"Je ne sais pas jusqu'à quel point. Blomberg était surnommé Gummilöwe (le "lion de caoutchouc", ce qui signifie à peu près la même chose que tigre de papier en français), et ces deux messieurs furent ceux qu'Hitler roula proprement dans la farine pour obtenir la validation par l'armée de son pouvoir absolu, en échange de la tête de Röhm et de la mise au pas des SA. Hitler détestait et méprisait ces généraux de la vieille école, bien entendu. Mais les hommes Blomberg et Fritsch était-ils vraiment des fortes têtes ou bien Hitler s'en prenait-il surtout à la fonction ? "
Forte tête, le mot est peut être un peu rock n'roll pour un feldmaréchal :-) Disons qu'il existe bien des manières d'exprimer désapprobation et opposition, et que ces gentlemen plutôt policés et prudents devaient recourir à des méthodes parfois plus subtiles que les hurlements de rage hitlériens. Ainsi, on sait que le 5 nov. 37 eut lieu à la chancellerie une réunion convoquée par Hitler rassemblant Blomberg, Fritsch, l'amiral Raeder, chef de la Marine, Goering, son homologue pour la Luftwaffe, et von Neurath (ministre des affaires étrangères); le colonel major Hozbach prenait des notes à fin de compte rendu, qui figure en tant que pièce 386 PS dans les archives du procès de Nuremberg. Lors de cette réunion, Hitler dévoila ses plans grandioses d'expansion du Lebensraum à l'Est pour le peuple allemand, ses intentions d'annexion de l'Autriche, ses vues sur la Tchécoslovaquie, sur les "ennemis haineux" que l'Allemagne devrait réduire (la France au 1er rang) pour réussir dans ses projets, son opinion sur la fragilité de l'alliance franco-anglaise, etc. Dixit Blomberg: "les généraux trouvèrent les idées d'Hitler plutôt fantastiques et son exposé fut accueuilli par un silence glacial". Fritsch a confié à son ami le général Beck (organisateur d'un complot contre Hitler peu avant la guerre) : "je me suis trouvé en présence d'un fou".
Donc à cette époque, les généraux expriment encore des avis contraires, font part de leurs réticences, tentent d'entraver plus ou moins ouvertement des décisions de AH. D'autre part, on sait que Hitler se considérait comme le seul leader capable d'accomplir ces plans grandioses, on sait aussi qu'il était hanté par la peur de mourir jeune et de n'avoir pas le temps d'atteindre ses objectifs; c'était donc un homme pressé, en plus de l'impatience naturelle de son caractère. En tout cas, lors de cette réunion, il déclara qu' "il fallait résoudre le problème de l'espace allemand avant 43/45". Or, pour réaliser ces ambitieux projets, il avait à sa disposition un Etat major qui ne voulait tout simplement pas faire la guerre, en tout cas pas tout de suite, pas sans plans et préparation exhaustive, pas sur deux fronts, pas dans les conditions d'improvisation et de risque-tout que Hitler voulait leur imposer. Leur avis était que l'armée, la jeune Wehrmacht, n'était pas prête, et qu'elle ne le serait pas avant 43/45.
Keitel, pourtant surnommé Lakeitel (laquais) à cause de sa complaisance vis à vis d'Hitler, déclare à propos du projet d'Anschluss militaire: "mon avis, conforme à celui de Blomberg et Fritsch, était qu'aucune solution militaire ne pouvait être envisagée", la solution devant être diplomatique. Et en effet, l'avancée des troupes allemandes en Autriche connait son lot de problèmes: tankistes ne sachant pas manoeuvrer leur char, manque de cartes, manque d'essence etc. Pareil pour la Tchécoslovaquie: selon Keitel encore, vu l'état des forces allemandes engagées, une réaction militaire franco-anglaise déterminée "aurait suffi à provoquer une catastrophe". Beck ne mâchait pas ses mots: dans un memorandum diffusé dans l'EM, il observe prophétiquement que "l'Allemagne, en cherchant à atteindre ses buts par la force, suscitera contre elle une nouvelle coalition et subira une nouvelle défaite". Il l'aurait confié à d'autres officiers dont Halder: AH était un "fou". Canaris pensait que l'Angleterre entrerait dans la guerre même si elle n'était pas militairement prête, contrairement à l'opinion d'Hitler. Etc... Les vues de AH étaient donc parfaitement incompatibles avec celles de son Etat major, et le dictateur rageait contre la sclérose, le "pacifisme" et le "défaitisme" de ces officiers, qui risquait de paralyser et de saboter ses grandioses visions. Certes, Hitler voulait remplacer Blomberg, dans une fonction très élargie, avec des compétences étendues aux industries Défense, aux mesures à prendre et à la propagande en temps de guerre, et avec la création de l'OKW quelques jours après; mais l'affaire Blomberg-Fritsch alllait bien au delà: pour pouvoir réaliser ses projets de Lebensraum, AH devait se débarrasser d'une bonne partie de ses généraux. Du moins les plus irréductibles parmi ceux qui estimaient avoir le droit d'avoir un avis, et de l'exprimer. Comme le dit Cartier: "Dès que l'armée voulut jouer le rôle de frein dans la course à l'aventure, le Führer brisa Blomberg et assouplit l'armée". Et comme Hitler le déclare sans ambiguité à ce moment là: "la conduite de la guerrre est l'affaire du Führer" (et non d'une caste de militaires professionnels). C'est donc bien d'une passation des pouvoirs qu'il s'agit, mais non pas seulement d'un chef militaire à un autre mais d'une élite à une autre: de la caste militaire prussienne aux nouveaux hommes sortis de peu du parti nazi. Et c'est aussi en conséquence une politisation, une nazification de la conduite de la guerre.
Sources: en plus du Cartier mentionné plus haut, Bernd von Loringhoven ''Dans le bunker d'Hitler", et plusieurs ouvrages d'August von Kageneck, en particulier sur Roland von Hoesslin, un des participants à l'attentat von Stauffenberg, "De la croix de fer à la potence".
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