Si Talleyrand est certes complexe, il est loin d'être théâtral. Qui peut sonder ce genre d'âme ?
Comme vous le dites si bien, au moins il ne se trahira pas. Ce qui déjà à une telle époque est assez singulier.
Aîné, il aurait pu devenir libertin, penseur et tant d'autres choses. Son pied bot l'obligera à se suffire d'un habit qu'il prendra en détestation et ce jusqu'à la fin. Il n'est pas simplement ambitieux, il est de ceux qui ont une revanche à prendre sur la vie et entend bien faire sauter l'habit et vivre comme il l'entend. La mode est aux prêtres prêtant serment, ceci lui va très bien. Il sera bien temps de se reconvertir. En ceci il est de son temps où tout même les têtes les plus hautes sont éphémères. Il profite de la vie et prend goût au profit.
Prêt à tout pour y arriver ? Je ne le pense pas. Pas en ces temps là où le peuple se donnait des idoles aussi vite passée au rasoir égalitaire et national. Que sont devenus les grands surnoms : « l'incorruptible « , « le tribun du peuple », « l'archange de la révolution », « l'enragé ». Tous au panier ! Etouffés par les imprécations d'un peuple encore en adoration la veille. « Vive les Thermidoriens » ! Formidable, un boulevard s'ouvre pour des Barras ou des Tallien vite dépassés par un jeune lieutenant qui lui construit mais en hauteur.
Que reproche-t-on à Tallerand qui ne s'est jamais fait avant et ne se fera jamais ensuite ? De s'être laissé acheté ? Pas même, une telle intelligence n'a pas de prix ! D'avoir senti, comme disait la du Barry à Louis XV : « La France, ton café fout le camp ! » et d'avoir limité les dégâts. D'avoir non pas changé de camp mais de s'être renseigné sur ce que proposait le camp adverse pour la France et accessoirement pour lui (une sorte de rétro-commission).
Là où d'aucun paraissait presque vivre chichement en offrant des trônes mais en déclarant cyniquement posséder une rente de X hommes pour mener à bien des guerres, Talleyrand obéissait sans être suicidaire. On ne va pas lui reprocher d'avoir senti la fin d'une Fortume extraordinaire mais éphémère chez un empereur qui ne croyait plus en lui-même. Talleyrand a anticipé tout ceci.
Le rideau tombe sur le départ du Bellérophon. Définitivement cette fois et le peuple après avoir crié : « Vive la révolution, vive l'Egalité, vive la Liberté, A la Lanterne, vive Thermidor, vive l'Empereur, vive le Roi » pour une paix qu'on espérait plus et cent jours après on remet ça : « vive l'Empereur, vive le Roi, à mort l'ogre... ». Mais les Français ne méritent pas même des personnages tels Talleyrand.
A-t-on pris chaque maréchal ayant tourné casaque pour lui faire un procès en trahison ? Non, on se souvient vaguement de bons tacticiens mais on oublie que gagner une guerre est peut être plus facile que d'établir une paix durable et pour ce qui est de la stratégie ? Quid ? Il faut bien avouer que ceux qui brillaient sur le terrain étaient loin parfois de briller ailleurs.
Le rideau tombe et Talleyrand est à Vienne. « Comment va le congrès ? Lui demande-t-on ;
- Le Congrès ne va pas, il danse..." et pendant ce temps, en observateur il fait toutes les combinaisons possibles et imaginables afin que la France ne se retrouve pas trop amputée.
Les cousins Habsbourg ouvrent une ruelle à Louis XVIII mais dans ces familles on a l'habitude aussi de s'exterminer allègrement lorsque la politique montre son nez. Talleyrand fera en sorte d'établir une paix recevable pour tous et pour la France.
Qui aurait pu dans ce contexte faire mieux que lui ? Qui aurait pu négocier face à un tsar désormais au début d'une longue nuit et face à un chancelier comme Metternich ? Je ne vois personne !
La fortune de Talleyrand était faite, pourquoi se serait-il intégré dans une aventure qui pouvait se terminer funestement ? La royauté l'aurait eu en grippe et le peuple si mouvant, aurait vite fait de lui imputer toute erreur. Talleyrand a bien manoeuvré à Vienne, sans doute parce-que là encore on est venu le chercher, alors qu'il aurait pu se reposer et contempler la chute qu'il avait prévue des deux côtés.
Je le crois lorsqu'il dira n'avoir jamais trahi qui ne s'était trahi le premier et n'avoir jamais eu d'autre maîtresse que la France. Ou alors je mets tout ceci au crédit d'un esprit pré-romantique et très XIXème, préférant négociations, douceur de vivre et belles amours à l'odeur nauséabonde du sang. Un reste de préciosité dû à sa race sans doute. Bref, un être « racé ».