, sont des régions obscures de la psyché française, et peut-être est-ce précisément pour cela que l'oeuvre de Littell retentit en France avec une force qui n'aura pas son égale en Amérique."
Lila Azam Zanganeh (à New York)
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Allemagne : après un lancement en fanfare, l'"effet Littell" est retombé
Treize mois après le "phénomène" Die Wohlgesinnten en Allemagne, où le lancement du roman de Jonathan Littell avait été savamment orchestré par son éditeur, Berlin Verlag, en parle-t-on seulement encore ? L'énorme livre (1 380 pages) à la sobre couverture blanche, qui s'est vendu à 140 000 exemplaires au prix de 36 euros (11 euros de plus que l'édition française grand format), semble s'être laissé oublier. Ce qui, rétrospectivement, incite les intellectuels allemands à s'interroger sur l'accueil enthousiaste qui lui a été réservé en France. "C'est à se demander quels fantasmes les Français nourrissent à l'endroit du nazisme, observe l'historien Peter Schöttler, de l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP-CNRS). A moins que ce ne soit l'effet Goncourt, qui, en Allemagne, n'impressionne personne..." Le moins que l'on puisse dire est qu'outre-Rhin, en effet, Les Bienveillantes n'ont pas "électrisé" le lectorat comme elles l'ont fait en France.
Certes, le quotidien de référence Frankfurter Allgemeine Zeitung leur a consacré, à leur sortie, un "salon de lecture" sur son site Internet. Mais ce forum inédit, où spécialistes et internautes ont pu échanger sur toutes les questions que le livre soulève, n'a pas suscité l'intérêt que la rédaction attendait. D'une façon générale, la presse s'est d'ailleurs montrée plutôt sévère à l'égard d'un livre qu'elle a quasi unanimement qualifié de "kitsch" - en référence à ses aspects pornographiques. Un adjectif très péjoratif en Allemagne, où il sert en particulier à décrire l'esthétique nazie.
Delf Schmidt, éditeur chez Berlin Verlag, se défend : "Kitsch ? Trop vite dit ! C'est surtout une facilité pour ne pas avoir à approfondir la critique du roman." Dans l'ensemble, Delf Schmidt estime que, en Allemagne comme aux Etats-Unis, le livre de Jonathan Littell a "souffert de trop fortes attentes, et que jamais les bonnes questions n'ont été soulevées à son sujet. En particulier par les historiens."
En Allemagne, où la réalité de la "Shoah par balles" comme le fonctionnement de l'administration nazie sont sans doute mieux connues du grand public qu'en France, les historiens ont souligné les inexactitudes que recèle le texte de Littell, là même où ce dernier a toujours mis en avant la solidité de son travail de documentation.
"UN LIVRE DANGEREUX"
Surtout, les chercheurs se sont indignés que Littell ait pu prétendre aider à comprendre le nazisme de l'intérieur, alors que son personnage d'officier pervers et lettré est à l'opposé du profil type du nazi tel que la recherche historique a pu le dessiner : "La plupart des nazis étaient malheureusement beaucoup plus banals, explique Peter Schöttler. En plus d'un mauvais livre, il s'agit donc d'un livre dangereux. Car le risque, c'est qu'on lui donne valeur de témoignage." Ce qui, à croire cet historien, n'en rend que plus "effrayant" le projet des éditions Berlin Verlag. Delf Schmidt annonce en effet que Les Bienveillantes n'ont pas achevé leur parcours en Allemagne : "Des colloques ont lieu (au sujet du livre), et il sera bientôt lu dans les écoles", indique l'éditeur.
Après une édition documentée, assortie d'un cahier critique d'une centaine de pages contenant notamment une interview de l'historien Pierre Nora ainsi que des lettres de Jonathan Littell à ses traducteurs, le roman sortira en collection de poche à l'automne, touchant ainsi un nouveau lectorat.
Lorraine Rossignol (à Berlin)
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Israël : ni polémique ni scandale, l'envie de comprendre
Nir Ratzkovsky s'en souvient comme d'un travail extrêmement difficile. Pendant une année, le traducteur israélien des Bienveillantes s'est plongé dans le personnage de Maximilien Aue.
"Il fallait pénétrer dans la tête de cet officier psychotique, trouver sa voix, ses mots, ses sentiments, s'identifier à lui comme un comédien qui joue le rôle d'un personnage déplaisant, dit-il. C'est avant tout une difficulté mentale plus que linguistique. Le nazisme, c'est un langage et Jonathan Littell le sait parfaitement, c'est pourquoi le travail qu'il a fait pour être le plus près possible de la réalité est fantastique. Il fallait donc être le plus proche possible de sa pensée."
Nir Ratzkovsky ne se pose pas la question de savoir s'il fallait ou non traduire le livre, comme certains critiques l'ont affirmé, notamment Ariana Melamed, du site Ynet, pour laquelle c'est "un livre abominable" qu'elle n'a jamais pu lire.
"C'est la première fois qu'il y a un regard froid, historique qui permet non pas comme c'est le cas habituellement de se souvenir mais de comprendre l'Holocauste", plaide le traducteur, qualifiant l'ouvrage de "salutaire, nécessaire, indispensable".
Publiée il y a un an, la traduction israélienne des Bienveillantes a dans l'ensemble été bien accueillie par les critiques. Cette plongée dans une machine de guerre et d'extermination a intéressé les Israéliens. Dov Alfon, qui travaillait à l'époque aux éditions Kinneret - il est devenu depuis le patron du quotidien Haaretz - avait acheté les droits du livre relativement cher.
Ziv Lewis, chargé dans la même maison de l'achat des droits de livres étrangers, se souvient que la compétition a été rude entre les éditeurs. Il annonce que 10 000 exemplaires ont déjà été vendus et que les ventes sont toujours bonnes en dépit du prix élevé du livre.
UN INTÉRÊT SOUTENU
Aujourd'hui encore, le roman de Jonathan Littell suscite beaucoup d'intérêt en Israël. En janvier, un débat a ainsi rassemblé plus de 400 personnes à la Cinémathèque de Tel-Aviv. Et un colloque est prévu en juin à l'université hébraïque de Jérusalem. "Les Israéliens veulent comprendre les ressorts d'un mécanisme qui a broyé tant de gens. Nous sommes très fiers de l'avoir publié", affirme Ziv Lewis.
En fait, il n'y a ni polémique ni scandale. Peut-être cela se serait-il produit si l'auteur était venu en Israël ? Il a seulement donné un entretien au quotidien à grand tirage Yediot Aharonoth, dans lequel il a critiqué le comportement de l'armée israélienne. Ce qui n'a pas été du goût de tout le monde !
Michel Bôle-Richard (à Jérusalem)