James Barr (2017, p. 26-27)
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Au cours des années précédant la guerre, les Britanniques avaient dû affronter et écraser des soulèvements locaux inspirés par l’islam en Inde et au Soudan. La menace du sultan était d’une autre ampleur, et ils la prenaient extrêmement au sérieux. Quelques semaines après sa déclaration de djihad, les « Orientaux » élaborèrent un plan visant à saisir l’Empire ottoman à la gorge et à l’atteindre dans ses œuvres vives, en débarquant simultanément des troupes à Gallipoli et Alexandrette. Gallipoli n’était pas loin de la capitale, Constantinople ; Alexandrette, dans l’angle extrême nord-est de la Méditerranée, où la Turquie actuelle jouxte la Syrie, se situe à proximité de la voie ferrée reliant Constantinople à Bagdad et Damas, les grands centres administratifs de la partie arabe de l’Empire ottoman.
Sykes était convaincu que ce plan recelait tout le potentiel d’une victoire définitive dans ce conflit. Dans une lettre au ton d’une singulière énergie envoyée à Churchill qui, à peine entré en politique, était désormais lord de l’Amirauté, le jeune parlementaire affirmait qu’après la reddition des Ottomans le Kaiser serait bien plus vulnérable. Adressant cette missive au « seul homme dont [il] sache qu’il prendra des risques », il s’interrogeait : « Si, d’ici juin, vous étiez capable de livrer bataille en direction de Vienne, vous pointeriez la lame de votre poignard très près des organes vitaux du monstre » – et de l’inciter à appuyer ce plan de toute son influence. En raison de considérations de long terme, ce scénario séduisit aussi d’autres protagonistes. « Alexandrette est le seul endroit d’où notre flotte peut opérer contre l’Égypte, expliquait un jeune officier du renseignement basé au Caire à cette période. C’est une magnifique base navale naturelle (dont nous ne voulons pas nous-mêmes, mais que personne d’autre ne pourrait s’approprier sans que ce fût à notre détriment).» Le nom de ce jeune stratège ? Il s’agissait de Thomas Edward Lawrence.
L’ambassadeur de France au Caire s’alarma de ce projet visant Alexandrette. Soupçonnant les Britanniques de renier leur engagement de 1912 relatif à la Syrie, il avertit son gouvernement des probables motivations de son allié. Le 8 février 1915, le ministre français des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, rappelait à Grey leur accord vieux de deux ans et le pria avec fermeté de faire cesser les manigances de ses émissaires.
Grand, mince et fatigué, perpétuellement tiraillé entre Westminster, l’attrait du pouvoir et les plaisirs solitaires de la pêche à la mouche sur les rivières crayeuses du sud de l’Angleterre, Grey était l’homme qui, vingt ans plus tôt, avait sommé la France de ne pas empiéter dans la région du Nil. Or, dans l’intervalle, son attitude envers les Français avait changé du tout au tout. En 1905, devenu secrétaire d’État au Foreign Office, il en était arrivé à la conclusion que les Allemands constituaient maintenant la principale menace et que, pour les vaincre, un pacte avec Paris était indispensable. Et cette fois, ce fut cette conviction et son épuisement après dix années consacrées à essayer d’éviter une guerre en recourant à une diplomatie complexe et souvent assez secrète qui façonnèrent sa décision de céder à Delcassé.
« Je crois important de permettre aux Français d’obtenir ce qu’ils veulent, écrivit-il peu après que Delcassé se fut plaint. Si nous éveillions les moindres soupçons de leur part concernant la région de la Syrie, ce serait fatal à la coopération cordiale en Méditerranée. » En conséquence, il ordonnait aux représentants de la Couronne en Égypte de cesser toute pression en faveur du plan d’Alexandrette. « Si nous avançons la moindre revendication en Syrie et au Liban, cela entraînera une rupture avec la France », répétait-il quelques jours plus tard.
L’insistance française avait contraint Londres à abandonner un plan brillant. Ainsi que l’admit plus tard le feld-maréchal allemand von Hindenburg : « Si l’Angleterre avait emporté la décision dans cette région, ou même si elle s’y était sérieusement essayée, ce n’est peut-être pas tout le cours de la guerre, mais certainement le sort de notre allié ottoman, qui aurait pu être tranché sur-le-champ. Si les Anglais avaient réussi un débarquement dans le golfe d’Alexandrette, la Turquie aurait perdu d’un seul coup les territoires situés au sud des [monts] Taurus.» Au lieu de quoi, conséquence de ces scrupules envers les Français, six semaines plus tard une force principalement britannique, à la destinée funeste, débarqua aux Dardanelles. C’était le 25 avril 1915. Constantinople – et la victoire – était à moins de deux cent cinquante kilomètres de distance.