François Delpla a écrit :
Au contraire de sa thèse, son argumentation, disais-je, est originale. La vision classique (dont je répète qu'elle ne procède nullement d'un "consensus des historiens" mais de leur carence générale à gratter sous la propagande de guerre anglaise comme allemande, qui convergeaient dans l'idée que Hess avait agi seul) se contentait de dire que Hess, plus ou moins déséquilibré et disgracié, voulait redorer son blason en faisant à Hitler le cadeau de la paix avec l'Angleterre avant Barbarossa. Il y a là un profond illogisme : si Hitler doit apprécier le geste, pourquoi donc prendre tant de soin pour lui en dissimuler la préparation ? Kershaw, le tout premier et c'est à son honneur, affronte cette difficulté, et propose une solution logique : Hitler ne voulait pas de la paix à ce moment, mais seulement après avoir vaincu l'URSS.
Le problème, c'est que cette logique concorde très peu avec les faits (Hitler craignait la guerre sur deux fronts et avait bien raison) et moins encore avec la démarche d'ensemble du nazisme (passionnément désireux d'une paix avec l'Angleterre, du moins après la chute de la France -car s'il l'avait signée avant, il n'aurait plus pu toucher un cheveu de celle-ci). Notre auteur, toujours aussi soucieux de logique, ajoute que si Hess provoquait l'ouverture d'une négociation cela risquerait d'imposer l'ajournement de Barbarossa. Mais ici le télégramme Lequio se révèle très utile, en montrant que ce sur quoi la partie allemande table, c'est l'existence à Londres d'un quasi-mûrissement du désir de paix et d'un ralbol en forme de "Churchill, dégage !", que l'irruption, discrète au début, de Hess, devrait amener à maturité complète. Et, évidemment, loin de comporter une interdiction d'attaquer à l'est, le traité laisserait dans ce domaine les mains libres à l'Allemagne. Certes Hess n'annonce pas Barbarossa comme une chose acquise ni n'en dévoile la date, parce qu'il n'a pas les bons interlocuteurs; mais il dit quand même à Kirkpatrick que, si l'Allemagne n'a aucune revendication envers le R-U, elle en a envers la Russie, qui devront être "satisfaites par la paix ou par la guerre".
Kershaw démontre donc par l'absurde, si on le lit attentivement et sans dévotion excessive, le contraire de sa thèse. Hitler serait évidemment, totalement, preneur de cette paix, laquelle serait hautement compatible avec Barbarossa. Il est donc complice de Hess dans l'organisation de cette difficile tentative de l'arracher (la paix) à la dernière minute.
Le sujet est anecdotique, mais il est intéressant de parcourir l'argument. En gros: ce n'est pas parce que Hitler engage 1 milliard de marks sur Barbarossa qu'il ne peut, en même temps, acheter un ticket de loto à 1 mark sur Hess. (La probabilité que le coup Hess fonctionne devant être du même ordre que celle de gagner à l'euromillion: pas nulle, mais pas beaucoup au-dessus de zéro. Ce qui n'est pas une raison pour ne pas jouer).
Vous oubliez le télégramme Lequio et les deux autres îlots sauvés de l'Atlantide documentaire (conversation Haushofer-Burckhardt du 28 avril et rencontre prévue Haushofer-Hamilton à Lisbonne le 14 mai) : il y a indubitablement une intox anglaise, à prendre en compte lorsqu'on essaye de se mettre à la place soit de Hess, soit de Hitler, soit de leur tandem !