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 Sujet du message : Le Fantôme du Péloponnèse
Message Publié : 30 Août 2020 19:29 
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Bonjour à tous !

Je travaille, depuis quelques temps maintenant, sur un roman historique se déroulant lors de l'époque classique de la Grèce antique. Ce dernier s'inspire largement de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide. La version que j'ai entre les mains est celle de Denis Roussel aux éditions folio classique (avec des annexes bien complètes) pour ceux que cela intrigue. De ce fait, j'aimerais avoir les avis éclairés des membres de ce forum notamment du point de vue historique afin que je n'écrive pas d'erreurs grossières vis à vis de l'Histoire. Je pourrai, par ailleurs, avoir quelques questions sur la traduction de certains mots ou expressions en grec ancien sur lesquels je n'ai pas de certitude (je ne suis pas un expert dans ce domaine, loin de là).

Si cette lecture vous intéresse, n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires !

Sur ce, voici le Prologue:

Citer :
Il faut choisir : se reposer ou être libre
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse

Prologue

Ma rencontre avec Thucydide l'ancien stratège, commence – comme tout récit épique digne de ce nom – par une chèvre. Enfin, du moins, une chèvre poursuivant un jeune adolescent d'une douzaine d'années sur une distance d'au moins un stade et demi.
J'étais en train d'enseigner à deux des petits-fils de mon vieil ami athénien Améiniadès le maniement du xiphos, l'épée des hoplites. Nous étions dans le jardin de son immense propriété, située à une quarantaine de stades de la ville d'Amphipolis, en Thrace, à effectuer des exercices de gainage. Travailler ses muscles abdominaux est d'une importance primordiale pour tout futur guerrier qui se respecte.
C'est alors que des cris tout droit sortis des Enfers nous font sursauter. Instinctivement, je mets la main à la garde mon propre xiphos avant de porter mes yeux sur le chemin menant au bâtiment principal de la famille d'Améiniadès. Je dois confesser que, sur le coup, j'ai eu bien du mal à garder mon sérieux.
Le spectacle qui s'offre à mon regard est digne des plus drôles comédies qu'il m'ait été donné de voir. Imaginez : un garçon, les yeux emplis de terreur, bouche ouverte et criant à tue-tête tente par tous les moyens de semer une biquette demi-portion de moins d'un an. Derrière moi, mes deux élèves de huit et dix ans commencent à pouffer. Je respire un bon coup, essayant de ne pas me laisser aller, moi aussi, à des rires incontrôlés. Puis, je me retourne, demandant aux deux énergumènes :

- Kécrops, Philèmon, attendez-moi là. Je vais voir ce qu'il en est et je reviens de suite.
- Bien, maître, me répondent-ils en cœur, les larmes aux yeux.

Je pousse un soupir avant de me mettre, au pas de course, juste au-devant de la porte principale de la maisonnée. Je n'ai pas à attendre longtemps l'arrivée du jeune adolescent. Ce dernier, sans même m'accorder un regard, se précipite pour se cacher juste derrière moi. La monstrueuse créature qui le poursuit a un peu plus de jugeote : elle s'arrête net à une dizaine de pieds de moi. Je foudroie du regard la biquette un peu trop téméraire.

N'y pense même pas, lui adressé-je mentalement.

La petite chèvre m'observe à son tour de ses yeux pétillants de malice. Visiblement, elle a pris bien du plaisir à tourmenter le jeune humain qui a eu l'audace de traverser son troupeau. Elle se fige un moment. Puis, soudain, elle me tire la langue tout en émettant un son saugrenu empli de défi. L'instant d'après, elle détale sans demander son reste. La petite bougre rejoint en trottinant son troupeau en train de paître paisiblement près des oliviers, à deux stades de là. Elle a du cran, celle-là.
Derrière moi, le garçon pousse un soupir de soulagement. Alors que je me retourne pour lui faire face, le jeune homme, comprenant sa situation, fait trois pas en arrière. Il faut dire, pour sa défense, que je suis plutôt intimidant. Je mesure près de six pieds de haut, une taille remarquable qui fait que je dépasse souvent d'une tête mes semblables. J'ai combattu et survécu à nombre de batailles durant les guerres entre l'ancienne ligue de Délos, menée par Athènes et la ligue du Péloponnèse dirigée par Sparte. Ma musculature et certaines cicatrices témoignent des épreuves subis par mon corps. J’arque un sourcil avant de lui demander :
- Je peux savoir ce que tu fais là, p'tit satyre ?

L'adolescent me regarde enfin dans les yeux. Son visage se décontracte à mesure qu'il me reconnaît.
- Ah, c'est vous, Diodotos. Vous m'avez fichu une de ces frousses…
- Je ne l'avais pas remarqué, ironisé-je.

Le garçon se contente d'un grognement pour toute réponse. Il balaie du regard la façade de l'imposante maison et une partie du jardin avant de me demander :
- Améiniadès est-il présent ? J'ai ici une lettre pour lui. Ou, tout du moins, pour l'un des hôtes de sa maisonnée.

Tout en parlant, le jeune homme sort de sa tunique courte – qu'on appelle une exomis – un papyrus.
- Améiniadès est occupé pour le moment, lui répondis-je. Sais-tu à qui s'adresse précisément ce courrier ?
- Vous savez bien que je ne sais pas lire, Diodotos.
- Dans ce cas, puis-je y jeter un coup d’œil ?

L'adolescent me tend le petit rouleau. Je ne mets pas longtemps à trouver ce que je cherche. Sans avoir à dérouler le papyrus, le nom du destinataire de cette correspondance apparaît clairement : φάντασμα. Phantasma, autrement dit, le Fantôme. Cette missive m'est adressée.
Je relève la tête, livide.

- Qu'est ce qu'il y a ? me demande le garçon, inquiet.
- Écoute-moi bien attentivement, p'tit satyre, lui dis-je sur un ton sérieux. Va demander à Kécrops et Philèmon que tu peux voir là bas de quoi te rafraîchir le gosier. Pendant ce temps, je vais aller te chercher une drachme.
- Une drachme ?, reprend-il avec étonnement. Mais c'est énorme ! Cela fait beaucoup d'argent !
- P'tit satyre, en échange de cette drachme, je veux que tu oublies absolument tout ce qui est en rapport avec cette missive. Tu n'en as jamais entendu parler et tu n'es jamais venu me voir pour me la remettre. Me suis-je bien fait comprendre ?

Le jeune homme déglutit et commence à trembler. Il me répond d'une voix peu assurée :
- Oui, Diodotos. C'est parfaitement clair.

Sans demander plus de précision, l'adolescent s'éloigne en direction de mes deux élèves. Rapidement, je reporte mon attention sur le petit rouleau avant d'entrer dans la bâtisse. Il ne me faut pas bien longtemps pour retrouver Améiniadès, au rez de chaussée de l'imposante demeure. Comme toujours, lorsqu'il doit gérer son domaine, il s'enferme des heures durant dans sa chambre à potasser des documents administratifs, aidé par l'un de ses serviteurs lettrés.
Lorsque j'entre dans la pièce après avoir frappé la petite porte en bois qui la sépare du vestibule, l'ancien athénien lève la tête de ses papyrus.
- Tu as mauvaise mine, l'ami, me fait-il sur un ton plaisantin. On dirait que tu as vu passé un fantôme.
- Tu ne crois pas si bien dire, Améiniadès, lui répondis-je tout en lui tendant le petit rouleau de papyrus frappé du mot φάντασμα.

Le visage du vieil homme se tend quelque peu. Malgré qu'il ait dépassé les soixante ans, il n'a rien perdu de sa vivacité d'esprit. Avec précaution, il déroule le rouleau tout en le lisant à haute voix :

« A l'attention du Fantôme du Péloponnèse,

Je souhaiterai traiter avec vous d'une affaire d'importance pouvant influencer les générations futures… Veuillez me rencontrer au restaurant des ateliers d'Amphipolis le prôté de la décade du milieu du mois de Mounikhion lorsque le soleil sera à son zénith.

Je compte sur votre présence,

Θουκυδίδης Ἀθηναῖος (Thucydide l'Athénien) »

- Le prôté de la décade du milieu du mois de Mounikhion… Mais, c'est demain !, m'écrié-je.
- C'est demain, répète calmement Améiniadès.

Le silence retombe dans la chambre. Dehors, à travers les fenêtres, on peut entendre le vent souffler dans les arbres, les plantes et les hautes herbes du potager. Les oiseaux, par leurs piaillement, fêtent avec joie le retour du printemps.
Je pousse un profond soupir.

- On ne m'avait plus appelé ainsi depuis la fin de la guerre, finis-je par dire.
- Tu ferais bien d'aller à sa rencontre, me recommande mon ami.

Je fais quelques pas avant de m'accouder à l'une des trois fenêtres de la pièce. Je regarde au loin la nature s'épanouir sous un soleil bienveillant. Je grommelle :
- Qu'est-ce qui me pousserait à aller voir un homme qui connaît mon ancienne identité ?
- La famille de Thucydide est puissante, me répond Améiniadès. Rien qu'ici, en Thrace, elle possède plusieurs mines d'or et les forêts du mont Pangée. Si j'étais toi, je ne me le mettrai pas à dos.
- J'en ai fini de cette vie de mercenaire, mon ami. Aujourd'hui, j'ai épousé ta fille aînée et je vais bientôt avoir un enfant.
- C'est bien parce que tu fais partie maintenant de ma famille que je veux t'éviter les ennuis, Diodotos. S'il souhaite tes services de mercenaire, tu n'auras qu'à poliment refuser. J'ai connu Thucydide avant qu'il ne soit ostracisé. C'est un homme bien, réfléchis et cultivé. Cela m'étonnerait fort qu'il te cherche des noises.
- Très bien, Améiniadès, j'ai compris… Il va falloir que je me prépare.

Le vieil athénien me sourit.
- Tu m'en vois ravi, l'ami, me fait-il. Tant que j'y suis, profite de ton périple à Amphipolis pour me ramener les produits de cette liste. Je te prêterai une charrette ainsi que l'un de mes chevaux de trait en échange de ce service.

Tandis qu'il parle, il me tend un bout de papyrus. Ah, le vieux bouc ! C'était donc ça ton objectif final ? Tout en prenant sa liste de course, je me fends d'un commentaire :
- On peut dire que tu ne perds pas le nord, l'ami.
- Je serais un bien piètre marchand dans le cas contraire, se contente-t-il de me répondre tout en se replongeant dans ses papyrus administratifs.

Il me jette un coup d’œil furtif. Visiblement, nous en avons terminé. Sans le déranger davantage, je m'éclipse rapidement de la pièce.

***

Désolé pour le confort de lecture. Apparemment, le forum n'autorise pas que l'on introduise des espaces entre le bord gauche et le début d'un paragraphe (ou alors, je m'y prends comme un pied, ce qui est aussi une possibilité !). Pour information:
- un stade est une unité de mesure égale à 600 pieds. Le stade attique équivaut à 177,60 mètres.
- un pied est une autre unité de mesure. Selon la définition précédente, il équivaut à 29,6 cm.

J'espère qu'au moins, cette lecture vous aura transporté en Grèce antique. Je publierai les autres chapitres un peu plus tard.

Passez une bonne soirée,
Hou Son Mei Tong


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Message Publié : 30 Août 2020 20:35 
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Rebonsoir !

Comme promis, voici la suite ! Bonne lecture !

Chapitre I : ἐπισυναγωγή – Réunion

Après avoir laissé mon cheval de trait et ma charrette à l'une des écuries d'Amphipolis, près de la porte de Thrace, je pénètre dans le quartier des artisans. Le soleil n'a pas encore atteint son zénith dans le ciel. Les rues de la cité sont déjà très animées.

Amphipolis est une ville récente. Elle a été fondée trente cinq ans auparavant par Athènes qui souhaitait sécuriser ses approvisionnement en matières premières – or, argent et bois du Pangée – et s'assurer le contrôle de la Thrace. Au cours de sa courte histoire, la cité grecque s'est retrouvée au centre de nombreuses batailles étant donné sa position stratégique. Aujourd'hui, au moment où j'arpente ses rues, elle est indépendante.

L'économie d'Amphipolis est florissante. En effet, nombre de marchandises provenant de toute la Trace et du port d'Eïon, situé sur l'embouchure du Strymon à vingt cinq stades de là, font étape dans cette cité. Certains de ses artisans, provenant d'Athènes, ont contribué à l'édification de son industrie aujourd'hui réputée dans toute la région.

Je passe devant un ergasterion, un petit atelier. A l'intérieur, deux hommes y travaillent la céramique sous les yeux d'un troisième, sûrement leur client. Je pousse un soupir. Il existe plusieurs lieux de restauration dans le quartier des artisans. Thucydide m'y a donné rendez-vous dans l'un d'entre eux. Je prends le chemin de l'établissement le plus important.

Lorsque j'y arrive, le soleil a presque atteint son point le plus haut dans le ciel. Déjà, une longue file d'attente grossit à vue d’œil devant les fourneaux en forme de L. Des ouvriers, des artisans, quelques citoyens accompagnés de leurs serviteurs : tous discutent avec enthousiasme de leurs affaires en attendant de prendre commande.

Je jette un coup d’œil dans la salle de restauration. Toutes les tables sont pleines à craquer à l'exception d'une seule. Un vieil homme, richement habillé, y est assis. Quelques papyrus, certains remplis de notes et d'autres immaculés, sont étalés à sa droite. Face à lui, les restaurateurs déploient un véritable festin : du mouton rôti et du cerf au miel, accompagnés de fruits et légumes divers à l'huile d'olive. Il doit y en avoir pour plusieurs drachmes de nourriture.

J'ai connu plus subtil. Mais, au moins, je n'aurais pas à chercher pendant longtemps mon interlocuteur. Je m'approche de la table somptueusement garnie.
- Thucydide ?, demandé-je prudemment.

Le vieil homme lève les yeux vers moi. Il m'observe un petit instant. Son regard est espiègle et rusé. Je sens que cela ne va pas être une partie de plaisir. Il finit par me sourire.
- Vous n'usurpez pas votre réputation, Diodotos, commence-t-il. Ni en avance, ni en retard ; vous apparaissez précisément au bon moment et à l'endroit convenu.
- Jusqu'où en savez-vous sur moi ?
- L'information, c'est le pouvoir. Je vous en prie, ô redoutable guerrier, asseyez-vous.

Tout en prenant place, je jette un coup d’œil aux tables voisines. Certains convives observent avec envie notre tablée. D'autres, au contraire, semblent plus sur le qui-vive. Je prête attention à ce qu'ils tentent de cacher au niveau de leurs ceintures. Entre les tissus, je discerne quelques lames. Je vois…
- Vous êtes venu bien gardé, remarqué-je.
- Oh, voyons, j'ai passé l'âge de la naïveté depuis fort longtemps, dit-il en balayant mon observation d'un revers de la main.

J'arque un sourcil. Même s'il n'était pas venu avec ses serviteurs armés, je serais un idiot fini si je tentais de l'assassiner au beau milieu de tout ce monde. Les gardes de la ville ne m'auraient certainement pas laissé passer la nuit.

- Si vous êtes si bien informé et empli de sagesse comme on me l'a dit, vous devriez savoir que je n'offre plus mes services de mercenaire et…
- Qui vous dit que j'ai besoin d'un mercenaire ?, m'interrompt-t-il.

J'ouvre la bouche avant de la refermer. A quoi rime tout cela ? Thucydide se met à rire à gorge déployée.
- Diodotos, si vous pouviez voir votre tête…

Je n'ai besoin que d'un instant pour cacher ma surprise et arborer une expression plus neutre. Mille questions assaillent mon esprit. Pourquoi me faire venir jusqu'ici ? Qui l'a informé de mon passé ? Thucydide, après avoir terminé son verre de vin, finit par déclarer :
- Pour commencer, mangez un morceau. C'est moi qui invite. Vous savez, le cerf au miel est délicieux.

Je ne me fais pas prier deux fois. La viande est un met rare et cher. Par ailleurs, l'odeur alléchante des plats est irrésistible. Après quelques bouchés, je demande :
- Que me vaut donc ce repas digne d'un banquet, Thucydide l'Athénien ?

Le vieil homme termine tranquillement sa part de cerf en silence avant de me regarder dans les yeux. Depuis que je l'ai rencontré, c'est la première fois qu'il prend un air si sérieux. Il me demande, le ton grave :
- Avant toute chose, messire Diodotos : que pensez-vous du dernier conflit entre Sparte et Athènes, la guerre du Péloponnèse ?

Je réfléchis un petit moment avant de répondre, comme souvent lorsque la question me surprend, par une autre interrogation :
- Vous trouvez qu'il n'y a eu qu'une seule guerre généralisée et non pas deux, voire même une série de conflits régionaux, entrecoupés de la Paix de Nicias ?
- Une période de paix, dites-vous ?, fulmine Thucydide. Comment peut-on parler de paix avec toutes les tueries qui se sont déroulées durant cet intervalle de temps ? Diriez-vous aux gens d'Hysiai, massacrés par les spartiates ou aux méliens, exécutés en masse par les athéniens que l'on était en paix ? Non, on parle bien d'une seule guerre, totale, implacable, touchant l'ensemble de la Grèce et avec elle, une partie du monde barbare.

Visiblement, j'ai touché une corde sensible. Je dois choisir mes mots avec précaution. On dirait bien que ce sujet lui tient particulièrement à cœur.
- Je n'avais pas vu les choses sous cet angle, Thucydide. Effectivement, ce conflit fut probablement le plus important que notre monde ait connu, étant donné que les états impliqués étaient à l'apogée de leur puissance…

Les yeux de l'Athénien s'illuminent. Il s'écrit, tout en se penchant en avant :
- Oui ! Tout à fait ! Nous arrivons à la même conclusion, vous et moi. Je vois que vous savez vous servir de votre tête, Diodotos. Ce n'est pas donné à tout le monde, si je peux me permettre.
- Certes, Thucydide, certes, répliquai-je, flatté. Mais quel est le rapport avec moi ?

Le vieil homme reprend sa position initiale. Puis, il se met à observer un moment les habitants d'Amphipolis vaquant à leurs occupations à travers la fenêtre du restaurant. Il pousse un soupir avant de me répondre :
- Vous savez, si un second conflit de cette ampleur venait à se reproduire, cela signerait la fin du monde grecque. Ni plus, ni moins. L'empire Perse finirait par fondre sur les ruines encore fumantes de nos cités. Notre civilisation disparaîtrait. Il faut donc à tout prix éviter que cette situation se reproduise.
- Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais je ne vois pas ce que deux vieux vétérans de guerre peuvent bien y faire, sans vouloir vous offenser…

Le riche athénien me sourit, soutenant mon regard.
- Oh que si, Diodotos. Nous pouvons faire la différence, en partageant notre savoir. Pour cette raison, je me suis lancé dans un projet sans commune mesure. J'ai entrepris d'écrire un récit complet de cette guerre, en tentant d'être le plus factuel et objectif possible. Pour le construire, j'évite de prendre mes informations du premier venu et de me fier à mes impressions personnelles. Tant au niveau des faits dont j'ai moi-même été témoin que pour ceux qui m'ont été rapportés par autrui, je procède toujours à des vérifications aussi scrupuleuses que possibles. Après avoir été ostracisé d'Athènes, j'en ai profité pour voyager à travers la Grèce, y compris à Sparte, pour rassembler témoignages, écrits et discours prononcés par les différents protagonistes de ce conflit. A terme, j'espère pouvoir comprendre et déceler les mécanismes profonds qui ont mené à cette guerre.

Thucydide fait une pause, remplit son verre de vin et le boit d'une traite avant de poursuivre :
- Ceci est l’œuvre de ma vie, Diodotos. Et ce n'est pas facile car il se trouve souvent que les témoins d'un même événement tiennent des discours contradictoires. En effet, soit ils ont de la sympathie pour un camp ou l'autre, soit leur mémoire leur joue des tours… Dans tous les cas, je souhaite donner aux générations futures l'analyse des événements du passé afin que, je l'espère, plus jamais une tragédie de ce type ne se reproduise à l'avenir.

Je considère le vieil homme, enflammé par sa tirade. Durant son discours, je me suis contenté de l'écouter silencieusement sans même toucher à la nourriture devant moi. Lorsqu'il a fini de parler, je prends à mon tour la parole :
- Vous vous êtes lancé dans une noble entreprise, je le reconnais. Et je suppose que vous souhaitez avoir ma version des événements, n'est-ce pas ?
- C'est toujours un plaisir d'avoir affaire à une personne intelligente, me répond-t-il par la flatterie. En effet, je serai plus qu'honoré d'entendre le récit des aventures du Fantôme du Péloponnèse.

Je jette un coup d’œil inquiet aux alentours. Mis à part les gardes de Thucydide, personne ne semble faire attention à nous. Je me décontracte avant de répliquer :
- Arrêtez de m'appeler ainsi, Thucydide… Je ne suis plus le fantôme depuis un certain temps maintenant. Cette vie appartient au passé.

En silence, le riche athénien sort de sa bourse trois stratères d'or qu'il dispose devant moi. Un stratère équivaut à vingt drachmes. Pour avoir une idée de la quantité de richesse présente sur la table, il faut savoir que le salaire journalier d'un ouvrier spécialisé à Athènes est d'environ une drachme.
- Si vous consentez à me confier votre témoignage, ces stratères sont à vous, déclare-t-il. Et si j'estime que ce que vous me racontez fera avancer considérablement mon récit, je vous en donnerai bien davantage.

Je pousse un soupir avant de regarder le plafond. Trois stratères. C'est beaucoup d'argent. Dans le même temps, je m'étais juré d'enterrer mon passé de mort et d'échecs. L'ancien stratège a l'élégance de me laisser réfléchir. Je reporte mon attention sur lui.
- Très bien, Thucydide. J'accepte. Mais à une condition.
- Oui ?, s'enquiert-il
- Je souhaite que, dans votre récit, il n'y ait aucune mention de ma personne. Le fantôme du Péloponnèse doit rester un spectre, effacé des comtes et des récits. De toute façon, ce qui vous intéresse, ce sont les faits et non les protagonistes, il me semble.
- Très bien, messire Diodotos, je ne ferai pas mention du fantôme dans mes écrits. Vous avez ma parole.

Je souris au vieil homme avant de dire :
- Dans ce cas, marché conclu. Mais je dois vous prévenir. Mon histoire sera longue, sale, pleine de souffrance et de rancœur. Elle ne sera ni épique, ni extraordinaire mais terriblement réelle. J'espère que vous y êtes préparé…

Thucydide balaie de la main l'ensemble de notre tablée :
- J'ai tout mon temps, Diodotos. Et nous avons de la nourriture pour discuter jusqu'au bout de la nuit.

Je me resserre une part de cerf au miel, accompagné de choux et de salades à l'huile d'olive. Je prends mon temps avant d’entamer mon récit :
- Pour comprendre l'ensemble de mon histoire, il nous faut remonter loin dans le temps. C'était il y a trente et un ans. Je devais être âgé d'une quinzaine d'années à l'époque… Je me souviens encore de la brise printanière qui soufflait dans mes cheveux…

***


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Message Publié : 31 Août 2020 16:14 
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Grégoire de Tours
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Inscription : 07 Sep 2014 12:27
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Hou Son Mei Tong a écrit :
Bonjour à tous !
Je travaille, depuis quelques temps maintenant, sur un roman historique se déroulant lors de l'époque classique de la Grèce antique(...)
Si cette lecture vous intéresse, n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires !
Hou Son Mei Tong


Bonjour Hou Son Mei Tong, j'ai lu avec intérêt et quelque amusement (dans le bon sens de la chose :) ) vôtre début de récit, et comme vous nous y invitez j'aimerais vous faire part des quelques petites remarques suivantes (purement formelles de syntaxe, grammaire ou vocabulaire...mais qui à tout le moins, en ce qui me concerne, m'ont fait un peu "tiquer" et sorti de vôtre narration, j'espère que vous n'en prendrez pas ombrage ?) :

Prologue
- "Thucydide...un homme bien, réfléchis et cultivé."
réfléchi sans "S" en tant qu'épithète (sinon c'est un impératif du verbe réfléchir)
- "Veuillez me rencontrer au restaurant des ateliers d'Amphipolis"
le mot "restaurant" m'apparaît anachronique, les grecs anciens ne désignaient-ils pas déjà leurs lieux de restauration comme des "tavernes" ?

Chapitre I : ἐπισυναγωγή – Réunion
- "Je jette un coup d’œil dans la salle de restauration. Toutes les tables sont pleines à craquer"
Si une salle peut être pleine, des tables n'étant pas des "contenants" sont généralement occupées, garnies etc...
- "La viande est un met rare et cher"
Mets prend toujours un "S", même au singulier.
- "Après quelques bouchés"
Une bouchée étant féminin prend donc "ée" en sa fin.
- "Avant toute chose, messire Diodotos"
Là encore, messire, m'apparaît comme un terme anachronique et très fortement connoté moyen-âge français (c'est en vieux français la contraction du classique "mon seigneur"). Un grec ancien voulant manifester du respect à un interlocuteur utilisant plutôt ou peut-être le terme "Kurios" (qui se traduirait effectivement par "Seigneur" étant un titre d'honneur qui exprimait respect et révérence, par lequel par exemple des serviteurs saluaient leurs maîtres).
- "cela signerait la fin du monde grecque".
"Grec" doit s'accorder à "monde" qui n'est pas comme la salade (de même provenance) féminin mais masculin. B)

_________________
“Etudie, non pour savoir plus, mais pour savoir mieux. ”
Sénèque


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Message Publié : 31 Août 2020 17:34 
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Hérodote
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Bonjour Elviktor !

Merci beaucoup pour vos retours ! Je vais intégrer les modifications de ce pas, concernant les fautes et le kurios. Je ne connaissais pas ce dernier terme là, d'ailleurs. Cela va me permettre d'enrichir mon récit.

Étant donné que l'on ne peut pas éditer les messages sur ce forum, il va falloir que je demande à un modérateur de pouvoir rééditer ce prologue et ce premier chapitre.

Elviktor a écrit :
- "Veuillez me rencontrer au restaurant des ateliers d'Amphipolis"
le mot "restaurant" m'apparaît anachronique, les grecs anciens ne désignaient-ils pas déjà leurs lieux de restauration comme des "tavernes" ?


Ah, je m'y attendais à celle-là ! Pour tout vous dire, j'ai fait quelques recherches à ce propos...
Effectivement, ils désignaient leurs lieux de restauration rapide des "tavernes". Mais j'ai cru comprendre que ces établissements avaient acquis une sinistre réputation.
D'autres points de restauration, qu'on nommait αποκαθιστημον, fournissaient une nourriture un peu plus élaborée, quoique reprenant la structure en L dans les cuisines et fourneaux. Et là, quand j'ai regardé la traduction de αποκαθιστημον, j'ai eu "point de restauration, restaurant". Effectivement, cela me semble moi aussi un peu anachronique. Faute de mieux, je devrais peut-être me contenter de la taverne :-))
Si certains auraient des informations un peu plus complètes sur ce point, je suis preneur !

En tout cas, je vous remercie pour vos précieux retours ! Ne vous en faites pas, je n'en prends pas ombrage: bien au contraire ! Ne me ménagez pas lol


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Message Publié : 31 Août 2020 18:07 
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Bonjour Hou Son Mei Tong,

Comme Elviktor, je ne me permettrai que quelques remarques du même ordre.

" la porte principale de la maisonnée ", le mot maisonnée désigne de façon collective tous les gens d'une même famille qui habitent dans une même maison (Littré) ; pas la maison elle-même.

Lorsqu'il s'applique à des personnes, le mot désignant une nationalité ou l'habitant d'une ville s'écrit avec une majuscule : une riche Athénien ; massacré par les Spartiates ; aux Méliens, exécutés en masse par les Athéniens ; etc.

Pour " L'empire Perse ", je pense qu'il faudrait plutôt écrire L'Empire perse, car c'est l'Empire qui est désigné ; perse n'est qu'un attribut.

Une faute de frappe je ne sais plus où : Thrace est écrit une fois sans le h...

Ah oui : les Grecs utilisaient-ils déjà des verres pour boire ? J'avoue mon ignorance.

Bon courage pour la suite !


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Message Publié : 31 Août 2020 19:06 
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Grégoire de Tours
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Localisation : Andalousie
Hou Son Mei Tong a écrit :
Bonjour Elviktor !
Merci beaucoup pour vos retours ! Je vais intégrer les modifications de ce pas, concernant les fautes et le kurios. Je ne connaissais pas ce dernier terme là, d'ailleurs. Cela va me permettre d'enrichir mon récit.

Vérifiez tout de même pour "Kurios", c'est plus une suggestion qu'une affirmation que je vous faisais là...mais effectivement, voilà bien le genre de détail qui par son "exotisme", s'il est avéré (ou simplement plausible), vous emmène aussi facilement que ça en "voyage-découverte" historique.


Hou Son Mei Tong a écrit :
Elviktor a écrit :
- "Veuillez me rencontrer au restaurant des ateliers d'Amphipolis"
le mot "restaurant" m'apparaît anachronique, les grecs anciens ne désignaient-ils pas déjà leurs lieux de restauration comme des "tavernes" ?

Ah, je m'y attendais à celle-là ! Pour tout vous dire, j'ai fait quelques recherches à ce propos...
Effectivement, ils désignaient leurs lieux de restauration rapide des "tavernes". Mais j'ai cru comprendre que ces établissements avaient acquis une sinistre réputation. D'autres points de restauration, qu'on nommait αποκαθιστημον, fournissaient une nourriture un peu plus élaborée, quoique reprenant la structure en L dans les cuisines et fourneaux. Et là, quand j'ai regardé la traduction de αποκαθιστημον, j'ai eu "point de restauration, restaurant". Effectivement, cela me semble moi aussi un peu anachronique. Faute de mieux, je devrais peut-être me contenter de la taverne :-))

Faute de plus de précisions (à savoir, comment se nommaient précisément ces lieux de restauration "élaborée", ce qui permettrait d'enrichir vôtre récit de ces précisions) je serais, en tant que lecteur, plutôt de l'avis que vous gardiez "taverne", ce qui parle à tout le monde et a l'avantage "d'enraciner" si ce n'est historiquement à tout le moins géo-culturellement celui-ci.


Hou Son Mei Tong a écrit :
En tout cas, je vous remercie pour vos précieux retours ! Ne vous en faites pas, je n'en prends pas ombrage: bien au contraire ! Ne me ménagez pas lol

Je suis heureux de vôtre attitude et m'en serais voulu d'avoir pu en quelque façon amoindrir vos mérites littéraires ou freiner vos élans historico-romanesques.
La critique est aisée et l'art difficile.

A lire la suite donc... ;)

_________________
“Etudie, non pour savoir plus, mais pour savoir mieux. ”
Sénèque


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Message Publié : 31 Août 2020 21:21 
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Bonsoir b sonneck,

Merci pour vos deux remarques ! Je les incorporais dés que j'aurais la possibilité d'éditer mes messages !

Elviktor a écrit :
Vérifiez tout de même pour "Kurios", c'est plus une suggestion qu'une affirmation que je vous faisais là...mais effectivement, voilà bien le genre de détail qui par son "exotisme", s'il est avéré (ou simplement plausible), vous emmène aussi facilement que ça en "voyage-découverte" historique.


Alors, j'ai fait une petite recherche à ce propos...

Du temps de l'époque classique athénienne, kurios (κύριος) désigne le chef de famille, celui qui possède l'autorité du ménage et qui est maître de maison. Ce n'est que plus tard, vers le début de l'époque romaine, que kurios prend le sens de "seigneur" dans sa définition moderne, voir même désigne les empereurs durant l'empire byzantin.

En tout cas, je remplacerai le "messire" par "seigneur". Il faut aussi que le lecteur non spécialiste puisse suivre facilement la conversation sans qu'il ne ressente d'anachronisme.

Elviktor a écrit :
Faute de plus de précisions (à savoir, comment se nommaient précisément ces lieux de restauration "élaborée", ce qui permettrait d'enrichir vôtre récit de ces précisions) je serais, en tant que lecteur, plutôt de l'avis que vous gardiez "taverne", ce qui parle à tout le monde et a l'avantage "d'enraciner" si ce n'est historiquement à tout le moins géo-culturellement celui-ci.


Vous m'avez convaincu. Faute de mieux, je remplacerai les restaurants par les tavernes.

En tout cas, un grand merci pour tous vos retours. La qualité de cette plongée historique et romanesque ne s'en trouvera que grandie !

Passez une bonne soirée,

Hou Son Mei Tong


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Message Publié : 12 Sep 2020 16:58 
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Bonjour à tous !

J'ai fait une demande aux modérateurs afin d'éditer le prologue et le chapitre 1 dans le but d'intégrer vos remarques et critiques constructives. Je ne vous en remercierai jamais assez. J'espère que cette demande d'édition sera accueillie favorablement. En attendant, voici le second chapitre. N'hésitez pas, comme précédemment, à me faire remonter vos observations !

***

Chapitre 2 : Εἵλωτες – Hilotes

Trente et un ans plus tôt, quelque part sur la côte sud du Péloponnèse

- Alors, comme ça, le grand Diodotos aurait la frousse ?
- P… Pas du tout !, répondis-je tout en écoutant attentivement les bruits de la forêt autour de nous.

La jeune fille qui m'accompagne me sourit avec un air narquois. La lumière de la lune rend les traits de son visage encore plus expressifs. Mais qu'est-ce qui m'a pris de suivre Aspasia en pleine nuit ? En y réfléchissant un instant, je ne pense pas que j'aurais pu y échapper. Quand elle a une idée en tête, il est quasiment impossible de lui faire changer d'avis. Elle peut être aussi têtue qu'un âne. Et puis… elle sait se montrer persuasive, surtout avec moi. Je pousse un soupir.

- Allons, allons, me dit-elle d'une voix faussement réconfortante, tu sais bien que les kryptoi évitent notre village depuis quelques années maintenant… Surtout depuis la mise en place des patrouilles !
- Et toi, ça ne te dérange pas de tomber sur l'une de ces fameuses patrouilles ?
- On a bien réussi à les éviter jusqu'ici, me réplique-t-elle immédiatement.

Je pousse un grognement pour toute réponse. A quoi bon argumenter ? Elle peut tout justifier, la bougre ! Je lève la tête et me plonge dans la contemplation de la lune, pleine et entière. Sa silhouette est à peine cachée par la cime des pins maritimes et autres arbres typiques des abords de la Méditerranée. Aspasia fait une brusque embardée et se place à quatre pieds juste devant moi. Je m'arrête aussitôt, interloqué. Son visage est plongé dans l'obscurité, la lune étant dans son dos. Cela dit, je sais qu'elle m'observe intensément de ses yeux émeraudes. Elle se penche légèrement en avant, comme pour m'examiner de plus près.

- Tu sais que tu es mignon même quand t'es grognon ?
- Hein ?

Et voilà, du pur Aspasia. A chaque fois que l'on se retrouve seuls, elle prend un malin plaisir à me narguer. Le sang me monte à la tête. Mes joues doivent être devenues entièrement rouges. L'adolescente éclate de rire. Visiblement, elle n'a rien manqué du spectacle malgré la semi-obscurité.

Elle reprend son souffle au bout d'un petit moment… avant de glousser de plus belle. Bougon, je la contourne pour continuer sur le chemin forestier même si je n'ai absolument aucune idée de ma destination. Après tout, c'est Aspasia qui m'a amené ici. D'ailleurs, la jolie enquiquineuse me rattrape. Elle arbore un sourire jusqu'aux oreilles.

- Et ça te fait rire ?, lui demandé-je d'un ton exagérément indigné.
- Oh que oui !, me répond-t-elle sans la moindre hésitation. Il faut bien que je travaille ma mesquinerie !
- Je vois ça…

La jeune fille reporte son attention sur le chemin que nous parcourrons. Déjà, je peux sentir l'odeur de la mer et entendre le bruit des vagues.

- On ne devrait plus être très loin, remarque-t-elle.

Et, en effet, l'instant d'après, nous débarquons dans une petite crique surplombée de grands rochers avec, au milieu, une toute petite plage de sable fin. La beauté du lieu me cloue sur place. La lumière de Séléné semble lui conférer une atmosphère surnaturelle. Je pense que je suis déjà venu ici mais jamais de nuit. Nous devons être à quatre ou cinq stades de notre village.
- Ça en valait la peine, tu ne crois pas ?, me demande-t-elle
- Je dois bien l'avouer, lui répondis-je.

Je suis sur le point d'ajouter quelque chose quand, ni une ni deux, la jeune fille se précipite en courant au bord de l'eau. Sa longue chevelure blonde se déploie sous l'effet de la brise. Sans rien dire, je contemple Aspasia. Son caractère bien trempé fait généralement fuir les autres garçons de son âge. Mais moi, je trouve que cela ajoute à son charme. Et en cet instant précis, je la trouve aussi belle qu'Aphrodite elle-même.

Alors qu'elle trempe ses pieds dans l'eau, elle émet un petit cri suraigu. Je ne peux m’empêcher de pouffer. Nous sommes à la fin du printemps et la mer est encore fraîche à cette période de l'année. Mes rires attirent son attention. Sans s'offusquer plus que ça, elle me demande :
- Diodotos, tu me rejoins ?
- Je préfère rester au sec, lui dis-je. Par ailleurs, tu ne veux pas me refaire le cri que tu as poussé ? Vois-tu, j'aimerais pouvoir graver ce moment exceptionnel dans ma mémoire.
- Petit con, me fait-elle tout en me tournant le dos.

Je ris de plus belle avant de m'asseoir dans le sable. Je jette un coup d’œil aux étendues de hautes herbes situées à ma droite, à quelques dizaines de pieds de là. La légère brise fait courber les végétaux au rythme de ses caprices. On a l'impression que cette mer verte inspire et expire, à l'instar d'un véritable organisme vivant. Les rochers, de couleur blanche tirant vers le rose la journée, prolongent ce paysage saisissant jusqu'aux eaux de la Méditerranée.

- Tu as encore un bleu ?

La douce voix d'Aspasia me tire vite de ma rêverie. Sans que je m'en aperçoive, elle s'est faufilée juste à côté de moi. Tandis qu'elle prend place sur le sable, j'examine mon bras droit. La lumière lunaire met parfaitement en valeur une jolie ecchymose. Je ne l'avais même pas remarqué jusqu'à présent. Voyant l'expression de surprise sur mon visage, la belle blonde pousse un soupir.

- Tu devrais demander à ton père d'y aller moins fort avec toi.
- Les arts militaires ne s'acquièrent pas en se contentant de bien gérer son champ, Aspasia, répliqué-je.
- Mais tu n'es pas un guerrier, Diodotos. Tu es un hilote. Comme moi, comme tout le monde au village…

Un hilote. Ce mot me donne un goût amer dans la bouche. Oui, nous sommes des hilotes : des êtres moins bien considérés que les Inférieurs dans la société lacédémonienne. Nous sommes les propriétés de l'état spartiate. En tant qu'hilotes, nous sommes attribués comme du bétail à chaque citoyen de Sparte afin de faire fructifier les terres du kleros qui lui est assigné. Il en est ainsi, dit-on, depuis que les Doriens ont conquis le Péloponnèse.

D'un autre côté, notre maître spartiate n'est pas autorisé à nous vendre à l'étranger et nous avons le droit d'établir notre propre famille. A dire vrai, nous sommes même incités à nous reproduire… Il serait bien fâcheux, en effet, que la puissance péloponnésienne vienne à manquer d'une main d’œuvre si bon marché. Étant donné que nous faisons partie des propriétés de Sparte, nous ne pouvons pas non plus être affranchis selon le bon vouloir de notre maître. Cependant, nous sommes susceptibles d'être prêtés à d'autres citoyens lacédémoniens pour dépanner, ou d'être déportés par familles entières dans un autre kleros selon la volonté de l'état.

Mon village est situé dans un kleros plutôt fertile. Même après avoir payé le lourd tribut à notre maître spartiate, il nous reste de quoi vivre presque correctement. Mais, malgré tout, ce n'est pas une vie. Nous envions parfois les chiens et les chevaux. Eux, au moins, sont bien traités.

- Je n'ai pas l'intention de rester hilote toute ma vie, déclaré-je d'une manière déterminé. Si l'on me remarque sur un champ de bataille, il est possible que Sparte m'affranchisse, moi et ma future famille. Voilà pourquoi mon père, après le travail aux champs, m'entraîne avec mon frère chaque jour une bonne partie de la soirée au maniement de l'arc et de l'épée.
- Je sais, je sais, Diodotos… Tu m'as déjà raconté ça une bonne dizaine de fois au moins. Mais tout de même, je n'aime pas te voir dans un tel état…

Elle a prononcé ces derniers mots dans un murmure presque étouffé. Je la regarde dans les yeux. Son visage exprime une tristesse diffuse. Quelque chose ne va pas. Je la connais depuis trop longtemps pour savoir que ce n'est pas mon bleu qui en est la cause. Au bout d'un petit moment, je finis par demander :
- Qu'y a-t-il, Aspasia ? Où est donc passée la joie de vivre de mon enquiquineuse de voisine ?

La jeune fille me sourit avant de porter ses yeux sur la mer, le regard vague. Elle plonge ses pieds dans le sable fin avant de les en faire ressortir. Elle répète cette action plus d'une fois. Je la laisse réfléchir à sa réponse. Il lui faut quelques instants avant qu'elle ne se décide enfin à parler.
- Sais-tu que je vais bientôt avoir quinze ans ?, m'interroge-t-elle.
- Oui, bien sûr. Tu auras le même âge que moi d'ailleurs.
- Et sais-tu ce qui attend les filles lors de leur quinzième anniversaire ?

Je mets un certain temps à réfléchir avant de lui répondre :
- Elles sont en âge d'être mariées.

Aspasia opine de la tête. Puis, elle ajoute :
- Eh bien, moi, je ne veux pas être mariée. Je ne veux pas que mon père choisisse pour moi un homme que je ne connais pas et avec qui je vais devoir passer le reste de ma vie. J'en frémis rien que d'y penser.
- Laisse-moi deviner… Ton père a abordé le sujet aujourd'hui et tu t'es disputée avec lui. C'est pour cette raison que tu m'as traîné ici, ce soir. Remarque, j'admets aussi que je n'aimerais pas, moi non plus, vivre avec quelqu'un qui ne me plaît pas.

L'adolescente me sourit à nouveau avant de commenter :
- Enfin une personne qui me comprend ! C'est pour ça que j'aime beaucoup passer du temps avec toi : quelque soit la situation, tu respectes ma volonté. Si seulement tout le monde pouvait être comme toi…

Alors qu'elle parle, des larmes se mettent à couler le long de ses joues. Sa déclaration passionnée se transforme peu à peu en une série de petits reniflements. Je la prends dans mes bras tout en lui caressant le haut du crâne, le temps qu'elle se calme. Après quelques hoquets supplémentaires, elle finit par relever la tête.

- En vérité, me fait-elle, j'ai déjà choisi la personne avec qui je veux partager ma vie.
- Ah…

Son annonce me fait l'effet d'un coup de poing en pleine poitrine. Aspasia a des sentiments pour quelqu'un. Mais qui cela peut-il bien être ? La jeune fille proclamant à qui voulait l'entendre qu'elle ne tomberait jamais amoureuse car, je cite, « tous les hommes ne sont que des bêtes rustres et idiots », vient maintenant m'avouer le contraire ! Je mets un moment pour remettre mes idées en place. Je parviens à demander :

- Et qui… qui est l'heureux élu ?

L'adolescente me regarde dans les yeux avant d'éclater de rire. Entre deux gloussements, elle parvient à me dire :
- Par tous les Dieux, Diodotos… Tu es quelqu'un de rusé. Tu fais partie des hommes les plus vifs d'esprit que je connaisse. De temps en temps, tu es même capable de me cerner mieux que je ne le fais moi-même. Et pourtant... pourtant, à certains moments, qu'est ce que tu peux être lent !

Je penche la tête sur le côté. Alors que je réfléchis à toute vitesse aux mots qu'elle vient de prononcer, Aspasia saisit à deux mains mon exomis, ma tunique courte, avant de m'embrasser. C'est un premier baiser d'adolescent mais c'est un baiser fougueux. Des frissons me parcourent tout le long du corps. Et surtout, il dure longtemps. Lorsque enfin ses lèvres quittent les miennes, j'en profite pour dire :

- Est-ce que je peux au moins en placer une ?
- Non, me répond-t-elle avant de m'embrasser de plus belle.

Sans brisé notre étreinte, nous basculons doucement sur le sable. Alors qu'elle me maintient allongé sur le dos, Aspasia entreprend de se déshabiller. Je la dévore des yeux. Elle est vraiment magnifique.

Le temps s'arrête autour de nous. Nos corps s’entremêlent. C'est une première, pour moi comme pour elle. Nous sommes maladroits au début mais finissons par trouver notre propre rythme. De toute façon, comment résister à une telle passion, à une si belle fougue ? Nous dansons jusqu'à l'extase.

Puis, nous restons blottis l'un contre l'autre. Aspasia a posé sa tête sur ma poitrine. Même lorsqu'elle a les yeux à demi-clos, elle ne perd rien de sa beauté. J'en suis pleinement conscient désormais : dire que je l'aime n'est qu'un euphémisme.

Soudain, une odeur de brûlé me sort de cette parenthèse de félicité. Je demande à ma douce et tendre :
- Dis-moi, Aspasia, tu ne sens pas quelque chose ?

La jeune fille relève doucement la tête avant de se raidir. Elle se redresse brusquement. Elle tremble. D'une voix terrifiée, elle m'informe :
- Par Zeus, Diodotos : regarde !

Je me retourne. La cime des arbres est auréolée d'une lueur rouge-orangée. Des nuages de fumée commencent à s'élever par delà la forêt. La lumière de la lune se reflète contre ces inquiétantes formations obscures. Aucun doute n'est plus permis. Notre village est la proie des flammes.

***

J'espère que la lecture de ce nouveau chapitre vous aura plu.

A la prochaine pour de nouvelles aventures !

Hou Son Mei Tong


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