Narduccio a écrit :
J'ai pris des pincettes dans ma comparaison, justement parce que je connais tous les écarts. Même s'il y a encore des peuples en Birmanie qui ont une structure tribale. Effectivement, dans la Gaule de 10 à 15 millions d'habitants, il y a sûrement plus de gens aptes à un combat efficace que dans un pays moderne de 50 millions, ou plus d'habitants. C'est parfois ce qu'il y a de plus étonnant, on a des peuples où tout homme libre porte une arme et sais s'en servir, et il suffit d'armées relativement modestes pour maintenir l'ordre impérial. Alors que dans nos sociétés l'Etat est le seul à utiliser l'usage légitime de la force, mais il faut relativement plus de membres dans les forces de l'ordre... Mais, c'est un autre débat.
Vous comparez des sociétés où la notion de "sécurité" est aux antipodes de la notre au niveau définition et acceptabilité.
Dans toutes les sociétés avant le XIXème siècle, la violence est endémique. Les "forces de l'ordre" sont très peu présentes et on s'en méfie (elles sont bien plus là pour s'assurer de la passivité des populations que pour garantir leur sécurité... dragonades par exemple). Les moyens techniques et scientifiques, dans un monde où la plupart des axes de communication sont des chemins creux impraticables la moitié de l'année, où on a aucun moyen de communication à distance efficace, ne permettaient en outre pas de contrôler les populations et de retrouver aussi "facilement" les criminels qu'aujourd'hui.
Il en résulte que la société est violente et que cette violence est endémique. Il suffit de s'intéresser à une affaire comme celle de la bête du Gévaudan pour se rendre compte que vendetta entre familles, loi du silence et défiance vis à vis des autorités étaient de mise dans le monde paysans de l'époque. De la même manière, quand une révolte éclate, c'est une véritable guerre civile à chaque fois où presque lors de laquelle aucun camp ne fait de cadeau à l'autre.
Les "forces de l'ordre" avant les moyens de communication modernes sont impuissantes et très très loin d'être assez nombreuses (la conscription n'existe pas) pour contrôler les populations. La pacification de ces dernières et l'appropriation de la force par l'Etat de façon effective que nous connaissons aujourd'hui n'est qu'une réalité très récente lié aux technologies modernes. Tout se règle au niveau local, en se reposant sur des habitudes, des consensus, des "coutumes". Ce n'est que dans les affaires les plus graves, quand ces consensus sont rompus, qu'interviennent les "forces de l'ordre" (l'armée donc, ou assimilée, ce qui explique pourquoi aujourd'hui l'armée est censée rester "la grande muette" et ne plus s'occuper de sécurité intérieure, afin d'éviter l'arbitraire de ce genre de situations).
Cela explique aussi l'aspect très répressif du maintien de l'ordre dans ces sociétés anciennes. Quand la justice locale est impuissante, c'est l'armée que l'on envoie, souvent avec des conséquences dramatiques sur les populations et un arbitraire omniprésent. La justice pénale est aussi extrêmement violente: châtiments corporels, supplices ignobles et peine de mort fréquente sont là pour faire régner l'ordre par la terreur à défaut de pouvoir le faire dans les faits. ce qui au final ne fait que limiter la violence, mais n'est jamais parvenu à l'empêcher.
Je ne veux pas dépeindre les "sociétés anciennes" comme des réalités toujours extrêmement violentes et infernales, mais il faut se souvenir que nos "seuils d'acceptabilité" de la violence et de l'insécurité et ceux de nos ancêtres, c'est le jour et la nuit. D'autant que cette violence était souvent l'attachement fort à une certaine autonomie et à une certaine liberté. Quand on a une population composée à 90% de paysans vivant en auto subsistance, on a pour survivre de comptes à rendre à personne (peu importe que le supermarché du coin soit alimenté, ou que l'électricité et l'eau potable soient distribués, on a infiniment moins de service public qu'aujourd'hui), et quand on a très peu de choses et qu'on dépend dans le même temps de très peu de "services" extérieurs pour subsister, on a pas grand chose à perdre.
D'où une violence qui s'exprime très facilement face à la moindre mesure jugée comme un abus de pouvoir (en matière fiscale notamment). On a du mal aujourd'hui à se rappeler (et à accepter) que les notions de liberté et de sécurité ne vont pas ensemble, ont tendance à être antinomiques même. On voudrait les deux, mais c'est difficilement envisageable: le maintien de sa liberté implique le recours périodiquement à une certaine violence. C'est exactement l'idée derrière la notion de "peuple en arme": un homme libre y est un homme (ou une femme!) armé, prêt à défendre ses intérêts non seulement contre une menace extérieure mais aussi contre des tentatives d'abus de pouvoir ou d'oppression à l'intérieur. D'où le fait que l'assemblée est la principale institution de ces sociétés, que les rois et autres aristocrates ne sont que les "primus inter pares", les premiers parmi leurs pairs et que leur pouvoir ne dépend que de la solidité de leur réseau de clientèle et de leur réputation (à l'origine de cette solidité).
On a du mal à se représenter ces réalités où les moyens de communication sont tels que la notion de sécurité n'a rien, mais vraiment absolument rien, à voir avec la notre. On se plaint (et à juste titre, parce que justement l'Etat et son administration sont infiniment plus présents qu'autrefois) de l'insécurité aujourd'hui, mais on a du mal à se représenter ce qu'est une société où le moindre voyage un peu long expose à être attaqué (et probablement liquidé) par des brigands, à faire les frais d'un seigneur ou d'un responsable local véreux, à être pris qu'on le veuille ou non dans une révolte qui est un véritable état de guerre (les forces envoyées pour la mater ne faisant pas dans le détail entre les révoltés effectifs et les gens qui vivent dans la même région... je pense au "grand brûlement" des Cévennes par exemple pendant la guerre des Camisards), y compris en ville (à Paris, c'est l'émeute et les barricades toutes les décennies... j'ai lu il y a peu sur une révolte de la corporation des forgerons à Paris au XIVème siècle, c'était une véritable guerre).
Bref, le rapport entre les population et les moyens de coercitions du pouvoir ne sont absolument pas comparables entre notre époque, très très spécifique du fait des moyens technologiques dont nous (et les forces de l'ordre) disposons, et les sociétés "anciennes" (avant la révolution industrielle).
Pour revenir plus spécifiquement sur les gaulois, on a là affaire à une myriades de clans, de tribus, rassemblés dans des "cités" au moment de la guerre des Gaules, mais où la violence et son exercice sont l'affaire de tous, dans un contexte politique et social où la guerre est endémique (les conflits entre les peuples et tribus gauloises sont quasi permanents... mais peut-être plus régulés et moins destructeurs qu'une guerre "totale" comme celle que César a mené en Gaule), avec des limites territoriales peu claires et mouvantes. On ignore le statut de la propriété foncière en Gaule pré romaine. Nul doute qu'il existait déjà de grands domaines agricoles appartenant aux aristocrates, liés probablement aux notions de tribus (les "pagus"). Cependant c'est avant tout la présence et l'influence de ces aristocrates (et donc de leurs domaines et de tout le "personnel" qui les compose) et leurs relations entre eux, qui définissent ces limites territoriales. Tous doivent être prêt à les défendre dans une société où l'armée est une somme de milices privées (les aristocrates et leurs ambact, soldures, clients et éventuellement levées sur leurs domaines) et où l'Etat n'est qu'une mosaïque peu définie de ces ensembles et où il n'existe pas de "forces de l'ordre".
Je finirais en disant qu'à l'époque gallo romaine, les choses ont bien changé à ce niveau. L'ancien "ordre" gaulois a été totalement brisé. Le port d'arme n'est plus de mise (il a probablement fallu quelque temps pour que les habitudes passent) et la société a été "pacifiée" et ce paradoxalement au prix d'une violence extrême et totale (contrairement à la violence endémique probablement régulée, voire ritualisée) et un bilan humain effroyable. "Ubi solitudinem faciunt pacem appellant" comme dirait ce bon vieux Tacite. Et encore cette "pax romana" ne durera qu'un temps (et n'est pas sans soubresauts comme la révolte de Sacrovir) et les "bagaudes" et autres phénomènes de violences feront retourner à un état de violence endémique dès les IIème/ IIIème siècle ap JC (et je connais finalement assez mal la société galo romaine des Ier et IIème siècle sur ce point).