Dans un numéro de Palettes, consacré à Véronèse, le commentaire disait que l'Inquisition à Venise, fin 16è, avait "peu de pouvoir".

La question que je me pose est pourquoi son autorité y était faible ? Comment l'expliquer?
Avez-vous des précisions à m'apporter

Merci

Je ne sais si c'est une bonne explication mais l'inquisition est au XVIe siècle une pratique très espagnole dans sa mentalité, du moins c'est de ce point de vue que le voyait à l'époque. En France, le roi l'avait interdit, .... pour bien montrer son opposition au roi d'Espagne.

Or Venise était à la fin du XVIe siècle résolument anti-espagnol et résolument pro française d'où une inquisition très moyennement utilisé, ou très peu considérée.

1. Le procès de Véronèse

Véronèse a peint un tableau pour le réfectoire du couvent dominicain de la basilique San Zanipolo à Venise.
Il a livré son tableau en avril 1573 en déclarant qu'il s'agissait de la représentation de la Cène, le dernier repas de Jésus.
L'inquisition vénitienne le convoque pour lui reprocher de n'avoir pas respecter le récit des évangiles en peignant des personnages en tenue militaire allemande brandissent une hallebarde, et en tenue de bouffon avec un perroquet juché sur le poing. Véronèse explique qu'il a pris des libertés comme les poètes et les fous, qu'il a peint ces personnages secondaires absents de la bible, parce qu'il lui restait de la place.
Il lui est demandé de changé le titre de son tableau. Ce qu'il fait en rebaptisant son tableau "Le repas chez Lévi".

On peut penser que la condamnation a été légère : Véronèse n'a pas été brûlé, ni emprisonné, ni exilé, ni torturé, ni n'a payé d'amende. Son tableau n'a pas été détruit, n'a pas été modifié, n'a pas été retiré de la basilique. Véronèse a pu continuer à exercer son activité à Venise, qui lui permettait de très bien gagner sa vie.


2. L'inquisition à Venise

Les tribunaux ecclésiastiques existent depuis le début de la chrétienté. Ils suivent théoriquement les mêmes lois, mais l'application de ces lois différent d'un état à l'autre, et même d'un tribunal à l'autre, voire d'un jury à l'autre. Par exemple, l'inquisition espagnole est assez différente de l'inquisition vénitienne.

En 1478, l'inquisition espagnole (il y avait déjà une inquisition en Aragon) est créée par une bulle du pape à la demande des souverains catholiques Ferdinand et Isabelle, qui mènent la reconquista. Le but de Ferdinand et d'Isabelle est d'avoir des armes juridique pour chasser tous ceux qui n'étaient pas catholiques. Mais l'inquisition ne répond pas tout à fait aux attentes de Ferdinand et d'Isabelle qui se plaignent au Pape de la trop grande clémence des juges, cf. Henry Kamen, The Spanish Inquisition, an historical revision, Yale University Press, 1998. Les souverains font pression et, malgré une certaine résistance de Rome et de Torquemada, ils réussissent à donner à l'inquisition une sévérité, qui est certainement plus grande que celle des inquisitions des autres états.

En 1289, l'inquisition est créée à Venise. Mais la république de Venise est une oligarchie, où le pouvoir civil et religieux se trouve entre les mains d'une centaine de familles nobles. Les patriarches ainsi que les inquisiteurs vénitiens sont bien entendus issues des familles nobles. Venise est une république qui revendique une certaine indépendance. Une grande partie de l'élite vénitienne refusent l'autorité de Rome, tout comme de nombreux français sont pour le gallicanisme.

A la fin du 16e siècle, les querelles entre Rome et Venise portent sur plusieurs points :

Rome souhaite incorporer Ferrare dans les Etats de l'Eglise après le décès du dernier duc, Alfonso d'Este, sans descendance directe. Venise s'y oppose, mais est contrainte de signer un concordat en 1598.

Rome reproche à Venise d'employer les services d'un excommunié, Marco Sciarra, pour lutter contre les pirates Uscoques.

Rome reproche à Paolo Sarpi d'être en relation avec des protestants et des juifs.

Après la mort de Clement VIII en 1605, la dispute entre Rome et Venise prend de l'ampleur, notamment quand deux religieux sont reconnus coupables de divers délits civils. Venise souhaite les juger par ses tribunaux civils, mais Rome souhaite les juger par ses propres tribunaux ecclésiastiques.
Le cardinal romain, Cesare Baronio écrit un texte virulent contre Venise en 1606. Paolo Sarpi lui répond par une autre publication.
Cette affaire, dite "de l'interdit", n'est réglée que le 21 avril 1607 par la médiation de deux français, le Cardinal de Joyeuse et l'ambassadeur Philippe Canaye de Fresne. Rome doit céder. Mais pour se venger, Rome envoie cinq hommes qui attaquent brutalement Sarpi le soir du 5 octobre 1607. Sarpi survit à ses blessures.

Quelques condamnés de l'inquisition vénitienne :

Vers 1560, Alessandro Trissino, qui est calviniste, est condamné, mais il prend la fuite.
Giulio Trissino, son cousin, est condamné et finit ses jours en prison.
Il semble que ces deux hommes aient en fait été victime d'un règlement de compte d’ordre familial, selon le professeur Lucien Faggion cf. http://www.mmsh.univ-aix.fr/telemme/tex ... aggion.htm .

Au XVIe siècle, six personnalités juives affrontent la magistrature inquisitoriale, et aucun, semble-t-il, n'est condamnée à mort, et deux d’entre eux sont relaxées après quelques mois de geôle. Cf. l'article d'Emmanuel Leroy-Ladurie sur le livre de Riccardo Calimani à propos du ghetto de Venise, http://www.asmp.fr/fiches_academiciens/ ... 150198.pdf .

Giordano Bruno est un ancien dominicain qui s'est intéressé à la magie et qui est devenue athée. Il est accusé d'hérésie à Venise. Il est emprisonné. Mais Venise ne veut pas prendre la responsabilité d'un châtiment trop sévère. Alors il est envoyé à Rome, et c'est l'inquisition romaine qui le fait brûler en 1600.


3. Bibliographie et lien

Riccardo Calimani, L'inquisizione a Venezia : eretici e processi 1548-1674, Milano, Mondadori, 2002.
Brian Pullan, Gli ebrei d'Europa e l'insuisizione a Veneria dal 1550 al 1670, Roma, Il Vetro, 1985.
Romano Canosa, Storia dell'inquisizione in Italia. Dalla metà del Cinquecento alla fine del Settecento, 1999.

Une partie des archives ecclésiastiques de Venise sont cataloguées et parfois consultables à l'adresse http://siusa.signum.sns.it/ev/eng/venez ... a_eng.html

Je vous remercie Olivier T pour vos précisions à la fois concises et claires, ainsi pour que les liens et bibliographies

Je connaîs assez peu l'histoire de l'Italie à l'époque moderne, mais je pense m'y pencher un jour plus sérieusement ...En attendant, je suis certain de revenir vous demander quelques informations ponctuelles , anectdotiqques, ou plus profondes de temps à autre !

Alors à bientôt !