Personne n'a encore parlé de l'excellent ouvrage de Gabriel Gorodetsky, Le Grand Jeu de Dupes, Staline et l'invasion allemande, Les Belles Lettres, 2000 (pour la traduction française, original de 1999).
Cet ouvrage quant au travail qu’il représente est incité par les travaux et ouvrages de l’historien SOUVOROV. Le présent ouvrage est défini par son auteur même (Gorodetsky) comme une réfutation totale des thèses de Souvorov, et parfois dans des termes très durs. Dès la préface notamment, il taxe les travaux de son prédécesseur, d’infondés, de schématiques, bref de totalement faux et partisans. En quoi consistent donc ces travaux tant récriminés. Souvorov s’intéresse comme le présent ouvrage à l’entrée en guerre de la Russie durant la seconde guerre mondiale, dans ses relations entre Hitler et Staline. Il voit la Russie de juin 1941 comme un agresseur, où Staline entre 1939-1941 aurait minutieusement préparé une guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, ce qui aurait été l’opération « Groza » (=tonnerre) prévue pour le 6 juillet 1941. Elle aurait donc été contrée par « Barbarossa ». Si cette thèse semble fausse, elle eut toutefois une grande popularité ne serait-ce que du fait du contexte de guerre froide.
C’est précisément cette thèse que Gorodetsky se donne pour objectif de mettre à mal, en invalidant systématiquement tout ce qui est abusivement avancé. Il a examiné pour cela quasiment toutes les sources disponibles depuis toutes celles des chancelleries européennes, jusqu’à celles nouvellement ouvertes des archives russes.
Pour Gorodetsky, le grand problème de ce genre de thèses fallacieuses (il faut lire sa préface pour se rendre compte de la verve mordante qu’il a contre Souvorov et alii.), est qu’il permet de voir chez Hitler la volonté d’une guerre préventive contre une Russie conquérante ayant jurée la mort des pays germaniques, et par là de la civilisation. Ainsi, Hitler se sachant inéluctablement attaqué et de manière imminente, il aurait attaqué le premier.
Ce genre de thèse donnant l’initiative belliqueuse à Staline, est défendu par des historiens allemands tels Nolte, Hoffman, Mazer et Post. L’un des grands problèmes que soulève cette thèse, est la légitimation des intérêts géostratégiques et géopolitiques traditionnels de l’Allemagne à l’Est : peur de la Russie du fait de la certitude de son caractère belliqueux, de la haine des slaves pour les Germains, peur de la barbarie des slaves, conscience d’une sorte de combat final pour la vie. Toute cette vision traditionnelle qui s’échelonne depuis le XIXe siècle, et déjà exprimé en 1914 est surenchérie par la peur du Bolchevisme. C’est l’historien autrichien Ernst Topisch qui va le plus loin dans cette thèse, puisqu’il affirme dans Stalin’s War en 1987 que la Seconde Guerre Mondiale est « essentiellement l’attaque soviétique contre le monde civilisé et la démocratie occidentale, où l’Allemagne … n’a fait qu’assumer le rôle militaire ».
Ainsi Gorodetsky veut comprendre les motifs qui poussent à « Barbarossa » pour invalider ce genre de thèse, comprendre ce qui pousse Hitler à édicter la directive 21 de décembre 1940. Mais s’il s’agit de comprendre « Barbarossa », il s’agit aussi et surtout de voir le positionnement de Staline dans la marche à la guerre : ses volontés, ses velléités, ses actes et surtout ici son attentisme et sa paranoïa.
En effet le point nodal de l’ouvrage est d’élucider la politique de Staline à la veille de la guerre, de tenter de la comprendre dans son contexte malgré sa grande opacité. Churchill disait de la politique de Staline que c’était « une devinette enveloppée de mystère au sein d’une énigme. »
Bien que l’étude concerne Staline à proprement parler, Gorodetsky pense qu’il est impossible de comprendre sa politique sans faire converger vers lui les relations avec l’Allemagne, mais aussi (et presque) surtout avec la Grande Bretagne, les Balkans et la Turquie. Il faut donc voir Staline comme un « centre de décision » évaluant le plan de contre-offensive de Joukov anticipant les plans allemands en mai 1941, à la lumière du contexte historique qu’il lit selon ses buts.
La Thèse de l’auteur :
Jusqu’ici je n’ai parlé que des réfutations de l’auteur et de son parti pris théorique, ou plutôt de ce qu’il concevait faire dans cet ouvrage. Que défend Gorodetsky ?
Pour lui d’abord, il n’y a pas de politique étrangère menée selon un plan préétabli chez Staline, tout semble joué au coup par coup ou alors au mieux avec un minimum d’anticipation. Ici la guerre serait plus subie que voulue. Toutefois, il est faux pour lui d’affirmer que Staline ne pensait pas sa politique extérieure, tout semble donc histoire de compromis entre ce qui est tenu pour un but (donc voulu est anticipé), et les affres du contexte.
Gorodetsky se propose alors de se concentrer sur la Russie, et là se trouve pour lui la nécessité de partir de 1924 pour trouver un modus vivendi avec le monde extérieur. C’est à cette période que l’on trouve la conception stalinienne et soviétique du monde extérieur, et donc la politique internationale. Cette conception est largement le fait d’un héritage des rivalités et conceptions impériales conjuguées et rehaussées par le communisme de guerre. Ceci crée un très grand sentiment de défiance et de suspicion à l’égard du monde : le capitalisme encercle l’URSS qui craint une menace. Il s’agit donc ici de défendre le pays contre celle-ci comme une condition préalable à l’accomplissement du socialisme. Ainsi dès les 1930’s Staline cherche une assistance mutuelle avec ses voisins, et dès avant 1933 et la montée Hitlérienne.
Gorodetsky rappelle ici deux théories :
- l’URSS a une politique noble érigeant l’Europe en bouclier vs l’Allemagne Nazie, faisant confiance à la sécurité collective. L’échec de cette sécurité collective est imputable à « l’apeasement » occidental et pas aux atermoiements russes face à Hitler. L’erreur russe c’est d’avoir cru à la force occidentale dans l’apaisement.
- La sécurité collective contre les nazis ne fut jamais un objectif de Staline. Il se serait abrité derrière pour attirer Hitler dans une alliance agressive contre l’Europe occidentale. Il y aurait eu chez Staline une idéologie liminaire d’agression (Souvorov). Dès 1927 il aurait voulu attaquer le capitalisme occidental pour les acculer à une guerre intercapitaliste.
L’auteur conclut que Staline gouverne par à-coup, dans des aspects singuliers et despotiques, en effet les purges des 1930’s témoignent de l’impréparation de la guerre. Pourtant on aurait bien tort d’expliquer la politique extérieure de Staline d’après 1939 et celle du Pacte, par les lubies d’un tyran. Il y a malgré tout une politique rationnelle et pondérée par des intérêts géopolitiques et l’absence de scrupules.
Pour Staline le Pacte germano-soviétique est le couronnement d’une stricte neutralité, et ne marque pas l’engagement auprès de l’Allemagne. Le signant sous la « contrainte » du contexte, il compte en tirer au maximum avantage en réparant les injustices du traité de Versailles.
Gorodetski rappelle que la politique entière de Staline est tournée vers les intérêts nationaux (fruit du climat de suspicion hérité du tsarisme et du communisme de guerre), fondée sur la théorie des sphères d’influences : Allemands comme Anglais sont vus avec défiance.
Depuis la conférence de Berlin Staline est partagé entre empêcher l’Allemagne d’aller jusqu’aux détroits, et l’alliance avec le Royaume Uni dans les Balkans ce qui serait vu comme une provocation contre le Reich et donc utilisé par la Grande Bretagne pour entraîner la Russie dans la guerre contre l’Allemagne.
Staline ne veut pas la guerre, et surtout pas tout de suite contre le Reich, s’est pour cette raison qu’il se méfie de l’Angleterre qu’il pense être guidé par la volonté de l’emmener à sa suite dans une guerre contre l’Allemagne. Staline veut gagner du temps par des manœuvres diplomatiques, conscient que l’Arme Rouge n’est pas prête notamment du fait des purges de 1937-38. Il veut pouvoir avoir le temps de reconstituer une armée puissante qui le mette en bonne place pour renégocier les torts du traité de Versailles.
Le 22 juin 1941 est le fruit des erreurs de Staline, fuyant devant Hitler dans la persistance de l’apaisement alors que la guerre est déjà déclarée. Staline est obnubilé par la croyance que Churchill veut l’entraîner dans la guerre. Il croit que c’est notamment le cas quand Churchill le prévient du "massement" des troupes allemandes à sa frontière. Il cherche alors un compromis avec Hitler.
Comprendre Staline c’est connaître sa foi inébranlable en deux principes :
- les Anglais veulent le pousser à la guerre par tous les moyens
- les Allemands n’attaqueront jamais sans ultimatum préalable
L’alliance avec l’Allemagne est une tentative de contenir son expansion, et l’espérance d’une association pour redéfinir une nouvelle Europe.
_________________ J'aime mieux un vice commode
Qu'une fatigante vertu
(Molière, Amphytrion, 1668)
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