Plus un système de transmission est vital plus il faut prévoir quoi faire s’il n’est plus opérant. A Trafalgar les communications étaient importantes pour les deux camps : pour Nelson qui planifiait une manœuvre innovante et pour Villeneuve qui avait deviné ce plan. Tous deux ont donc expliqué à leurs capitaines comment réagir en cas de rupture momentanée des liaisons.
Amiral Nelson :
« Quant aux capitaines, si pendant le combat ils ne peuvent apercevoir ou comprendre parfaitement les signaux de leur amiral, qu’ils se rassurent : ils ne peuvent mal faire, s’ils placent leur vaisseau bord à bord d’un vaisseau ennemi. »
Amiral Villeneuve :
« …tout Capitaine qui ne serait pas dans le feu ne serait pas à son poste… et un signal pour l’y rappeler serait pour lui une tache déshonorante. »
Il apparait immédiatement que les deux solutions sont les mêmes, elles sont par ailleurs très bien pensées. Aujourd’hui on parlerait de PCA (plan de continuation d’activité) et de PRA (plan de reprise d’activité). En effet la consigne donnée ne doit pas simplement assurer la continuation au mieux de la manœuvre en cours mais surtout permettre au chef de reprendre facilement sa manœuvre dès que les liaisons reprendront. Avec cet ordre, ils pourront deviner où sont leurs vaisseaux et ce qu’ils font mais surtout ils les trouveront tous dans la même attitude. Un PCA du type : « faites aux mieux » ne contiendrait pas un PRA.
Sur la forme les deux phrases sont pourtant très différentes et font apparaître la qualité de meneur d’hommes de Nelson. Sa phrase contient à la fois le PCA, le PRA et la motivation des capitaines.
L’amiral souhaita naturellement transmettre le troisième élément à ses matelots. L’idée n’est pas nouvelle, sur terre cela correspond à une proclamation distribuée indépendamment des ordres et qui était lue par chaque chef d’unité. Cette année 1805 voit deux exceptions à cette séparation entre ordres et motivation.
Napoléon à Austerlitz fait lire sa proclamation par ses chefs d’unité mais y intègre son plan de bataille : «Pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc».
Il mélange deux messages qui ne devraient pas arriver sur le même support, la conséquence est qu’il dévoile son plan à l’ennemi. S’il le fait ce jour-là c’est qu’il y trouve plusieurs intérêts car il est trop tard pour que l’ennemi change son plan mais assez tôt pour qu’il l’applique en doutant de sa réussite.
Nelson fait le contraire, souhaitant adresser lui-même sa proclamation il utilise un moyen conçu pour transmettre des ordres : les pavillons. Le problème est qu’il n’est pas conçu pour.
Nelson le sait, bien sûr, ce qui explique certainement un aspect mystérieux de son message :
« England confides that every man will do his duty » (l’Angleterre a confiance dans le fait que chaque homme fera son devoir).
Le message commence par « England » ce qui est inapproprié pour une marine comprenant des contingents d’Irlande, d’Écosse et du Pays de Galles. D’ailleurs le bon terme aurait été « the king » ou simplement « King » mais il n’existe pas de code signifiant uniquement « the king » il aurait donc fallut l’épeler ce qui aurait été plus long.
L’idée qu’une source doive adapter son message au support est un problème car il implique que quelqu’un comme Nelson se tienne au courant de toutes les contraintes des divers systèmes de transmission. En informatique le modèle OSI a défini sept couches permettant de décharger les applications de ces problèmes, soit en les réglant, soit en remontant des alertes à l’application.
Ce qui ressemble à la septième couche serait ici le lieutenant John Pasco, officier communications de Nelson. Celui-ci reçoit le message à transmettre suivit d’un paramètre : « aussi rapidement que possible ». pour tenir compte de cette contrainte, Pasco suggéra à Nelson que soit substitué à confides le mot expects déjà présent dans le livre de codes et lui évitant de devoir l’épeler. Nelson approuva le changement.
La couche application (7) Pasco, informée des contraintes de sa couche présentation (6) propose à l’application Nelson une modification du message. Celui-ci accepte et la couche application modifie le mot et transmet le message aux couches inférieures :
« England expects that every man will do his duty » (l’Angleterre attend que chaque homme fera son devoir)
Le message de Nelson selon le « Telegraphic Signals of Marine Vocabulary » de Popham.Le fait d’utiliser moins de symboles, et donc un dictionnaire plus important, pour envoyer un même message s’appelle « augmentation de valence », c’est un rôle attribué à la couche 1. Ici nous sommes plutôt dans le cas où des symboles spécifiques sont créés pour exprimer plus simplement les mots les plus souvent utilisés, cette fonction s’appelle compression, elle est dévolue à la couche présentation (on notera au passage que le signal pour « do » prend autant de pavillons que s’il avait été épelé).
La traduction des symboles était tenue secrète dans un livre plombé pour pouvoir être jeté à la mer. Nous sommes en présence d’une méthode de chiffrement associée à un système d’effacement des clefs.
Ici le chiffrement se fait en même temps que la compression, s’il était fait avant, la compression n’aurait pas pu avoir lieu puisqu’on aurait transmis une suite de lettres d’aspect aléatoire. C’est pour cela que le chiffrement se fait aussi dans la couche présentation. Il pourra cependant être fait dans les couches basses si on souhaite cacher autre chose que le message (par exemple le nom de la source ou du destinataire).
On note aussi un mauvais fonctionnement de la couche présentation qui aurait dû supprimer le terme “that” devenu inutile. Cela aurait pu être fait sans dialogue avec les couches supérieures puisque cela ne change pas le sens du message.
Ce n’est pas le cas du remplacement de « confide » par « except » car il supprime presque l’intérêt du message qui ressemble maintenant à celui de Villeneuve. Nous verrons que cela aura des conséquences.
Suivant la visibilité, les pavillons était montés successivement sur le même mât (transmission série) ou simultanément sur plusieurs mâts (transmission parallèle) ce rôle est attribué à la couche physique (1), la couche liaison (2) veillant à ce que tous les pavillons soient descendus avant que de nouveaux soient montés.
Les vaisseaux se déplaçant en une ou plusieurs lignes, le message était retransmit de proche en proche. Ce rôle peut être attribué à la couche 2 si la transmission se fait par le même système de fanions et le même nombre de mâts, dans les autres cas on considère que l’on change de réseau et une couche 3 « réseau » est nécessaire.
Le navire source (HMS Victory) étant le plus gros de la flotte, certains vaisseaux n’avaient pas assez de hauteur de mâts pour retransmettre le message sous la même forme. On dirait aujourd’hui qu’ils ont un MTU inferieur (maximum transmission unit). La bonne solution était de fragmenter les messages en morceaux plus petits ce qui est le rôle de la couche 3.
Ce jour-là certains « petits » navires remontèrent jusqu’à la couche présentation pour simplifier le message en : « England expects every man to do his duty » (l’Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir). C’est ainsi qu’en utilisant pour une proclamation un système prévu pour des ordres, Nelson finit par transmettre le message de Villeneuve au lieu du sien.
Un pavillon particulier servait à acquitter le message, une seconde méthode d’acquittement consistait à le répéter intégralement (on parle aujourd’hui de collationner). Ce dialogue étant assuré entre unités adjacentes directement connectées, il est à charge de la couche 2.
Bien avant cet acquittement les marins expérimentés de Nelson traduisirent le message
et l’intention de l’amiral et une immense clameur s’éleva de chaque navire. Nous voyons qu’ici il s’agit d’un acquittement de bout en bout qui est le rôle de la couche 4 « transport », ce qui permet de le faire transiter par une couche 3, seule apte à changer de réseau (passage du réseau pavillons au réseau voix).
Ce qui est intéressant ici est que les défauts du système de transmission ont été compensés par le fait que les matelots connaissaient bien leur amiral.
On pense souvent que plus la capacité d’un système de transmission est faible moins le message doit suivre la voie hiérarchique. C’est souvent vrai mais il ne faut pas oublier qu’une structure hiérarchique stable et respectée permet de transmettre des ordres complexes avec beaucoup moins de mots.
Pour exemple deux ans plus tard à Eylau, Napoléon est dans une situation désespéré et pense que la seule solution est de rassembler tous les cavaliers disponibles pour les jeter ensembles sur l’attaque Russe.
Alors qu’il dispose d’un moyen de communication idéal puisque son interlocuteur (Murat) est à portée de voix, il déclenche la plus grosse charge de cavalerie de l’histoire par un simple : « Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ?». De même à Austerlitz le déclenchement de l’offensive décisive sur le centre de l’armée ennemie se fit par la retransmission jusqu’au plus bas de la hiérarchie de « En avant nom de Dieu ! ».
Par comparaison, le message envoyé à Grouchy par Soult à Waterloo pourrait être réduit de moitié si on ôtait les formules de politesses.
Si un message ne doit pas être trop long il ne doit pas non plus être trop court. Après la victoire, la phrase de Nelson fut reprise dans des chansons populaires, la plus célèbre y ajouta les mots « ce jour » :
« England expects that every man this day will do his duty ».
Ceci ne changeait rien au sens mais permettait d’ajouter des pieds au vers pour qu’il colle à la mélodie. En transmission, le fait d’ajouter des données inutiles pour régler un problème de transmission s’appelle le bourrage. La couche qui les a ajoutées est censée les supprimer à la réception.
Pour en revenir au message de Nelson voici la fin de message :
Ce tableau de Turner montre la phrase sur le mât pendant la bataille. Le dernier mot « duty » n’était pas non plus dans le dictionnaire et dut être épelé. Nous pourrions être surpris que les mots « Roi », « confiance » et « devoir » n’aient pas été prévus. Le dictionnaire ne contenait pas tous les mots souvent utilisés mais tous les mots souvent utilisés pour les phrases nécessitant une réaction rapide (en temps réel dit-on aujourd’hui).
De nos jours cette priorisation de l’information en fonction de son usage et non de son importance s’appelle la QOS mais elle est plutôt mise en œuvre dans les couches basses.
Le tableau de Turner ne respecte pas la vérité historique puisque le fameux message fut hissé avant la bataille.
Il aurait dû représenter le dernier message envoyé par Nelson à Trafalgar :
« engage the enemy more closely » (« engagez l’ennemi d’encore plus près »).
Nelson ordonna que ce signal soit maintenu au haut du mât mais les pavillons du signal furent détruits pendant la bataille.
Nous avons vu que le rythme de montée et descente des pavillons était assuré par la couche 2. Pour maintenir plus longtemps un signal il a fallu un ordre de l’application. Une couche devait mémoriser ce maintien et prévoir un système pour décider le moment où ils seraient descendus (arrivée d’un autre message, fin de la bataille…). Ce maintien n’impliquait pas que les navires relais maintiennent également leurs pavillons en place, il s’agît donc d’une gestion de bout en bout qui est assurée par la couche session (5).
Difficile de dire si ce dernier message eut un impact positif à Trafalgar mais il eut des conséquences désastreuses cent-dix ans plus tard.
Nous sommes dans les environs du Dogger bank en 1915, une rencontre a eu lieu entre les flottes Allemande de Hipper et Britannique de Beaty. Le plus puissant navire allemand, le Blücher, est durement touché, Hipper l’abandonne et ordonne la retraite. Beaty demande à ses navires rapides de le poursuivre, y compris les croiseurs de bataille et il ordonne à son navire le plus lent, l’Indomitable, de s’occuper du Blücher.
Nous voyons ici qu’un bon système de transmission doit disposer d’un système d’adressage qui permet de signaler à qui est destiné le message. L’adresse est dite « unicast » lorsqu’on vise un seul correspondant (ici l’Indomitable) et « broadcast » lorsqu’on s’adresse à tous (cas du message de Nelson), dans le cas qui nous occupe ici, le message s’adresse à un groupe de navire, on parle donc de « multicast ».
Le Lion, navire de Beaty, également touché doit se laisser distancer. Il n’a plus d’électricité et doit communiquer par pavillons comme Nelson. En informatique cela signifierait que les couches 2 radio et signal lumineux ont informé la couche 3 que leurs couches 1 ne fonctionnaient plus. La couche 3 a donc choisit la liaison par pavillons malgré son coût plus élevé.
Bientôt on croit voir un périscope près des poursuivants, Beaty demande à la flotte un virage de 90° à bâbord. S’apercevant que la manœuvre risque de l’éloigner trop des poursuivis il décide de limiter le virage à 45°.
On revoit ici la notion de « temps réel ». Le temps d’envoyer la correction, les navires auront entamé leur virage. Une correction ne serait pas interprétée de la même manière suivant l’avancement de chaque navire et créerait un désordre difficile à réorganiser.
Beaty pourrait oublier le « temps réel » et attendre la fin de la manœuvre pour demander un autre virage, mais lequel ? Et cela ralentirait autant la flotte que ne pas donner d’ordre.
Beaty trouve la solution pour rester dans la manœuvre « temps réel » en envoyant ce message : « course NE ». L’ordre peut être exécuté immédiatement par tous les navires quelque soit l’avancement de leur virage. L’idée est excellente, l’erreur de Beaty sera de vouloir l’améliorer.
Il devine que l’ordre va surprendre et pense à ajouter un message pour confirmer sa pensée :
« engage the enemy’s rear » (engagez l’arrière de l’ennemi) pour qu’ils comprennent qu’ils ne doivent pas l’attendre. Puisqu’il doit faire vite avant que le virage soit terminé il envoie les deux messages simultanément.
C’est une erreur qui revient à changer le protocole de sa couche 2 qui n’est donc plus compatible avec les couches 2 de ses correspondants. Le mieux qu’on puisse espérer d’une incompatibilité est une coupure de liaison. Beaty n’aura pas cette chance.
Le commandant des croiseurs de bataille juge le message dans son ensemble : (engage l’arrière de l’ennemi au NE) or le Blucher est justement au NE, il comprend donc qu’il faut l’achever. Pas fous, les navires plus légers le suivent (ils ne vont pas attaquer seuls la flotte ennemie).
Beaty s’en aperçoit et essaie de corriger mais veut en faire trop en copiant le dernier message de Nelson à Trafalgar : « Engage the enemy more closely ».
l’idée n’est pas mauvaise car un des paramètres du délai de transmission (on dit "transfert") d’un message est le temps de traitement du récepteur. Le message de Nelson étant connu de toute la marine britannique, il pouvait ainsi être reconnu beaucoup plus vite qu’un autre.
Le problème est que les codes de pavillons ont changé depuis un siècle et ce message n’existe plus en version compressé, on propose donc « keep near the enemy » (restez proche de l’ennemi). Coup de chance, ce message est plus clair, « keep » sous-entendant un reproche sur l’attitude actuelle alors que « Engage the enemy more closely » risquait d’être interprété comme « approchez-vous du Blücher »
Malheureusement les navires étaient déjà trop loin pour recevoir ce message. Les allemands ont réussi à s’échapper.
Bien avant ces événements, l’autre phrase de Nelson réapparu dans une grande bataille navale. La marine de l’amiral japonais Togo avait été formée à partir de matériel et d’instructeurs Britanniques. Le japon prévoit donc un fanion unique pour signifier la phrase de Nelson qu’il modifie ainsi :
« The fate of empire rest on the outcome of this battle. Let each man do his utmost » (Le destin de l’empire dépend de cette bataille, que chaque homme fasse de son mieux). Exactement un siècle après Trafalgar, l’amiral Togo le fera hisser avant de se ruer sur la flotte russe à Tsushima. Après sa victoire écrasante, le signal restera célèbre sous la désignation de « flag Z » (Z existe-t-il en japonais ?).
L’utilisation de ce seul pavillon Z améliore la compression et ainsi le délai de transmission. Il ne s’agît pourtant pas d’une qualité de compression puisque ce signal n’était que très rarement hissé : combien de batailles pouvaient remettre en cause le destin de l’empire japonais ?
La rapidité du signal n’a pas non plus d’intérêt au moment où il est hissé, elle a même un défaut : la longueur du décodage de Nelson a ménagé un léger suspens pour ses équipages qui a probablement aidé à l’effet de motivation qu’il souhaitait insuffler.
Une quarantaine d’années plus tard, l’amiral Nagumo attaque Pearl Harbor. Alors que ses bombardiers attendent la fusée éclairante qui les lancera du pont d’envol, l’amiral, en souvenir de son illustre prédécesseur, décide d’envoyer le fameux pavillon Z.
Il reçoit immédiatement des réclamations de ses adjoints qui craignent qu’une erreur d’interprétation sème le chaos. Les signaux avaient changé depuis et le pavillon « Z » n’avait plus la même signification.
Nagumo le savait mais pensait que son allusion serait comprise. Le panache a du bon mais il doit être contenu dans le message pas dans le système de transmission.
Bob