François Bluche passe en revue les trois « chefs d'accusation » dressés contre Louis XIV : - la guerre - les bâtiments - la révocation de l'édit de Nantes
Que faut-il en penser ? François Bluche donne sa réponse dans les dernières pages de l'ouvrage magistral qu'il a consacré à ce roi.
La grandeur d'un règne ne se mesure pas à l'aune des humeurs de quelques-uns. Ni les aigreurs pieuses de Fénelon, ni les amers griefs du duc de Saint-Simon, ni les indécentes pétarades de septembre 1715 ne devraient influencer notre jugement. Trois cents ans de recul pourraient suffire à l'extinction des passions, à la dissipation des légendes. [...] L'acte d'accusation longtemps dressé contre Louis XIV est, presque point par point, démenti par les faits. Ce roi a-t-il vraiment trop aimé la guerre ? (L'auteur de ce livre serait espagnol, sans la conquête de la Franche-Comté par la France en 1674). Les trois premières guerres du règne, dirigées contre l'Espagne et l'Empire, poursuivent l'effort de Henri IV, Richelieu, Mazarin — à qui, semble-t-il, ne fut reproché aucun impérialisme. Il s'agit toujours de desserrer l'étau des Habsbourg. Même si Louis XIV n'avait pas envahi les provinces-unies en 1672, Guillaume d'Orange-Nassau serait devenu stathouder, puis roi d'Angleterre, et chef d'une coalition anticatholique et antifrançaise. Même si Louis n'avait pas en 1685 révoqué l'édit de Nantes, il y aurait eu ligue (à Augsbourg ou ailleurs) réunissant l'Europe contre cette France trop peuplée, trop riche, trop bien administrée, trop industrieuse, désormais trop marchande ; cette France chacun jalouse « les arts, les armes et les lois ». Quant à la guerre de succession d'Espagne, aucune au monde ne fut plus légitime, comme Voltaire, son contemporain peu suspect de militarisme, l'a si nettement affirmé. Les traités d'Utrecht et de Rastadt laissent à la France presque toutes ses conquêtes récentes. Ce n'est point un pays étriqué, que Louis XIV quitte en mourant. Sous son règne, le royaume s'est agrandi, en 1648 de la haute-Alsace, en 1659 de l'Artois et du Roussillon, entre 1662 et 1702 de la Flandre, du Hainaut (français), de la Franche-Comté et de la basse Alsace ; sans parler de Pondichéry, de Saint-Domingue, de la Louisiane — qui porte le nom du Roi — et du Sénégal. [...] Louis XIV a été un roi agrandisseur, au bilan positif. [...] Les guerres sont toujours trop longues, mais il faut en diviser le temps par deux, pour tenir compte du régime des quartiers d'hiver. Les combats font toujours trop de victimes, mais dans le cas particulier, il convient de contre-objecter la sécurité sans prix de soixante-dix-neuf ans sans invasion du sol national (1713-1792). La plupart des campagnes de Louis XIV eurent pour cadre les pays étrangers : Espagne, Piémont, Palatinat, Pays-Bas, Provinces-Unies. Le territoire ne fut envahi que tard et localement. [...] La marine de combat, passée, en dix ans, de dix à cent vaisseaux, la plus forte du monde entre 1676 et 1705, étant inséparable des armées de terre, la guerre constitua la principale industrie du royaume. [...] Un tel effort, de telles réussites supposaient, on s'en doute, une constante et attentive volonté. Ni Jean-Baptiste Colbert, ni le marquis de Seignelay, ni Michel le Tellier, ni M. de Louvois n'auraient pu encadrer 350 0000 hommes et tenir l'Europe en échec, sans le soutien patient et lucide du monarque. « L'excellence du ministre n'a jamais diminué la gloire du maître : au contraire, tout l'honneur du succès retourne après à la cause principale ; et pareillement tout le blâme. » C'est pourquoi il faut regretter la rudesse de Louis XIV à l'encontre du Palatinat. [...] On reproche aussi à Louis XIV, à la suite de Saint-Simon d'avoir trop aimé les bâtiments. Les chantiers de Sa Majesté (le Louvre et les Tuileries, l'Observatoire, les Invalides, [...]) et les chantiers encouragés par le Roi (Saint-Roch, Saint-Sulpice, la place des Victoires, Saint-Louis-en-l'Île) forment la seconde industrie du royaume après celle de la défense nationale. [...] Ni François Ier ni Laurent de Médicis n'étaient parvenus à une direction aussi totale et à une coopération aussi heureuse des arts, majeurs ou mineurs. Ayant su choisir ses maîtres d'œuvre — Le Nôtre, le Brun, [...] —, Louis XIV a réalisé un style toujours imité, jamais dépassé. [...] Le troisième chef d'accusation généralement brandi contre Louis XIV est la révocation (1685) de l'édit de Nantes (1598). Elle devient même parfois le premier des griefs. Il faut parler plutôt d'une politique antiprotestante, puisque la Révocation ne fait en somme qu'alourdir une persécution d'un quart de siècle. Inexcusable à nos yeux, cette persécution était alors, non seulement explicable, mais souhaitée ou réclamée par une nation catholique, depuis l'évêque de Montauban jusqu'au plus modeste gagne-dernier. Au XVIe et au XVIIe siècles régnait l'adage Cujus regio, ejus religio (À chaque pays sa religion). Si la Réforme l'avait emporté, il y a tout lieu de penser que le culte catholique aurait été vite interdit. La Réforme ayant en France échoué, la situation se trouvait inversée. [...] Éduqué par une mère pieuse, catéchisé par un jésuite très hostile à la Réforme, confessé, sermonné par les clercs ou des orateurs ancrés dans la théologie de reconquête de la contre-Réforme, Louis XIV n'avait qu'à laisser parler sa conscience (c'est ainsi) pour avoir les protestants en horreur. [...] Sur le plan du royaume, Louis XIV avait les plus solides raisons de vouloir mettre un terme au dualisme religieux : motifs théologiques — que le titre de roi très-chrétien et le sacre de Reims accentuaient encore —, impératifs du droit public, pression de l'opinion (toutes classes confondues). [...] Maintenant il revient à chacun de peser les résultats du règne, de comparer l'actif (une France moderne, agrandie, puissante, rayonnante de civilisation) et le passif (sept cent mille « nouveaux convertis » mal convertis). [...] On peut ne pas aimer Louis XIV, on peut le haïr. Mais il est difficile de ne pas admirer, avec ses grandeurs et ses faiblesses, sa gloire et ses erreurs, celui que Leibniz, Allemand et protestant, appelle « un des plus grands rois qui furent jamais ».
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