Négligeant une fois de plus les mises en cause personnelles, je voudrais affirmer bien haut que l'historien n'a pas à s'incliner devant la fermeture ou la destruction des archives et que la dignité même de sa fonction consiste à tout faire pour y suppléer. Tout le possible, bien entendu, à partir des matériaux disponibles, cela va de soi. Et je veux espérer que les sempiternelles accusations, à mon endroit, d'invention et de manque de preuves, ne trompent que le petit cercle des dévots de la théorie "Hess acteur unique".
Avec toute l'attention que j'ai consacrée depuis le début à l'affaire Allen, je suis en mesure non seulement d'avancer deux ou trois choses solides sur Hess, mais de contredire radicalement Chef Chaudard et les quelques autres qui, sur ce forum ou d'autres (car ce débat, qu'on le veuille ou non, se déroule simultanément en plusieurs lieux, ne serait-ce que parce que les politiques de modération sont différentes et complémentaires; et si on veut un résumé, désolé, il n'y a que celui-ci :
http://www.delpla.org/article.php3?id_article=489 ), avancent que les archives anglaises fermées le sont en raison de secrets honteux.
Je résume : Churchill, craignant que l'accumulation des forces allemande en Europe de l'est puisse être dirigée contre ses possessions du Moyen-Orient, ou que la crainte d'une telle évolution ne suffise à lui valoir les ennuis les plus graves, décide en février 1941 d'allumer un contre-feu et d'intoxiquer Hitler en lui faisant croire que sa position politique est fragile. Comme il est sur le point d'être renversé, ce serait de la dernière maladresse d'attaquer ou de menacer l'Irak ou l'Egypte, cela ne pourrait que souder les conservateurs et les Anglais autour de son "bellicisme" et de son jusqu'auboutisme.
Cette manoeuvre est aujourd'hui connue grâce à un miracle : la publication en Italie, en 1986, du télégramme de Lequio du 14 mars. Il y a cependant deux autres éléments, antérieurement connus, qui vont dans le même sens : la fixation, par les services britanniques, d'un rendez-vous pacifiste entre Hamilton et Albrecht Haushofer le 14 mai à Lisbonne (nous ne savons rien de ce qu'ils ont dit aux Allemands mais nous pouvons déduire qu'ils ont dit quelque chose du fait que Hamilton, lui, était sur le départ); la conversation Burckhardt-Haushofer du 28 avril en Suisse, où Haushofer reçoit une "salutation de ses amis anglais" (ce pourrait être à cette occasion que l'info sur le r-v de Lisbonne aurait été transmise : pure hypothèse pour l'instant).
Il n'y a dans tout cela strictement rien d'immoral ni d'inavouable. Même le fait que la manoeuvre pouvait inciter Hitler à attaquer l'URSS : avouée à Staline, par exemple, en 1945, si elle avait suscité ses protestations il aurait été aisé de lui dire que son pacte avec Hitler ne laissait guère d'autre choix, pour recueillir son alliance contre le fou.
C'est donc la guerre froide, d'une part, qui a prolongé la durée de vie des propagandes et des dissimulations guerrières, dans ce cas comme dans bien d'autres. C'est aussi la politique intérieure anglaise.
Je ne crois pas du tout que les
appeasers aient monté une vraie conspiration pendant que Churchill en montait une fausse. En revanche, comme il les avait vaincus en niant leur existence, en jouant au "tous unis contre la barbarie nazie" dans les jours même de juin 1940 où Halifax et Butler multipliaient les appels du pied aux Allemands par la Suède ou l'Espagne, et comme en 1945 il était moins séduit que jamais par le travaillisme, il a joué l'unité du parti en laissant, la paix revenue, un voile pudique sur sa grande solitude de juin 40.
Or dévoiler à ce moment la conspiration "Lequio", c'eût été mettre le projecteur sur l'existence de ce parti de la paix, certes groggy à ce moment précis (après le coup de maître de l'exil de Halifax à Washington), mais crédible
pour Hitler en raison des signes très clairs de son existence qu'il avait donnés en mai-juin précédents.