Duc de Raguse a écrit :
En diplomatie on peut parfois dire tout et son contraire à ses divers interlocuteurs - à savoir même si l'interlocuteur est digne de foi lorsqu'il rapporte ses propos.
C’est juste. Vitrolles se donne ici le bon rôle. Passé l’étonnement de l’évocation de la république, il poursuit en contant le reste de l’entretien où, selon lui, il défendit avec brio (et c’est peu de le dire…) la cause des Bourbon :
« Si, au contraire, en partant de Francfort, en passant le Rhin, vous aviez réveillé nos vieux souvenirs, si la cocarde blanche s'était unie aux couleurs des différents peuples qui marchaient sur nous; si une décision franche et hautement proclamée avait annoncé à la France qu'on voulait en finir avec les révolutions, qu'il s'agissait du rétablissement de ses rois, et qu'on voulait ainsi assurer son repos et son bonheur, combien les résistances se seraient affaiblies, combien les coeurs et les volontés seraient allés au-devant de vous !... A coup sûr, dans le moment où je parle, Votre Majesté compterait dans ses armées plus de quarante mille hommes qui ont été inutilement sacrifiés ! »
Et Alexandre de s’écrier : « C'est vrai, voilà ce que j'ai dit cent fois, mais on n'a jamais voulu m'entendre ! »
Vitrolles ne s’arrêta pas dans ses conseils :
« Voulez-vous, par une action à la fois hardie et généreuse, mettre un terme aux dangers et aux maux affreux de la guerre ? Abandonnez les combinaisons compliquées, réunissez vos forces sans regarder en arrière, brûlez vos vaisseaux, marchez droit sur Paris; et je laisse ma tête entre les mains de Votre Majesté pour qu'elle tombe sur un billot, si l'opinion ne se prononce pas hautement pour le rétablissement de la monarchie. »
Et commenta ainsi l’effet de ses paroles :
« Tout ému que j'étais, je suivais des yeux la belle figure de l'empereur Alexandre; elle n'était ordinairement ni très expressive ni très mobile. Cependant, je la voyais s'animer à mes paroles; la perspective d'un si beau succès faisait briller ses yeux d'un nouvel éclat; et ce fut dans un de ces moments où son exaltation se révélait, que ses paroles prirent une expression extraordinaire.
- Monsieur de Vitrolles, me dit-il, le jour où je serais à Paris, je ne reconnaîtrais plus d'autre allié que la nation française. »
Conclusion après une dernière envolée du Tsar (-Je pars ce soir pour le quartier général du prince de Schwartzemberg, et je vous promets que cet entretien aura les plus grands résultats ») :
« Le succès inespéré de cette entrevue m'élevait, à mes yeux, comme aurait pu faire une victoire. J'étais, fier vis-à-vis de moi-même, d'avoir changé le cours des événements, et de les avoir fait tourner au salut de mon pays. »
Le problème c’est que les paroles d’Alexandre ici rapportées par Vitrolles ne vont guère de paire avec ce qu’il avait pu coucher sur papier auparavant.
J’ai retranscrit plus haut ce que le Tsar avait notifié à Langres. Voici comment il répondit aux questions posées par l’Autriche quelques jours plus tard à Troyes :
« Les puissances se prononceront-elles pour Louis XVIII, ou bien continueront-elles à laisser l'initiative sur sur cette question aux Français ?
-Les Puissances ne se prononceront point en faveur de Louis XVIII, mais laisseront aux Français l’initiative sur cette question.
Quels sont les moyens que les Puissances croient devoir employer, pour s’assurer des intentions réelles de la nation française sur un changement de dynastie ?
-Les dispositions de la capitale guideront à cet égard les démarches des Puissances.
L'opinion de S. M. l'Empereur serait qu'elles convoquassent les membres des différents corps constitués en y réunissant les personnes les plus marquantes par leur mérite et le rang qu'elles occupent, et que cette assemblée fût invitée à émettre librement et spontanément ses vœux et ses opinions sur l'individu qu'elle croira le plus propre pour être à la tête du Gouvernement.
Quel est le dernier terme que les Puissances se fixent, pour juger si la nation française désire, ou non, un pareil changement ?
-L’arrivée à Paris.
Dans le cas que Paris se prononçât pour les Bourbons et que Napoléon se retirât à la tête de la force armée qui lui resterait fidèle, les Puissances se prononceront-elles en faveur des Bourbons, ou signeront-elles la paix avec Napoléon ?
-Cette question ne peut être résolue, que lorsqu'on sera à même de juger, et des moyens que fournira Paris pour soutenir le parti qu'il aura pris, et de l'effet que ce parti pourra produire sur l'armée qui restera à Napoléon. Si Paris ne se prononce point contre lui, le meilleur parti à prendre pour les Puissances serait de faire la paix avec lui.
Quelle conduite les Puissances tiendront-elles entre temps vis-à-vis de Louis XVIII et spécialement vis-à-vis de Monsieur, Comte d’Artois, et de son Envoyé au Quartier Général et des Emigrés et Royalistes en France ?
-Elles continueront à observer à l'égard de Louis XVIII et des Bourbons, le même principe qui les a guidées jusqu'à présent et qui est si conforme à la manière de voir du Gouvernement Britannique. En conséquence, elles conserveront un rôle passif, elles n'empêcheront pas les Bourbons d'agir hors de la ligne des pays occupés par leurs troupes, mais elles ne les encourageront point, et éviteront jusqu'aux apparences d'avoir pris la moindre part à leurs démarches. »