Comme je l’ai fait plus haut concernant la lettre du 23 octobre, je vais développer quelques points concernant la missive écrite deux jours plus tôt par Berthier sur ordre de Napoléon. La voici :
« L'Empereur, Monsieur le Maréchal, me charge de vous écrire qu'il est très mécontent de ce que vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez reçu de vous porter hier à Kalbe, pour jeter un pont à l'embouchure de la Saale, à Barby. Cependant vous deviez sentir que toutes les dispositions de l'Empereur étaient combinées. Sa Majesté, qui est très fâchée que vous n'ayez pas exécuté ses ordres, vous rappelle à ce sujet que vous ne vous êtes point trouvé à la bataille d'Iéna ; que cela aurait pu compromettre le sort de l'armée et déjouer les grandes combinaisons de Sa Majesté, et a rendu douteuse et très sanglante cette bataille, qui l'aurait été beaucoup moins. Quelque profondément affecté qu'ait été l'Empereur, il n'avait pas voulu vous en parler, parce qu'en se rappelant vos anciens services il craignait de vous affliger, et que la considération qu'il a pour vous l’avait porté à se taire. Mais, dans cette circonstance où vous ne vous êtes pas porté à Kalbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale, l'Empereur s'est décidé à vous dire sa façon de penser, parce qu'il n'est point accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de commandement. L'Empereur, Monsieur le Maréchal, me charge encore de vous parler d'une chose moins grave : c'est que, malgré l'ordre que vous avez reçu hier, vous n'avez pas encore envoyé ici trois compagnies pour conduire vos prisonniers. Il en reste à Halle 3 500 sans aucune escorte. L'Empereur, Monsieur le Maréchal, vous ordonne d'envoyer sur-le-champ un officier d'état-major à la tête de trois compagnies complètes, formant 300 hommes, pour prendre tous les prisonniers qui sont à Halle et les conduire à Erfurt. Il ne reste ici que la Garde impériale, et l'Empereur ne veut pas qu'elle escorte les prisonniers faits par votre corps d'armée. Il est neuf heures, et il n'est pas question des trois compagnies que je vous ai demandées hier. »
Tout d’abord, il convient de préciser qu’il s’agit ici des tout premiers reproches formulés depuis la bataille d’Iéna. Durant la semaine qui s’écoula, les ordres se succédèrent sans référence aucune à la malheureuse manœuvre de Dornburg, et au contraire, Bernadotte, en pleine poursuite des forces prussienne eut, logiquement, droit aux honneurs du Bulletin suite au combat de Halle (17 octobre) où le 1er corps s’empara de la ville défendue par les 20 000 hommes du duc de Wurtemberg, infligeant à l’ennemi la perte de 5 000 prisonniers.
Vient l’objet de la lettre : la non exécution de l’ordre de construction de pont sur l’Elbe et de passage dudit fleuve. Il est nécessaire ici de faire un petit retour en arrière.
Le 20 octobre, à 4 heures du matin, Berthier rédigeait une lettre par laquelle était ordonné à Bernadotte de laisser une division à Aschersleben chargée de collaborer avec le corps de Soult dans la poursuite de l’ennemi vers Magdebourg, et surtout de diriger le restant de son corps d’armée soit vers Calbe ou Bernburg et de jeter un pont sur l’Elbe à l’embouchure de Saale (« S. M. vous ordonne de vous diriger avec le restant de votre corps sur Calbe ou Bernburg et que vous fassiez jeter un pont sur l’Elbe à l’embouchure de la Saale, dans le lieu qui sera le plus favorable d’après les reconnaissances que vous aurez faites »).
Nous nous situons ici dans la phase de poursuite d’Hohenlohe. Alors que Soult et Murat le chassaient vers Magdebourg, Napoléon envisageait le passage de l’Elbe par le 1er corps afin de bloquer ou de considérablement gêner la retraite ennemie autour de cette dernière ville. Dans le même temps (20 octobre, également à 4 heures), des ordres allant dans un sens similaire étaient écrits à Murat. Ce dernier, dans le cas où il se trouvait dans l’impossibilité de tomber sur une forte colonne en retraite du côté de Magdebourg, devait diriger sa marche vers Calbe (la lettre ne le précisait pas, mais il y avait tout lieu de penser que Napoléon envisageait ici le passage à venir de l’Elbe par la cavalerie du grand-duc de Berg sur le pont supposément construit par Bernadotte). Rongeant son frein devant Magdebourg, Murat (l’ordre de 4 heures du matin ne lui étant pas encore parvenu) annonçait dès 17 heures (dans le cas où Magdebourg ne répondait pas favorablement aux offres de capitulation et sans nouveaux ordres contraires) qu’il allait marcher dès le lendemain, via Calbe, sur Dessau afin d’y franchir l’Elbe sur le pont qui s’y trouvait. Il ordonna également à Beaumont et au 13e chasseurs de filer au plus vite sur Barby (il y arriva le 20 au soir) et d’y regrouper le plus d’embarcations possible (il n’y trouva qu’un seul bac).
Du côté du prince de Ponte-Corvo : l’ordre du 20 octobre (toujours celui de 4 heures du matin) fut transmis en début de matinée. Bernadotte, de suite, modifia sa route et dirigea les divisions Drouet et Dupont sur Bernburg et envoya des détachements à Calbe. Cependant, jeter un pont sur l’Elbe, même si cela représente l’espace de quelques secondes pour l’écrire sur une impérative missive ; sur le terrain, l’affaire est autrement plus compliquée. Bernadotte passa en effet une partie de la journée du 21 à jauger les possibilités de passage. Mais force était de constater qu’il n’y avait pas à Barby les embarcations nécessaires à l’édification d’un pont de bateaux. Bernadotte avait bien chargé le colonel Morio de lui faire parvenir tous les bateaux qu’il pourrait trouver à Rothemburg, mais ce dernier n’en trouva que quatorze, et leur acheminement ne pouvait répondre aux impératifs de temps imposés par l’Empereur. Pour information, Napoléon avait ordonné, toujours le 20, à 4 heures du matin, à Songis de rassembler tous les bateaux présents à Halle afin de les convoyer dès le matin Barby. Un train de bateaux partit bien le jour même, mais n’atteignit sa destination finale, bien trop tard, que le 23 au soir. Le 21, le constat était tristement clair (pas seulement pour Bernadotte d’ailleurs, puisque Murat, qui dans sa route vers Dessau avait finalement reçu les ordres impériaux lui prescrivant de se diriger vers Calbe, l’accompagna à Barby) : il n’y avait sur les lieux que trois bacs, deux barques et deux nacelles. Autant dire que la construction d’un pont était illusoire.
Le lendemain, dès 8 heures, de nouvelles directives furent transmises : « L’Empereur, M. le Maréchal, vous ordonne de passer dans la journée du 21 et dans la nuit l’Elbe ». Puis, une heure plus tard, face à l’absence de travaux relatifs au pont ordonné les reproches fusèrent : « vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez reçu de vous porter hier à Kalbe, pour jeter un pont à l'embouchure de la Saale, à Barby […] vous ne vous êtes pas porté à Kalbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale ». Suite, à son inspection de l’Elbe à Barby, Bernadotte s’en revint à Bernbug. Ce fut là, à 20 heures, qu’il reçut les missives de 8 et 9 heures. Il répondit immédiatement à Berthier en lui faisant savoir que l’ordre de passage (lettre de 8 heures) ne pouvait être exécuté dans les délais exigés, les embarcations à disposition étant en nombre bien trop faibles. A noter que si l’ordre du 20 prescrivait de jeter un pont sur l’Elbe, rien n’était dit sur un éventuel passage du 1er corps et sur la marche à suivre.
Bernadotte poursuivit bien sûr sur l’édification d’un pont en ces termes : « Il vous suffira de jeter un œil sur l’ordre que vous m’avez adressé hier [lettre du 20, à 4 heures] pour vous assurer que je ne pouvais point encore avoir passé l’Elbe ; vous me prescriviez de me rendre à Calbe ou à Bernburg et vous me dites de faire reconnaître la place pour jeter un pont dans les environs de la Saale. Non seulement j’ai chargé de suite le colonel du génie Morio de rassembler tous les moyens et de faire descendre la Saale à tous les bateaux qui s’y trouvaient, mais encore j’ai été faire la reconnaissance des lieux et voir par moi-même sur quoi nous pouvions compter ; mais, M. le Duc, pour jeter un pont sur l’Elbe, vous savez vous-même que ce peut être l’affaire d’un jour ; il est impossible de se procurer en si peu de temps tous les matériaux nécessaires. »
Ce fut cette lettre justificative qui entraîna la rédaction de celle du 23 octobre dont j’ai parlé dans un post précédent. A noter, que dans cette nouvelle lettre, l’Empereur ne parla pas du pont de Barby et de la « non-exécution » des ordres du 20… Pour information, Drouet et Dupont, conformément aux ordres de passage qui venaient d’arriver au 1er corps dans la soirée, quittèrent respectivement leur position respective de Nienburg et Bernburg dans la nuit du 21 au 22. Sur la rive opposée, le passage de l’Elbe effectué (sur deux bacs et une dizaine de barques ; sans doute celles du colonel Morio), Drouet atteignait Zerbst à 14 heures, Dupont à 19. Dès le matin, Bernadotte, annonçant le passage à Berthier, continuait sa défense : « Il est impossible d’aller plus vite avec d’aussi faibles moyens ; j’ai la conviction d’avoir fait tout ce que je devais et tout ce que je pouvais. Je suis resté hier 12 heures à cheval et toute cette nuit j’ai été sur pied. »
Outre l’affaire du pont de Barby, Berthier profita de sa lettre pour reprocher à Bernadotte son attitude lors des marches ayant abouti à la bataille d’Iéna. Pour cela, je vous renvois à mes commentaires concernant la lettre du 23 octobre. Néanmoins, je vais tout de même tenir une petite réflexion. Si l’on en croit Savary (Mémoires), Napoléon aurait trouvé l’attitude de Bernadotte « odieuse » et « honteuse », et aurait pensé le faire fusiller après un passage devant un conseil de guerre. Napoléon lui-même évoqua cette option : « La conduite de Bernadotte, à Iéna, a été telle, que l'empereur avait signé le décret pour le faire traduire à un conseil de guerre, et il eût été infailliblement condamné, tant l'indignation était générale dans l'armée; il avait manqué faire perdre la bataille. C'est en considération de la princesse de Ponté-Corvo, qu'au moment de remettre le décret au prince de Neufchâtel, l'empereur le déchira. » (Montholon, Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon) Il est tout même fort étonnant que malgré des faits supposés aussi graves, Napoléon attendit une semaine pour les évoquer directement à l’intéressé, laissant ce dernier en première ligne dans la poursuite de l’ennemi, et profita en fait de sa lettre sur les manœuvres de Barby pour coucher enfin sur le papier des reproches sensés être susceptibles de mener un maréchal d’Empire face au peloton d’exécution…
La suite de la lettre est plus anecdotique, Berthier reprochant à Bernadotte de ne pas avoir envoyé d’escorte pour convoyer les prisonniers prussiens de Halle sur Erfurt. Les ordres avaient pourtant bien été donnés. Ainsi, Dupont avait reçu, le 19, l’ordre de diriger sur Halle trois compagnies à cette fin. Bernadotte se dédouana en ces termes : « Mon chef d’état-major vous a rendu compte de toutes les précautions que j’ai prises pour l’exécution de cet ordre ; il est bien cruel, M. le Duc, qu’un retard qui m’est tout à fait étranger, puisse être encore un grief contre moi. » A noter que l’escorte en question arriva à Erfurt le 25, y amenant 3 531 prisonniers.
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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