Nous sommes actuellement le 27 Avr 2024 9:38

Le fuseau horaire est UTC+1 heure




Publier un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 1 message ] 
Auteur Message
Message Publié : 31 Mars 2024 10:13 
Hors-ligne
Modérateur Général
Modérateur Général
Avatar de l’utilisateur

Inscription : 26 Déc 2004 20:46
Message(s) : 1455
Localisation : France
Quand les archives de l'Est démasquent des traîtres :
Citer :
Certes, les affaires de renseignements livrés au KGB ou à ses petites sœurs communistes n'ont pas manqué. Mais deux cas seulement ont frappé les esprits : Georges Pâques, parce qu'il avait dirigé l'information à l'Otan après avoir travaillé pour le ministère de la Défense ; Charles Hernu, recruté par les Bulgares puis les Yougoslaves, parce qu'il avait été… ministre de la Défense. Sinon, peu de remue-ménage. […] Au contraire, on fit grand cas de l'affaire Farewell, pseudo d'un transfuge de haut rang, Vladimir Vetrov, traité par la DST. Si on trahissait, c'était dans l'autre sens.

Aujourd'hui est venu le temps des archives. Les informateurs français, qui croyaient au communisme éternel, n'imaginaient pas que celles-ci parleraient un jour ni que leurs employeurs gardaient presque tout. […] On est frappé par la concomitance de la divulgation par L'Express du passé d'agent du KGB de son ancien directeur, Philippe Grumbach, et la publication par Vincent Jauvert d'À la solde de Moscou […] Un ouvrage puisé au robinet des archives des services de Prague, qui marchait, comme Sofia, Varsovie et Berlin-Est, main dans la main avec le grand frère de Moscou.

Philippe Grumbach avait pour nom de code « Brok ». Il figure à la page 695 d'une somme parue en France en 2001, Le KGB contre l'Ouest. Les archives Mitrokhine. À partir de 1972, Vassili Mitrokhine, chef dissident des archives du KGB, avait mené jusqu'à sa retraite, en 1984, un travail de fourmi solitaire, lors du transfert des archives de la Loubianka à Yasenevo. Il recopiait et enterrait les documents dans sa datcha. En 1992, il fut mieux accueilli par les Britanniques à leur ambassade de Riga que par les Américains, et c'est un historien anglais, Christopher Andrew, qui mit en forme ses trésors, publiés en 1999. Les archives furent ouvertes à la consultation en 2014.

Dans cet opus de 1 000 pages, 15 pages étaient consacrées à la France, le temps de souligner que l'Hexagone fut un terrain bien perméable au KGB et qu'au moins 35 journalistes avaient eu des accointances tarifées. Si cet ouvrage déclencha enquêtes et débats à Rome ou à Londres, il n'émut guère à Paris, où seul le cas d'un politique, le socialiste Claude Estier, fut exposé en place publique. On dira que l'époque, la volonté de retravailler avec la Russie, n'était pas propice à drainer ces marécages. Or, Mitrokhine, dans ce chapitre, évoquait surtout des journalistes. « Ce coup de projecteur sur l'activité en France de la ligne PR (renseignement politique) du KGB démontre que la classe politique n'est pas le seul objectif. Figurent aussi en bonne place le Quai d'Orsay, ses chiffreurs, les médias, les organes de presse, les journalistes », notait en 2022 l'ex-directeur adjoint de la DST Raymond Nart, dans La DST sur le front de la guerre froide. Il nous précise sa pensée : « Ces archives Mitrokhine ont été un événement. À la DST, on ne s'était pas occupé des journalistes. Nous étions sur tant d'autres fronts. » L'URSS et ses pays frères s'en sont occupés. « Nos affaires politiques étaient si compliquées pour les Soviétiques qu'ils avaient besoin qu'on les éclaire, d'où l'utilité des journalistes », poursuit Nart. […] Vingt-trois ans après, le temps de la révision est venu. L'ouvrage précis de Vincent Jauvert évoque des figures d'Europe 1, du Nouvel Observateur

Mais pourquoi la France ? Dès 1944, Staline l'avait désignée comme une cible à déstabiliser dans tous les domaines. Le journalisme ne fit pas exception. Un sondage effectué en mai 1945 livra un résultat qui pourra sembler bien ingrat : amenés à identifier l'acteur de la victoire sur l'Allemagne, 57 % des Français répondirent l'URSS, 20 % les États-Unis et 12 % la Grande-Bretagne. […]

Une évaluation des services anglais avança d'autres mobiles : une tendance française au bavardage, une incurie sécuritaire, l'appât du gain dans une période difficile. […] Et 1946 fut l'année clé. Georges Pâques vit son recrutement finalisé à Paris, de même que le chiffreur du Quai d'Orsay, Maurice Abrivard, alias « Jour », dont les documents sortis du Quai d'Orsay nécessitaient un « conteneur spécial » pour leur envoi à Moscou. En 1946 fut aussi recruté Philippe Grumbach, alias « Brok », alors au ministère de l'Information. 1946 marqua le lancement de La Tribune des Nations, dirigée par André Ulmann, qui recevra plus de 3 millions de francs ainsi qu'une décoration soviétique. […] Les États-Unis en eurent autant à leur service, des ouvrages l'ont bien démontré.

Ces liaisons dangereuses ont pris deux formes : désinformation et renseignement politique. Exemple de la première, la figure de Pierre-Charles Pathé, qui lança la publication Synthesis en 1976. « Nous l'avons arrêté en 1979 parce que nous étions sur son officier traitant, Kouznetsov, se souvient Raymond Nart, et que nous sommes tombés sur Pathé. La perquisition a livré sa comptabilité avec le KGB. » Exemple de la seconde voie, Paul-Marie de La Gorce. Dans À la solde de Moscou, Vincent Jauvert révèle le volume des informations livrées sous forme de rapports par « Gabriel », son pseudo tchèque, qui était aussi « Argus » pour le GRU soviétique… Au-delà du constat se pose la question de l'efficacité. Dans un rapport cité par les archives Mitrokhine, le KGB en vient à en douter, sans remettre en cause le travail de fond. […] Comme le révèle Le Point dans deux affaires actuelles, on ne peut que souligner la belle continuité entre l'URSS et la Russie, élève et fille de la première, dans l'art de cibler un point faible.

2024, Le Point 2690, 39-40

En fouillant dans les archives tchèques pour les besoins d'un article, le journaliste Vincent Jauvert est tombé sur une véritable mine d'or : les rapports des services secrets de la république communiste tchécoslovaque sur la France pendant la guerre froide. Historiquement, les correspondants tchèques sont vus d'un œil moins méfiant que les Soviétiques par les Français, en souvenir des liens étroits qui unissent la France et la Tchécoslovaquie depuis 1919 : Prague, ce n'est pas Moscou. Vincent Jauvert a surtout découvert le nom des Français qui ont renseigné, parfois pendant plus d'une décennie, le bloc de l'Est et donc Moscou.

On y trouve des politiques, des journalistes, des hauts fonctionnaires… qui délivrent petits et grands secrets aux espions de l'Est en poste à Paris. Et qui, parfois, quand ils sont journalistes, utilisent les colonnes de leurs journaux pour désinformer sciemment le public. Certains ont trahi par conviction, d'autres pour l'argent, certains par naïveté ou par goût du risque… […] Mais parmi ces « informateurs », Vincent Jauvert a découvert le nom de Gérard Carreyrou, l'ancien patron de la rédaction d'Europe 1 et de TF1 dont nous publions l'interview et qui se défend catégoriquement d'avoir été un agent.

2024, Le Point 2690, 41

De 1960 à 1963, Paul-Marie de La Gorce, le futur chef du service diplomatique de Radio France, remet au GRU [service de renseignement militaire russe, NDLR] des rapports sur des sujets variés : « La politisation de l'armée française, la crise de l'Otan, la politique de De Gaulle vis-à-vis de l'Algérie, la volonté française de produire des armes nucléaires, les conspirations d'extrême droite… » « La plupart d'entre eux ont été utilisés par le gouvernement soviétique », précise la note à la StB [Sûreté de l'État tchécoslovaque, NDLR].

Moscou précise que Paul-Marie de La Gorce « travaille consciemment » avec les services de renseignement soviétiques et qu'« il accomplit toutes les tâches dont nous le chargeons ». […]

Quand est-il passé du GRU au KGB, du service secret militaire au service civil de renseignement ? Impossible à dire. En tout cas, selon Mitrokhine et Andrew, Paul-Marie de La Gorce alias « Argus » a participé en 1973 à une campagne de désinformation orchestrée par le KGB. Le but de la manipulation : semer la zizanie au sein du pouvoir en France, entre l'UDR, le parti gaulliste, et ses alliés centristes.

« Argus [alors conseiller de Pierre Messmer, NDLR] raconta à Messmer que Michel Poniatowski, secrétaire général des Républicains indépendants, et Jean-Jacques Servan-Schreiber [patron de L'Express, NDLR] étaient secrètement convenus de saper les positions des candidats UDR », rapportent Mitrokhine et Andrew. « Sur instructions du KGB, Argus répandit de semblables informations mensongères dans la presse », ajoutent-ils.

Jusqu'à quand Paul-Marie de La Gorce a-t-il collaboré avec le KGB ? Était-il encore un agent soviétique lorsqu'il était éditorialiste au Figaro de 1977 à 1984 ? Émargeait-il toujours à Moscou quand il dirigeait la Revue Défense nationale de 1989 à 1995 ? Impossible de répondre.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 41-42

Tout commence en décembre 1980. Patrick Ollier a 36 ans. Il est déjà un pilier du parti gaulliste, dont il a cofondé la branche jeune, l'UJP, en 1964. […] Au début, Ollier ne se méfie pas. Il raconte beaucoup d'éléments de sa vie privée, qu'il a acheté une maison et que l'emprunt lui coûte cher. Il parle de sa superbe voiture, une Citroën CX, dont il faut payer les traites. Jamnicky se frotte les mains. Pour honorer ces dettes, il acceptera peut-être des « primes », voire un salaire, de la StB […]. Des mois durant, Patrick Ollier, qui, un quart de siècle plus tard, présidera, un temps, l'Assemblée nationale, « va jouer la chèvre » pour la DST, comme il dit. « Pour aider la DST à le coincer, je lui ai fait croire que j'étais prêt à me laisser convaincre, raconte t-il. Conseillé par mon ami du contre-espionnage, je disais ce que le prétendu diplomate voulait entendre. Je jouais au malheureux, je “plaidais Manon”, comme on dit en Provence. » À la StB, on n'y voit que du feu et on se frotte les mains. […] Au cours des déjeuners suivants, Ollier en fait des tonnes, donne tous les gages de sa bonne orientation idéologique comme s'il récitait le manuel de l'idiot utile, mais l'officier de la StB ne comprend pas tout de suite. […] Le contre-espionnage disposant des preuves dont il avait besoin, le faux diplomate est expulsé de France quelque temps plus tard.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 42

« Samo » est un espion parfait, « a perfect spy », comme dirait John le Carré. Au sein de l'appareil sécuritaire français, il occupe un poste idéal pour une taupe, peu visible mais stratégique : il est conseiller du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud. À l'abri des regards et des suspicions, il reçoit quantité de documents classifiés en provenance de la DST, du SDECE et des RG. Depuis sept ans, Gérard Leconte les transmet quasiment tous à la StB. Y compris ceux destinés à ses collègues, qu'il dérobe à l'heure du déjeuner ou le soir. Pour les sortir sans risque de la préfecture, il les mélange avec le courrier qui lui est adressé, glisse le tout dans un journal, rentre chez lui où il photographie chaque document. Après le repas ou le lendemain matin, il les remet à leur place. Ni vu ni connu. […] « Samo » livre aussi aux Tchécoslovaques, et à travers eux aux Soviétiques, toutes les « notes blanches » des RG qui arrivent sur le bureau du préfet de police. Ces rapports très courts et non signés rapportent les petits et grands secrets d'un Tout-Paris si vulnérable au chantage. D'après ces « notes blanches », une speakerine très en vue aurait des relations homosexuelles tarifées avec des filles du bois de Boulogne ; le rejeton d'un leader communiste serait lui aussi homosexuel et fréquenterait des bars pour « invertis » ; un consul du Venezuela fait l'objet d'une plainte pour attentat à la pudeur ; un représentant de la Ligue arabe déroberait l'argent de son mouvement pour s'offrir des week-ends torrides avec sa secrétaire ; un fonctionnaire de l'ONU de nationalité tchécoslovaque, soupçonné d'être un espion, a été mis sur écoute ; un officier de l'Otan perdrait de l'argent dans un cercle de jeux… Plus grave encore, le policier français photographie un rapport secret de 180 pages sur la colonie tchécoslovaque en France, avec les noms et adresses des opposants au régime communiste.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 42

De 1957 à 1969, Jean Clémentin, qui sera rédacteur en chef du Canard enchaîné dans les années 1970 où, de l'avis général, il diffusera la culture de l'investigation pour laquelle le journal est aujourd'hui si réputé et si craint, a donc été un espion stipendié au service de Prague et par conséquent de Moscou. Au total, « Pipa », qui était à la fois agent d'influence et de renseignement, a fait honneur à son nom de code qui veut dire « robinet » en tchèque. D'après le décompte de la StB, le journaliste a, en douze ans, remis pas moins de 300 notes, au cours de 270 rencontres en France et à l'étranger. Il a également participé activement – et consciemment – à trois opérations de désinformation, en publiant dans Le Canard enchaîné des articles conçus par la StB. Il a même été envoyé à Londres et à Bonn par le service secret dans le but de récolter des renseignements. Le tout pour une confortable somme d'argent qui lui a permis notamment d'acheter une maison à Meudon, banlieue bourgeoise de la capitale […]. Le journaliste a « fièrement » révélé à son ami Vlk avoir « cinq maîtresses ». C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il ne veut pas adhérer au PC, « trop rigide », selon lui, sur le plan des mœurs. Il lui faudrait renoncer à ses aventures. […] Le moyen de diviser davantage encore le pouvoir conservateur à Bonn : publier « un testament politique d'Adenauer qui serait clairement pro-français » – un faux écrit par une équipe de la StB. Le messager choisi pour l'opération, « Narcis », est Jean Clémentin. « La mesure active commencera par la publication d'un article adéquat en France, décrète la direction de la StB. Nous pensons que Pipa pourrait l'écrire dans Le Canard enchaîné. » Pour le rendre crédible, « il serait nécessaire que Pipa fasse un voyage en Allemagne » où une source lui aurait remis le document. Le 9 août 1963, le journaliste accepte la combine.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 43)

Dans les dîners parisiens des années 1960, Albert-Paul Lentin charme, impressionne, subjugue : il est ce flamboyant quadragénaire qui, à 17 ans, a participé à la prise d'Alger par la Résistance, et qui, à 30 ans, était déjà une figure de la lutte anticoloniale, ami de l'opposant marocain Ben Barka et du sulfureux Henri Curiel […].Lentin rejoint l'hebdomadaire [Le Nouvel Observateur, NDLR] dirigé par Jean Daniel, un camarade d'université à Alger. Deux ans plus tard, il en devient le chef de la rubrique internationale […]. « Je lui ai donné 200 francs pour le remercier d'avoir réussi à publier l'article sur l'or tchécoslovaque, écrit l'officier traitant à ses supérieurs. » […] « Aujourd'hui, rapporte-t-il à ses chefs à Prague, Heman [le pseudo de Lentin, NDLR] a souligné avec insistance que sa situation financière devenait grave. Selon lui, il est très peu payé au Nouvel Observateur. […] Il a de plus en plus de dépenses familiales (ses enfants sont déjà assez grands) et étant donné que les prix augmentent dans tous les secteurs, je considère, moi aussi, qu'on ne le paye pas suffisamment. 1 000 francs par mois seraient plus adéquats à mon avis. » Outre ses qualités de désinformateur, « Heman » est un remarquable agent de renseignement. Il se singularise par l'excellence de ses analyses, son manque total de scrupules et la quantité du travail fourni. De 1959 à 1970, il participe à 306 rencontres clandestines (trois par mois) avec ses officiers traitants, auxquels il remet plus de deux cents rapports […]. Plusieurs fois par an, l'officier traitant de Lentin dresse la liste des personnalités françaises qui intéressent le service secret : ministres, collaborateurs du Général, hauts fonctionnaires, mais aussi dissidents tchécoslovaques réfugiés en France ou journalistes. « Heman » doit récolter le maximum de renseignements sur la famille, les amis, les vues politiques, la carrière de la personnalité visée. Avant tout, il doit dénicher ses vulnérabilités : problèmes d'argent, addictions, relations extraconjugales… tout ce qui peut aider la StB à recruter ces personnalités. Très versé dans l'étude des noirceurs de l'âme humaine, Albert-Paul Lentin s'acquitte de cette tâche avec délectation. […] D'un patron de la radio RMC […] il assure qu'il est « très vulnérable » à cause des « partouzes » auxquelles il participerait. Du général Jacques Mitterrand, frère cadet de François, grand maître du Grand Orient et commandant adjoint des forces stratégiques françaises, « Heman » écrit qu'il est l'un de ses « grands amis » mais qu'il a lui aussi « un point faible » : il aurait été à l'origine d'un accident mortel de la circulation ; l'affaire aurait été étouffée par la hiérarchie policière.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 43-44

D'après la StB, Gérard Carreyrou, alias « Frank », accomplit ses missions de renseignement avec zèle. Selon un rapport du service tchécoslovaque d'espionnage de 1985, « en 1981, il a transmis dix-sept informations de valeur notées 86,4 %, en 1982, 17 notées 76,5 % et 34 en 1983 notées 80,45 % », indique le document avec une singulière précision. Toujours d'après les rapports de Litecky [alias « Brejha », NDLR], Carreyrou informe son officier traitant sur ce qu'il connaît le mieux : le Parti socialiste et surtout l'Élysée. Depuis le 10 mai 1981, les portes du Palais lui sont grandes ouvertes. Ami intime du secrétaire général de la présidence Pierre Bérégovoy, il entretient aussi d'excellentes relations avec le porte-parole du président, Michel Vauzelle. Et, selon ses confidences au lieutenant Litecky, il partage chaque semaine un petit déjeuner avec François Mitterrand en personne qu'il accompagne dans presque tous ses voyages à l'étranger. Autant d'occasions de dénicher des infos […]. Le 4 mars 1983, au Château de Chine, Carreyrou accepte formellement son recrutement comme DS [« collaborateur de confiance », NDLR], à en croire la StB qui change son nom de code pour « Fantl ». En guise de bienvenue et de cadeau d'anniversaire (il est né le 20 février), le journaliste reçoit, selon Litecky, un vase en cristal de Bohême qu'un officier de la StB a spécialement rapporté de Prague […]. Carreyrou fait savoir qu'il entend recevoir d'autres cadeaux de la sorte. Mais il refuse d'être récompensé en argent puisque, dit-il, il gagne suffisamment bien sa vie.

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, in Le Point 2690, 44

Pourtant, à interroger par exemple Gérard Carreyrou, il se peut que l'espion tchèque se faisait mousser auprès de sa hiérarchie en prétendant avoir des agents qui n'en étaient pas :
Citer :
Dans les archives du StB, le service de renseignement tchèque cousin du KGB, a surgi le nom de Gérard Carreyrou, désigné sous le nom de code de « Frank ». Celui qui était alors rédacteur en chef politique d'Europe 1 fut manifestement considéré comme informateur par les services d'espionnage soviétique au début des années 1980. L'homme de radio déjeunait régulièrement avec un diplomate tchèque… et chacun de ces déjeuners donnait lieu à des rapports circonstanciés dont l'administration soviétique avait le secret.

Gérard Carreyrou, âgé de 82 ans aujourd'hui, a reçu Le Point chez lui, pour répondre à cette mise en cause. Il nie avoir eu connaissance que son ami diplomate était un espion et annonce porter plainte contre ces accusations.

Le Point : Dans son livre, Vincent Jauvert vous présente comme étant « à la solde de Moscou » après avoir rencontré à 37 reprises, entre 1981 et 1985, un fonctionnaire du service de presse de l'ambassade tchécoslovaque, M. Brejha [en fait, lieutenant Litecky, NDLR], en fait agent du service de renseignement tchécoslovaque, le StB. Avez-vous été à la solde de Moscou ?

Gérard Carreyrou :
Je conteste le fond et la forme, je vais d'ailleurs porter plainte, c'est une atteinte à ma probité et à mon honneur professionnel. […] Tout est monté autour d'un fait réel : oui, j'ai connu un garçon qui s'appelait Frantisek Vassek, qui était un diplomate ; oui, j'ai partagé un certain nombre de déjeuners avec lui ; je ne suis pas en mesure de vous donner le nombre exact de rencontres, car je ne m'en souviens plus. Pour le reste, c'est un tissu de mensonges. Je n'étais à la solde de personne. […]

De quoi parliez-vous avec ce diplomate ? Pourquoi ces déjeuners toutes les six semaines ?

Je l'avais rencontré lors d'un cocktail d'ambassade, je l'avais trouvé sympathique, nous nous sommes revus régulièrement, c'est tout. J'étais journaliste, puis chef du service politique d'Europe 1… Cela faisait partie du métier de sortir, de rencontrer des gens, de déjeuner ! […] Je voyais des diplomates, car c'était toujours intéressant de savoir ce qu'on pensait de nous dans le monde, surtout au début des années Mitterrand, après l'arrivée au gouvernement de quatre ministres communistes… On ne s'en souvient plus, mais cette perspective faisait frissonner les gens ! C'est moi qui avais sorti l'info qu'il y en aurait finalement quatre, et non deux comme annoncé initialement. Je suis un journaliste, pas un espion. Les infos que je récoltais, je les donnais aux médias pour lesquels je travaillais… pas à des puissances étrangères. Avec Le Club de la presse d'Europe 1 on a interviewé beaucoup de grands de ce monde, mais on n'est pratiquement jamais allés dans les pays de l'Est. […]

Vous auriez-pu être recruté et manipulé sans vous en rendre compte par les services de renseignement tchécoslovaques ?

J'ignorais que cet homme faisait du renseignement, et je n'ai jamais considéré que notre relation avait un quelconque rapport avec du renseignement ! […] J'ai invité autant que je me suis laissé inviter, j'avais des notes de frais quasi illimitées, et je me serais laissé embobiner par un type qui m'aurait payé à déjeuner ? […] Quant aux cadeaux que l'on m'accuse d'avoir acceptés, je me souviens qu'un jour il m'a offert une bouteille de schnaps qu'il m'avait rapportée de son pays, je n'ai pas dit non, car je ne considérais pas que c'était de la corruption… Lors des déjeuners, je lui racontais mes interventions du jour, je ne lui disais rien de plus que ce que j'avais pu dire à l'antenne ou ce qu'on s'échangeait au sein de la rédaction !

Pourtant, vous lui auriez parlé de la maladie de Mitterrand, qui n'était pas connue du public à l'époque…

Rien à voir, tout le monde savait, tous les journalistes de la place de Paris le savaient ! Quand bien même j'en aurais parlé au Tchèque – ce dont je ne me souviens pas –, c'était un secret de polichinelle. J'ai toujours combattu le vieux schéma totalitaire qui consiste à cacher la maladie, la maîtresse, la fortune… Ce n'était pas ma conception du journalisme. Ceux qui considèrent que les journalistes sont de petits hommes gris qui doivent taire des informations ont une vision totalitaire. Pour moi, un journaliste ne peut pas être un agent de l'État. Pour ce qui est de la maladie de Mitterrand, je l'ai su très rapidement par l'intermédiaire de Charles Villeneuve, qui avait organisé un déjeuner avec deux copains médecins-chefs militaires au Val-de-Grâce, qui nous avaient confirmé la maladie du président. Europe 1 était encore à l'époque très précautionneuse avec le sujet de la santé des politiques, mais Paris Match avait sorti l'information. Et tant mieux : une info est faite pour être diffusée. Je suis content que le journalisme français soit désormais plus franc : quand un homme public est malade, on le dit. J'ai commencé à Radio Monte-Carlo, dirigée à l'époque par trois gaullistes, l'info y était complètement ficelée. Le soir, mon rédac chef appelait le secrétaire général de l'Élysée pour lui soumettre le menu… Si l'autre disait non, l'info disparaissait. J'ai connu cette période et, depuis, j'ai toujours refusé de travailler dans des médias d'État. […]

Vous étiez proche de Mitterrand, ça aurait pu faire de vous une cible de choix…

J'étais très proche de Pierre Bérégovoy, qui est devenu secrétaire général de l'Élysée en 1981. En revanche, je n'étais pas proche de Mitterrand – j'étais rocardien de cœur –, même si j'ai voté cinq fois pour lui, par fidélité à mon passé et à mon père mendésiste. […]

Vous avez le sentiment de vous être fait avoir ?

Non, je ne me suis pas fait avoir par cet homme ! Si c'était à refaire, je le referais. Ce type était sympa, je ne vois pas pourquoi j'aurais dû m'interdire de le voir. Était-il sympathique parce qu'il cherchait à séduire, m'a-t-il fréquenté pour se faire bien voir par sa hiérarchie ? Eh bien, peut-être. Qu'il raconte nos déjeuners dans des notes, très bien, je n'avais rien à cacher… J'ai parlé avec des milliers de gens toute ma carrière… Ils en ont fait ce qu'ils en ont fait ! En quoi serais-je responsable ? Je n'avais rien à me reprocher déjà à l'époque, je ne vois pas pourquoi je le regretterais aujourd'hui ! On veut mettre de la morale partout, mais ça n'est pas mon habitude. […] C'est odieux de me prêter une quelconque proximité avec un service de renseignement de l'Est. Tous ceux qui me connaissent savent ma profonde aversion pour les communistes, que j'ai toujours appelés les « stals » ou les « cocos »…

2024, Le Point 2690, 44-46


Haut
 Profil  
Répondre en citant  
Afficher les messages publiés depuis :  Trier par  
Publier un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 1 message ] 

Le fuseau horaire est UTC+1 heure


Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 44 invité(s)


Vous ne pouvez pas publier de nouveaux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas éditer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas supprimer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas insérer de pièces jointes dans ce forum

Recherche de :
Aller vers :  





Propulsé par phpBB® Forum Software © phpBB Group
Traduction et support en françaisHébergement phpBB