En m'intéressant de près au général baron Pierre Devaux, qui a connu un sort comparable à celui du général Junot, je me suis interrogé sur la vraisemblance du personnage d'Alexandre Dumas : Edmond Dantès, mieux connu sous le titre de comte de Monte Cristo. Arrêté à la fin de la première Restauration, il aurait été maintenu au secret sans jugement, pendant 14 ans, au château d'If. Un procédé analogue aux lettres de cachet de l'Ancien Régime.
Le général Pierre Devaux, héros des guerres de la Révolution et de l'Empire, commandeur de la Légion d'honneur, chevalier de la Couronne de fer, assigné à résidence à Bourges après les Cent-Jours lors du licenciement de l'armée impériale (il était natif de Vierzon), admis à la retraite avec une pension confortable (4000 francs), a été dirigé d'office sur Laval en mai 1816 par le préfet du Cher, en raison de ce qu'on qualifierait aujourd'hui de troubles à l'ordre public. Laval, car il s'était marié en troisièmes noces (après un divorce et un veuvage) avec la fille d'un juge de paix de Cossé-le-Vivien, mariage conclu alors qu'il était, après la paix d'Amiens, commandant militaire du département de la Mayenne ; son épouse vivait toujours en Mayenne. Assigné à résidence à Laval et placé sous la surveillance du maire, il donna rapidement des signes de troubles mentaux, évoluant rapidement vers la démence (il avait pris trop de coup sur la tête : armées du Nord, de l'Ouest, d'Italie, d'Egypte, Saint-Domingue, Hollande, Russie, Saxe) et dut être incarcéré, en 1817, dans le quartier VIP de la prison du Mans, alors qu'il avait entrepris de se rendre à Paris. Le séjour dans ce qu'on appelait à l'époque "la pistole" de la prison était payant et l'administration s'est rapidement préoccupée de rentrer dans ses fonds. Le général ayant dilapidé au jeu tout ce qu'il possédait, y compris la modeste dot de son épouse, la famille ne pouvait payer. Il fallait donc faire prononcer son interdiction par le tribunal pour d'une part récupérer la pension, d'autre part le faire interner à Charenton. Constatant que la famille n'en prendra pas l'initiative, faute de ressources, le préfet de la Mayenne écrit le 26 novembre 1817 au procureur du roi près le tribunal de Laval : « L’état de frénésie dans lequel est tombé M. le maréchal de camp baron Devaux nécessite son interdiction. Sa famille ne la provoquant pas, je crois devoir vous engager à la provoquer vous-même, conformément aux dispositions de l’article 491 du code. La démence de M. le baron Devaux est déjà ancienne et la notoriété publique l’atteste ». Et pour motiver sa demande et stimuler le procureur, il ajoute un peu plus loin : « La surveillance à laquelle j’ai dû l’assujettir a exigé des frais. Sa détention actuelle en entraîne de nouveaux et de considérables. Il est instant que par son interdiction, l’administration puisse recouvrer ces frais, dont elle a fait l’avance. Veuillez donc, M. le procureur du Roi, la hâter le plus possible. J’ai l’honneur etc. ». Dans la réponse qu’il fait dès le lendemain 27 novembre 1817, le procureur montre qu’il va certes se hâter, mais en se conformant aux dispositions du code de procédure. « Aux termes des articles 493 du code civil et 890 du code de procédure, je dois, dans la requête que je présenterai pour l’interdiction du général Devaux, articuler les faits de fureur et en indiquer les témoins ; je dois aussi y joindre les pièces justificatives ». Il demande donc à être mis en possession de ces justificatifs. Il se montre prudent et ajoute : « J’ai bien entendu parler de la bizarrerie habituelle du Général Devaux, mais je ne connais pas avec assez de certitude les faits qui prouvent qu’elle était portée jusqu’à la démence et à la fureur ». Il attend donc que le préfet lui remette un mémoire exposant les faits et il conclut : « Je suis obligé d’attendre tous ces renseignements pour commencer la procédure ; j’y donnerai tous mes soins dès qu’ils me seront parvenus ». Cet échange de correspondances témoignerait d'un souci de respecter un certain état de droit, souci d'autant plus notable qu'il s'exerçait à l'égard d'un suppôt de l'Empire placé sous étroite surveillance. La question que je me pose : ce souci était-il largement partagé à l'époque par la magistrature, où l'exemple que je cite constitue-t-il une exception ? Qu'en était-il, en particulier, à Marseille où la situation a été assez troublée ?...
|