Faut-il abonder dans le sens de cette vision napoléonienne de la campagne d’octobre ?
On se détache ici de la défection de la Bavière, mais au final pas tant que cela, puisqu’on verra plus bas que l’abandon de ladite manœuvre ne fut pas, tout du moins dans la manière impériale de présenter les choses, sans rapport avec la trahison bavaroise.
Pour tenter de répondre à la question du changement de front, revenons donc à la situation militaire du début octobre 1813.
Avant toute chose, voici une carte concernant la campagne de Saxe :
https://www.westpoint.edu/sites/default ... /Nap59.pdfAssez claire mais ne situant pas toutes les localités qui vont être citées, je vous en propose une seconde bien plus précise :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b ... item.zoom#Au début octobre 1813, Napoléon, à Dresde, sur les bords de l’Elbe, visait un double objectif :
-au sud (Murat : 2ecorps (Victor), 5e corps (Lauriston), 8e corps (Poniatowski), la division de cavalerie de Berckheim, 5e corps de cavalerie (Pajol) ), faire face aux menaces venant des débouchés des Monts Métallifères, séparant la Saxe de la Bohème (où se tenait Schwarzenberg) ;
-au nord (Ney : division Dombrowski, 4e corps (Bertrand), 7e corps (Reynier), 3e corps (Souham) ) contrôler le cours de l’Elbe, afin de contrecarrer d’éventuelles tentatives de passage des armées du Nord (ou de Berlin) et de Silésie, sous le commandement respectif de Bernadotte et de Blücher ;
les deux masses pouvant être soutenues par les forces de Marmont (6e corps, 1er corps de cavalerie (Latour-Maubourg) ) placées centralement, ou encore par celles positionnées dans le secteur de Dresde (Garde, 11e corps (Macdonald), 1er et 14e corps (Gouvion Saint-Cyr), 2e corps de cavalerie (Sébastiani) ).
A cette heure, les intentions ennemies sur l’Elbe (où de premières tentatives de passage ont été mises en échec) étaient encore nébuleuses, tandis que les affaires du côté de la Bohème semblaient prendre une tournure plus significative ; offensive que Napoléon voyait plutôt d’un œil confiant. Ce dernier, fort du contrôle de l’Elbe et du maintien de Blücher et de Bernadotte sur la rive droite, espérait en effet que Schwarzenberg, malgré son peu d’empressement (lui qui jusqu’à alors se dérobait après chaque marche vers le nord à partir des monts Métallifères), allait enfin se décider à avancer résolument afin, au final, de le détruire avant tout rassemblement avec les autres armées alliées :
« Il serait fort heureux qu'une armée de 100 000 hommes s'enfournât de Marienberg [ville saxonne au pied des Monts Métallifères], soit sur Dresde, soit sur Leipzig, et que nous pussions enfin les joindre et nous battre. » (Napoléon à Victor, 1er octobre)
« La grande armée de Bohême paraît vouloir faire un mouvement par Marienberg: je la guette, et, si elle s'avance, il y aura de secondes affaires de Dresde. » (Napoléon à Ney, 1er octobre)
« Je regarderais comme une nouvelle bien heureuse la certitude que l'ennemi [à partir de la Bohème] s'enfournât avec une armée de 80,000 hommes sur Leipzig ; la guerre serait alors bientôt finie » (Napoléon à Victor, 2 octobre)
En somme, en ce début octobre, il n’était en rien envisagé une quelconque opération de vaste ampleur sur la rive droite de l’Elbe, mais seulement de contrôler son cours contre toute velléité de passage, pendant que les grandes affaires, forcément donc à l’est de l’Elbe, concerneraient le sort à réserver à l’armée de Bohème.
Que Napoléon, comme il faisait toujours, ait imaginé de multiples situations militaires propres aux potentielles futures dispositions ennemies et, en conséquence, diverses réponses à apporter auxdites situations, notamment un éventuel changement de front sur la ligne de l’Elbe, est parfaitement concevable, mais comme on le voit, le scénario privilégié en ce début octobre 1813, et adapté aux dispositions du moment, n’était pas celui-ci.
Pourtant à en croire les nouvelles de l’armée en date du 15 octobre 1813, un tel plan n’était pas seulement dans la tête de l’Empereur mais avait reçu un commencement d’exécution à Magdebourg (« futur centre d'opération »), qui, « dans ce dessein, avait été approvisionné en munitions de guerre et de bouche. »
Or quand, on lit la lettre qu’il avait écrite à Daru le 23 septembre où il se projetait en terme de subsistances jusqu’à la fin de l’année 1813, on voit que Magdebourg n’était pas préférentiellement pourvu :
« Pour assurer la subsistance de l'armée pendant cent jours, il faut compter 300 000 rations par jour.
Cela ferait 30 millions de rations ou 300 000 quintaux de farine, dont il faudrait la moitié, c'est-à-dire 150 000 quintaux, à Dresde, et l'autre moitié à Magdeburg, Erfurt, Leipzig, Torgau, Wittenberg et sur la ligne d'étapes. »
Revenons donc à ce début octobre 1813.
L’œil rivé au sud, l’alerte la plus forte allait finalement venir du nord. Le 3 octobre, l’armée de Silésie de Blücher franchit en effet l’Elbe victorieusement à Wartenburg face au 4e corps de Bertrand, alors, que plus loin en aval, Bernadotte et son armée dite du nord faisait de même à Rosslau et à Acken.
Il ne s’agissait plus pour Napoléon, comme ces derniers temps, de faire face à de faibles tentatives de passage, mais de lutter à présent contre une redoutable offensive ennemie, susceptible, en cas de liaison avec Schwarzenberg dans les plaines de Leipzig, de prendre l’armée française dans une nasse en la coupant de ses lignes de communication avec le Rhin. En réaction à un tel danger, averti dans la nuit du 4 au 5 octobre, l’Empereur prit immédiatement ses dispositions et mit en place une force de grande importance (Marmont devant se réunir à Ney, avec le soutien éventuel des autres forces présentes à Dresde) afin de faire front avec un large avantage numérique à la menace se dessinant au nord, sur le cours de l’Elbe. Ordre (5 octobre, à 3 heures du matin) était alors donné à Ney et Marmont, de manœuvrer conjointement et rapidement, d’enlever les ponts de Wartenbourg, de Roslau et d’Acken, et de rejeter l’ennemi au-delà du fleuve avant l’arrivée de renforts.
Là encore, pas de vaste plan visant à passer sur la rive droite de l’Elbe et à marcher sur Berlin, mais seulement de briser le plus rapidement possible l’ennemi dans sa tentative d’offensive sur la rive gauche du fleuve.
Les renseignements sur les intentions ennemies étant encore nébuleux, l’aire de la manœuvre projetée n’était cependant pas encore pleinement définie. Il était en effet envisageable que Ney et Marmont ne soient pas en mesure de contre-attaquer suffisamment tôt pour contraindre un ennemi insuffisamment renforcé à repasser l’Elbe. En ce cas, Napoléon comptait alors intervenir directement avec la Garde, le 11e corps de Macdonald et le 2e corps de cavalerie de Sébastiani. Restait à déterminer la marche à suivre (Napoléon à Marmont, le 6 octobre, 9 h du matin) : entre la Mulde et l’Elbe si l’ennemi était resté dans ce secteur, ou entre la Mulde et la Saale si Blücher s’était empressé de filer sur Leipzig afin d’y opérer sa jonction avec Bernadotte.
Dans le cadre de la première option, un passage sur la rive droite de l’Elbe était possible, soit, première possibilité, par le pont de Torgau afin de prendre les ponts de l’ennemi et de lui couper toute possibilité de retraite et de ravitaillement ; soit, deuxième possibilité, par Wittenberg après avoir opérer sur la rive gauche contre un ennemi ayant pu refranchir l’Elbe sous la protection de ses têtes de ponts.
Mais là encore, même avec les forces de Napoléon épaulant la contre-offensive de Ney et Marmont, l’heure n’était pas aux grandes manœuvres, et aux changements de front ; sans parler du fait que les opérations à mener rive droite n’était qu’une éventualité parmi d’autres, et comme elles, soumise aux manœuvres qu’allaient effectuer les Coalisés : « comme l'ennemi a l'initiative du mouvement, je ne pourrai me décider définitivement sur le plan à adopter que quand je connaîtrai l'état de la question, le 6 au soir. » (Napoléon à Marmont, le 6 octobre, 9 h du matin)
Son départ de Dresde devant s’effectuer le 7 octobre à l’aube, outre les préparatifs liés à la mise en branle des corps d’armée devant l’accompagner (il fut même envisagé un temps d’évacuer Dresde et d’amener avec lui les 1er et 14e corps de Gouvion Saint-Cyr), l’Empereur attendit donc, comme prévu, la journée du 6 octobre afin d’en savoir plus sur les manœuvres menées par les armées du Nord et de Silésie et sur celles de ses maréchaux, et de déterminer en conséquence la manière dont il allait agir.
Fort des informations reçues, il opta pour marcher sur Meissen puis d’obliquer sur la Mulde, à Wurzen (à mi chemin entre Leipzig et Torgau), afin de pouvoir opérer en fonction des évènements tant sur la rive droite (secteur Torgau-Wittenberg) que sur la rive gauche (secteur Leipzig) de cet affluent de l’Elbe. Le 7 octobre, à une heure du matin, Napoléon, loin d’un possible changement de front, rédigeait cette note :
« De Wurzen je puis me porter sur Torgau et sur l'ennemi, débouchant de Wittenberg, ou bien ployer toute mon armée sur Leipzig et avoir une bataille générale, ou bien repasser la Saale. »
L’Empereur n’oubliait pas en effet la menace se profilant du côté de la Bohème. De la maîtrise de l’offensive de Schwarzenberg par Murat, dépendait la réussite du vaste mouvement qu’il opérait alors contre Blücher et Bernadotte.
Et déjà, avant même qu’il ne quitte Dresde, Napoléon, parmi les différentes options s’offrant ou pouvant à s’imposer à lui, envisageait (contrairement à ce qu’il a pu affirmer par la suite) une bataille générale dans les plaines de Leipzig (avant la note de la nuit du 6 au 7 octobre, Napoléon, au matin du 6, avait déjà émis la possibilité de marcher sur cette ville). Leipzig constituait en effet le carrefour des routes venant des secteurs où Blücher et Bernadotte avaient passé l’Elbe, et de celles sortant de Bohème ; sans parler du fait que Leipzig était situé sur la principale voie de communication (et potentiellement de retraite) française vers le Rhin. Il était donc prévisible que les Alliés visaient à fermer la nasse dans cette zone, et qu’il faudrait peut-être, afin de leur en interdire le contrôle, s’y battre. On peut à ce sujet citer l’ordre donné le 6 octobre, à 3 heures du matin, à Augereau (qui, comme on l’a vu plus haut, avait jusqu’à présent mission de sécuriser les débouchés de la Saale) de se porter sur cette dernière ville.
On note aussi un possible passage de Saale. Loin d’une offensive sur la rive droite de l’Elbe, l’Empereur entrevoyait donc également un scénario négatif avec une retraite vers l’est.
En attendant, au 7 octobre (même si Napoléon avertissait qu’il n’y verrait clair que le 8), à l’heure des ordres et du départ de Dresde, la priorité était donnée à la marche au nord visant Blücher, puis Bernadotte ; Murat, au sud, devant gagner du temps face à Schwarzenberg :
« [Le] principal but [du roi de Naples] doit être de retarder la marche de l’ennemi sur Leipzig, en ne se laissant jamais couper de la Mulde [les principales autres forces françaises se trouvant sur l’autre rive de cette rivière], de sorte que nous puissions approcher tous en même temps de Leipzig, tenir l’ennemi éloigné, ou, s’il le faut, livrer une bataille générale. » (Napoléon à Berthier le 7 octobre, à une heure du matin)
Ordres renouvelés auprès de Murat le même jour, à 6 heures du matin :
« Retenez les Autrichiens le plus que vous pourrez, pour que je puisse battre Blücher et les Suédois avant leur arrivée au corps de Schwarzenberg. »
On note ici que ces directives n’ont vont guère de paire avec le bulletin du 15 octobre où on pouvait lire que Murat avait reçu le 7 octobre l’ordre d’opérer un changement de front et de se porter en conséquence sur la Mulde à Wurzen, puis sur l’Elbe à Wittenberg.
La vaste manœuvre sur la rive droite de l’Elbe concernait l’ensemble de l’armée française. Si Napoléon avait lancé ses forces vers le nord dans ce dessein, il importait bien évidemment d’y associer les corps sous l’autorité du roi de Naples alors au sud à surveiller les débouchés de Bohème. Les informations du 15 octobre destinées à l’opinion sont donc logiques du point vue des opérations telles que l’on se plait à les décrire, mais au final pleines de faussetés au regard des ordres donnés au moment des faits.
L’heure était donc à la nécessité de frapper au plus vite les armées du Nord et de Silésie, pendant que Murat gagnait de précieux jours face à Schwarzenberg qui devait être écrasé dans un second temps ; objectifs résumés en ces termes par Murat (bien loin de cette imaginaire marche vers les ponts de Wittemberg qui lui aurait été ordonnée dès le 7) le 9 octobre, à 23 h 30 : « Si Votre Majesté, comme je n’en doute pas, parvient à rejeter Blücher et Bernadotte sur la rive droite de l’Elbe, elle écrasera ensuite sans peine l’armée combinée que j’ai sur moi. »
Ce fut avec ces considérations en tête que le 7 octobre au matin, Napoléon quittait Dresde et arrivait à Meissen.
Le lendemain 8 octobre, comme il l’avait annoncé la veille, l’Empereur, arrivé à Wurzen et éclairé par de nouveaux renseignements, précisait sa pensée et ses choix opératiques. Blücher devant se trouver à Düben, cette dernière ville était désignée à Ney comme l’objectif à atteindre pour le 9.
Là encore, d’autres options étaient envisageables et soumises aux dispositions que pourrait adopter l’ennemi face à la marche offensive des Français. Si Napoléon, fort d’une large supériorité numérique, espérait vaincre complètement Blücher (« je tiens le succès comme certain », lettre à Cambacérès du 9 octobre au matin), l’affaire pouvait ne pas être décisive, l’armée de Silésie pouvant même refuser le combat et battre en retraite. Ce cas est évoqué dans la lettre écrite au matin du 9 au comte de Narbonne, gouverneur de Torgau :
« Je livrerai bataille à l'ennemi [aujourd’hui], et, avec l'aide de Dieu, j'espère avoir un succès complet; ou [objectifs du 10 octobre] j'obligerai l'ennemi à lever le siège de Wittenberg, et je m'emparerai de ses deux ponts de Dessau [point de passage de Bernadotte, en fait Roslau, Dessau étant situé sur la Mulde, non loin cependant du point de confluence avec l’Elbe] et de Wartenburg [point de passage de Blücher]; et, comme il a des bagages immenses sur la rive gauche, sa retraite sera difficile. »
Cependant, le 9 octobre, suivant les conseils de Bernadotte, Blücher refusait le combat et passait la Mulde pour marcher sur la Saale. La bataille tant recherchée par Napoléon n’avait donc pas été obtenue. A l’échec de la journée, s’ajoutaient pour le camp français les interrogations relatives à la potentielle dispersion des corps d’armée de Blücher ainsi que leurs marches respectives tant sur la rive droite ou sur la rive gauche de la Mulde.
Le Lendemain 10 octobre, Napoléon, à présent à Eilenburg (toujours sur la Mulde, à une quinzaine de kilomètres en aval de Wurzen), dans l’attente d’informations sur la direction prise par l’ennemi, établissait de nouveaux plans.
Pensant trouver une partie de l’armée de Silésie entre la Mulde et l’Elbe, une bataille dans le secteur de Wittenberg était toujours espérée pour le 11 ou le 12 octobre. Si celle-ci s’avérait être décisive, l’Empereur ne cachait pas ses espoirs de voir l’armée de Bohème battre en retraite.
Dans ce cadre, de larges perspectives s’offraient à l’armée française (lettre à Maret, le 10 octobre, à 10 heures) :
« S’il y a bataille et que je batte l'ennemi ici, les Autrichiens rentreront dans leurs frontières , et je me rapprocherai de Torgau par la rive droite, pour me mettre en communication avec [Gouvion Saint-Cyr à Dresde] et aller ensuite faire une visite à Berlin, mais après l'avoir dégagé. »
C’était le scénario optimiste ; Blücher vaincu, Schwarzenberg apeuré de subir le même sort battant en retraite en Bohème, la route de Berlin s’offrait au vainqueur. Cette option n’était cependant pas encore le fameux changement de front puisqu’ici il ne resterait plus guère d’ennemis sur la rive gauche de l’Elbe ; victorieux de manière décisive, Napoléon n’avait plus à rester positionner de manière défensive sur la ligne de l’Elbe, mais franchir cette dernière afin de parachever la victoire.
Mais, logiquement, Napoléon concevait également la possibilité d’un échec : Blücher lui échappant à nouveau, et de fait, augmentant les chances de s’unir à Schwarzenberg forcément porté à l’offensive et non au recul.
« Si, au contraire, il n'y a pas de bataille, il est très possible que je manœuvre sur la rive droite de l'Elbe, parce que, tous les projets de l'ennemi ayant été fondés sur des mouvements sur la rive gauche, je veux aussi tomber sur leur ligne d'opération, et que la suite des événements d'aujourd'hui et de demain peut être incalculable »
Cette manœuvre possible sur la rive droite de l’Elbe, comme il avait pu l’imaginer dès le 6, avant même son départ de Dresde, n’est pas là non plus encore l’audacieux renversement de front. Il ne s’agissait ici que d’opérer rive droite dans le dessein de prendre les ponts établis par l’ennemi afin de couper leurs lignes de ravitaillement, et non d’un passage de l’ensemble de l’armée française. Car pendant que Napoléon imaginait la manière d’opérer contre Blücher entre la Mulde et l’Elbe, et potentiellement sur la rive droite de ce dernier fleuve, restaient les problématiques liées aux manœuvres de Murat face à l’avancée de Schwarzenberg. Comme on l’a vu plus haut, le roi de Naples se devait de gagner du temps en attendant que l’Empereur opère contre Blücher et Bernadotte. Dans ce cadre, la maîtrise de la position clé de Leipzig était indispensable. Pourtant, il fallait bien se préparer, afin d’y faire face au mieux, à l’éventualité de la perte de cette ville.