J’ai lu récemment les Mémoires de Kerenski relatives à l’intervalle compris entre les deux révolutions de 1917, La Révolution russe. Le livre a paru en 1928 en France, où Kerenski a vécu de 1918 à 1940, après quoi il a vécu principalement aux États-Unis où il est mort en 1970. Édition anglaise 1927 (Catastrophe), je ne sais pas s’il y a eu une édition russe antérieure. Un brave homme et un homme brave, je crois. Il a eu trente-six ans en 1917.
Particulièrement spectaculaire est la dernière étape de la lutte. À quelques dizaines de kilomètres de Petrograd, à Gatchina, Kerenski tente de lancer un assaut contre la ville investie par l’insurrection bolchevik. Finalement, dans le palais où il se trouve, il comprend que la décision est prise d’abandonner le combat et de le livrer aux bolcheviks. Il se sépare alors de ses derniers collaborateurs sauf un, un lieutenant, qui veut partager son sort. Ils sont résolus à se suicider avec leurs pistolets. Mais deux soldats arrivent et leur disent et qu’il y a moyen de s’échapper. Kerenski se déguise et parvient à sortir par une issue latérale. Il parvient ensuite à joindre une voiture qui l’attend. Il y monte. Une course-poursuite s’engage. Il s’en tire.
Dans le livre, comme il est habituel et naturel dans les mémoires d’un homme politique, Kerenski justifie son action et ne se reconnaît pas de fautes. Il justifie l’offensive Kerenski ainsi : Les Centraux n’engageaient aucun combat. Le pays et l’armée ne se sentaient plus vraiment en guerre. Cela entraînait la démoralisation, la dissolution de l’armée, les désertions. Il fallait créer le combat pour que le peuple et l’armée se ressaisissent. Il me semble que, après coup, il aurait pu reconnaître que le calcul, fondamentalement, n’avait pas été bon. Il m’a semblé d’ailleurs qu’il passe un peu rapidement sur l’effondrement de l’armée lors de l’offensive Kerenski et la contre-offensive des Centraux.
Il insiste, à juste titre je crois, sur les effets catastrophiques de l’affrontement avec Kornilov : À Petrograd, tout ce qui représentait l’ordre en a été déligitimé, et les bolcheviks, eux, ont été légitimés. Et, parmi les officiers restés aux ordres du gouvernement provisoire, ça a été la haine contre Kerenski et contre le gouvernement provisoire, laquelle a conduit à ne pas s’opposer au coup de force bolchevik.
Une grave faute de Kerenski, me semble-t-il, dont il ne parle pas : Il aurait absolument fallu faire élire plus tôt l’Assemblée constituante. Un gouvernement issu de l’Assemblée aurait eu bien plus d’autorité face au Soviet au cours de l’année 1917 et évidemment aurait eu plus beaucoup plus d’autorité face aux Bolcheviks.
Enfin, il y a ce qu’on peut considérer comme l’impensé ou le tabou : la paix séparée. Lors de la Révolution de Février, la Russie n’avait perdu que la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. Et comme les forces des Centraux sont restées passives, la situation était encore la même avant l’offensive Kerenski de juillet. La Russie n’aurait probablement pas perdu grand-chose à conclure une paix séparée. Certes, il n’est pas inconcevable que les Centraux, libérés du front russe, l’aient emporté à l’Ouest, et ensuite se soient retournés contre la Russie. Pas inconcevable mais pas très probable non plus… Quant aux gains fournis par une paix séparée, ils auraient été immenses. Au lieu de la destruction de l’armée, de l’État et de l’économie, et de la montée du bolchevisme, il y aurait eu la démobilisation et, probablement, pas vraiment guerre civile, même s’il y aurait eu de considérables violences, naturellement.. Kerenski n’évoque la question qu’en deux lignes, littéralement, où il dit qu’une paix séparée est toujours une catastrophe. Vraiment très rapide. Et pas très convaincant : l’histoire de l’Europe regorge de coalitions rompues par la paix séparée (par exemple le traité de Bâle (1795) entre la Prusse et la France).
Je ne sais pas très bien qui, dans les forces politiques russes, était en faveur de la paix séparée. Je crois : une minorité des mencheviks, dont Martov. Et une minorité des SR, dont, à partir d’un certain moment, Tchernov. Je ne sais pas qu’elle était la position de Gorki et de son journal Vie Nouvelle. Et, naturellement, les bolcheviks aussi étaient pour la paix même s’ils la réclamaient démagogiquement, sans dire paix séparée, avec les Empire centraux (et non après des révolutions survenues dans ces empires), impliquant des pertes de territoires. Kerenski ne traite jamais des buts de guerre.
Kerenski est un révolutionnaire russe connu sous son vrai nom, au contraire de la plupart des dirigeants bolcheviks et de certains mencheviks et de certains SR. Je crois que le nom Kerenski n’a pas d’étymologie évidente en russe. Je suppose qu’il vient d’un nom de lieu : il y a une ville nommée Kerensk.
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