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Fustel de Coulanges
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Pierma a écrit :
Je ne parle pas de Napoléon […] qui semble pourtant avoir été le premier des "officiels" à se douter de quelque chose.


Je n’en suis pas sûr.
Par contre, à lire le Mémorial, on le voit être au courant avant tout le monde de bien des choses. Ainsi, il prétend, tout du moins sous la plume de Las Cases, avoir été prévenu confidentiellement par le roi de Bavière des grands risques pesant sur l’alliance franco-bavaroise :
« Le roi de Bavière, ce chef de la confédération du Rhin, écrivit à l'Empereur, l'assurant confidentiellement qu'il tiendrait encore six semaines dans son alliance : « Et c'était assez, disait Napoléon, pour que très probablement il n'eût plus eu à nous quitter. »
Assertions répétées un peu plus loin dans le même ouvrage :
« Le roi de Bavière écrivit confidentiellement à Napoléon, vers la fin de septembre, qu'il tiendrait encore six semaines ou deux mois dans son alliance; que jusque là il se refuserait opiniâtrement à tous les avantages qui lui étaient offerts. »


Ces lignes sont fort problématiques car, le souci, et pas des moindres, c’est que l’on n’a aucune trace dans les archives diplomatiques bavaroise ou française d’une quelconque lettre d’avertissement de ce genre de la part de Maximilien. De même, pas plus dans les correspondances ou les mémoires, aucun contemporain, pas même Napoléon, ne s’en est d’ailleurs fait l’écho.
Il y a bien Fain, secrétaire de Napoléon durant la campagne, qui écrit sans guère de précision dans « Manuscrit de 1813 » : « Le roi de Bavière lui-même n'a pas voulu laisser ignorer à Napoléon la position difficile où il se trouve. Des billets écrits de sa main ont été remis par l'intermédiaire de son neveu, le prince de Neufchâtel. On les a compris comme une justification anticipée du parti auquel il craint d'être forcé de céder. Le roi semble promettre de prolonger sa résistance assez de temps, du moins, pour qu'en Saxe on puisse arriver au dénouement de la campagne » ; mais Fain se cale si souvent sur la prose du Mémorial ou sur les écrits justificatifs de Napoléon, pour ne pas penser qu’il ne fait ici encore que du simple recopiage.

D’où Las Cases sort-il alors cette mystérieuse missive, dont il ne parle d’ailleurs pas dans son Manuscrit original rédigé sur les lieux de l’exil ?
Cette absence dans le Manuscrit est finalement assez logique par le fait que Las Cases - il le dit lui-même - a puisé les sources de son long développement sur la campagne de 1813 (placé à la date du 2 septembre 1816) dans « Histoire critique et raisonnée de la situation de l'Angleterre, au 1er janvier 1816 », de Montvéran ; ouvrage sorti en 1821 et qui n’a donc pu lui servir dans le cadre ses notes hélèniennes, mais postérieurement, à son retour en Europe, au moment de la rédaction final du Mémorial.
Et c’est d’ailleurs justement dans Montvéran que l’on retrouve la mystérieuse lettre royale :
« La veille de l'expiration du délai fixé pour accepter les dernières bases de Prague [9 août 1813], Napoléon recevait une lettre du roi de Bavière qui annonçait qu'il pouvait tenir, dans son alliance, et à la confédération Rhénane jusqu'à la fin de novembre. Jusque-là, il se refuserait aux propositions extrêmement favorables que lui faisait l'Autriche. »

De toute évidence donc, Las Cases semble avoir repris cette histoire de missive royale dans ce dernier ouvrage. Il diffère cependant de sa source pour ce qui est de la date de réception de ladite missive et, en conséquence, de la durée durant laquelle le Maximilien pensait pouvoir se maintenir dans l’alliance.
Sans doute ici, Las Cases a-t-il considéré comme plus logique au regard des faits de placer la rédaction de la missive bien plus tardivement que ne le fait son ouvrage de référence.
La chronologie donnée par Montvéran n’est en effet pas sans poser problème : au commencement du mois d’août, alors que les hostilités n’avaient pas encore repris, on peut se questionner sur le raisonnement qu’aurait pu tenir dans de telles conditions le roi de Bavière. Comment pouvait-il en effet prévoir raisonnablement (sans connaître les suites militaires de la campagne) pouvoir tenir dans l’alliance française près de quatre mois ?
Et puis et surtout, la date de Montvéran ne colle guère avec la chronologie du rapprochement de la Bavière avec la Coalition. Ce ne fut en effet que le 31 août que le Tsar Alexandre écrivit à Maximilien pour l’inviter à se joindre à lui ; lettre reçue à Munich le 5 septembre, et à laquelle le roi ne répondit, sans prendre d’engagements véritables, que le 15 septembre, au lendemain de l’annonce de la défaite de Dennewitz.
En situant la date de rédaction de la lettre royale à la fin septembre, le Mémorial est plus en phase avec la chronologie de l’évolution de la politique bavaroise, mais ladite missive n’en reste pas moins problématique et la question posée concernant Las Cases est toujours de mise vis à vis de Montvéran : d’où ce dernier sort-il cette fort douteuse lettre ?
Malheureusement, celui-ci n’en dit pas plus. J’ignore donc où Montvéran a pu entendre parler d’une telle missive ; peut-être l’a-t-il imaginée pour ne pas trop écorner l’image de Maximilien en ces temps de trahison, lui qui écrit dédouanant à peu de frais le monarque bavarois : « L'accession de la Bavière à la coalition et l'emploi de ses troupes contre Napoléon ont été précipités, contre les engage-ments du Roi et sans doute contre sa volonté. On ignorait encore que les souve-rains n'étaient plus les maîtres; que leurs cabinets, les chefs de leurs armées étaient séduits et engagés souvent contre les intérêts de leurs pays.
Le Moniteur a reproché, au général comte de Wrède, que cette précipitation était son ouvrage : et plus d'un fait ou, si l'on veut, plus d'une induction portent à croire que ces reproches étaient fondés. »

Pour ma part, je ne pense donc pas qu’il faut faire en grand cas de cette lettre ; et en plus logiquement, tout simplement la rejeter faute d’éléments probants.

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Message Publié : 14 Avr 2022 12:27 
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Pour autant, les rumeurs circulant sur une possible défection de la Bavière, ou tout du moins sur l’établissement de pourparlers entre les Alliés et Munich, étaient, elles, bien réelles et loin d’être étrangères aux oreilles de l’Empereur.
Arrêtons-nous quelque peu sur ce qu’elles disaient.
Fin août, on s’inquiétait en effet déjà. On peut à ce sujet citer la lettre que le roi de Wurtemberg écrivit à Napoléon le 24 du même mois :
« Les troupes bavaroises, qui depuis le 13 de ce mois s'étaient portées sur les frontières sous le commandement du général de Wrede, ont changé de position et se sont portées entièrement sur leur gauche, de manière que Salzbourg, Insprouck, la plus grande partie du Tyrol et tout le Vorarlberg sont entièrement évacués [soit tout le sud du royaume].
[…]
Aujourd'hui, j'apprends officiellement de Munich que les avant-postes autrichiens se sont retirés à huit lieues des frontières de la Bavière, du côté de l'Inn, mais en même temps qu'un corps de cavalerie autrichienne et russe de 4 000 chevaux a débouché par Eger sur Graslitz, d'où il a poussé sur Weissenstadt, après avoir occupé Wunsiedel et Eckartsreuth, ce qui n'est plus qu'à 6 lieues de Bayreuth, laquelle ville a été évacuée par les Bavarois.
Je ne sais à quoi attribuer un changement aussi subit et que les circonstances plus haut énoncées ne sauraient expliquer; quant à moi, je ne partage, pas cette assurance et prendrai les précautions que mes moyens me permettent. V. M. I., au cas qu'elle soit déjà informée de tout ceci, voudra bien n'y voir qu'une nouvelle preuve de ma confiance en elle.»

Pointait ici de manière nébuleuse la peur d’une entente entre les forces bavaroises et autrichiennes. Ces craintes, quelque peu prématurées qu’elles soient, n’étaient pourtant pas sans rapport avec la tournure que prenaient les évènements en Bavière.
A la date où le roi de Wurtemberg couchait ces mots, l’ambassadeur autrichien Hruby venait en effet tout juste de quitter Munich encouragé par les mots rassurants de Maximilien. Le lendemain 25 août, le diplomate rencontrait le général bavarois Wrede sur la ligne de front, et avertissait de suite, fort des propos tenus par ce dernier, le prince Reuss qui, en conséquence, entamait alors des pourparlers avec Wrede qui aboutirent finalement à un armistice tacite entre les deux armées le long de la ligne de l’Inn.

Le Rubicon en cette fin août 1813, même si rien n’était encore concrètement établi, était franchi et l’évolution de la politique bavaroise tout au long du mois de septembre ne resta pas bien longtemps secrète. Aux dépêches diplomatiques aussi alarmistes que peu précises (d’autres vinrent de Westphalie) s’ajoutèrent les rumeurs qui pouvaient circuler aux avant-postes ennemis ou que lançaient des partis de cavalerie sur les arrières françaises du côté de la Saale.
A croire Fain (Manuscrit de 1813), les informations pleuvaient : « De tous côtés les renseignements les plus clairs abondent : nos lettres d'Erfurth, de Bareuth et d’Anspach, de Wurtzbourg et de Bamberg sont remplies de détails. »
Grossit-il le trait ? Je ne sais, mais toujours est-il que le 1er octobre, le ministre des affaires extérieures, Maret, alors à Dresde auprès de l’Empereur, s’en faisait l’écho dans cette lettre à Mercy, le représentant français à la cour de Bavière :
« On dit que le général de Wrede a négocié une convention le 18 septembre avec le prince de Reuss, que le ci-devant chargé d’affaire d’Autriche à Munich s’est trouvé à cette réunion et a été expédié pour porter la convention à la ratification de sa cour, que du côté de la Bavière, c’est M. le général de Wrede qui s’est rendu auprès de son souverain et qu’il a trouvé le roi qui l’attendait dans la maison de campagne de M. de Montgelas. »
L’armistice tacite du 25 août évoqué plus haut, avait effectivement été officialisé le 17 septembre, suite à la volonté de Maximilien d’entrer véritablement en négociation avec les Alliés. L’information (aussi imprécise soit-elle, la nature de la « convention » restant encore mystérieuse) relayée par Maret était donc bonne, mais on en demeurait encore, faute d’éléments solides, à l’étape des « on dit ».


A ces inquiétudes et rumeurs, on peut ajouter un fait un peu plus concret : la démarche du général bavarois Raglovich demandant le rappel de sa division.
Le 27 septembre, ce dernier signifiait en effet au gouverneur de la ville, Durosnel, qu’il venait de recevoir un ordre royal (Maximilien avait déjà évoqué cette possibilité dès le 15 juin précédent) lui prescrivant de revenir en Bavière afin de compléter ses troupes passablement affaiblies suite à la bataille de Dennewitz. Le 1er octobre suivant, le général bavarois renouvelait ses demandes en précisant que son roi avait également écrit à Berthier sur la question. Le jour même, Raglovich était autorisé à rentrer, et en conséquence, il demandait deux jours plus tard son ordre de route à Durosnel (Raglovich, sans doute en raison des évènements militaires, ne put quitter la Saxe, et se retrouva le 16 octobre à Leipzig ; on en reparlera plus bas).
On peut d’ailleurs s’interroger si cette lettre transmise à Berthier pourrait avoir un lien avec celle évoquée par Montvéran puis Las Cases. N’ayant lu ce document, je ne puis me prononcer, mais je n’imagine aucunement Maximilien, pour reprendre le propos des deux auteurs, avertir Napoléon (alors que des démarches concrètes et secrètes étaient déjà engagées auprès des Autrichiens) que l’alliance franco-bavaroise était fort menacée et que lui-même ne pourrait éviter que son royaume ne rejoigne la Coalition sous peu. Sans doute, le monarque dut dans sa lettre à Berthier simplement reprendre les arguments déjà formulés par Raglovich à Durosnel, savoir : la nécessité de compléter les effectifs de la division et augmenter les capacités défensives du royaume de Bavière.
La demande de rappel des troupes de Raglovich n’était pas sans précédent. Comme déjà dit, Maximilien avait déjà abordé cette éventualité à la mi-juin, mais le roi de Wurtemberg avait aussi fait de même le 19 septembre (là aussi sans succès) au sujet de la division de son royaume servant dans le 4e corps de Bertrand et qui avait été passablement étrillée quelques jours plus tôt à Dennewitz. Cependant, s’intégrant dans un tel contexte de suspicions, la démarche bavaroise ne pouvait qu’alourdir encore la méfiance et de l’inquiétude chez les Français et leurs alliés ; méfiance qui laissa place aux certitudes selon Fain :
« Déjà [Maximilien] fait faire, par M. de Pfeffel, son ministre à Dresde, des démarches pour obtenir le retour de son contingent. On pénètre facilement ce diplomate, et bientôt l'indiscrétion de ses relations les plus intimes ne nous laisse plus de doutes sur la véritable position de son cabinet. »
Fain va sans doute vite en besogne, car si l’incident éveilla les soupçons au point où Maret demanda de suite des explications à son ambassadeur à Munich, le ministre des affaires extérieures, tout en relayant les rumeurs arrivant à Dresde sur la Bavière, n’afficha pour autant dans la même lettre aucune certitude.


Quoi qu’en dise Fain en 1824, en ce début octobre 1813, il était bien difficile d’y voir clair. Non seulement, il était malaisé de démêler le vrai du faux dans ces bruits aux origines diverses et parfois nébuleuses, mais ces mêmes avertissements étaient dans le même temps contrebalancés par la correspondance diplomatique de l’ambassadeur de France à Munich, Mercy d’Argenteau.
Si ce dernier ne cachait pas ses inquiétudes vis à vis de l’évolution que pourrait prendre la politique bavaroise vis à vis des Alliés, il restait en effet, tout du moins dans l’immédiat, confiant dans la fidélité du roi. Ainsi, le 28 septembre (soit onze jours après l’établissement d’un véritable armistice austro-bavarois et le commencement des négociations qui allaient mener le 8 octobre au traité de Ried), Mercy écrivait à Maret, citant le comte de Bray « qu’il n’était nullement question de changements politiques dans les rapports de la Bavière, que toutes les propositions à cet égard de la part de l’Autriche avaient été rejetées et le seraient toujours », et rapportant des propos censés avoir été tenus par Maximilien : « Mon sort est lié à celui de la France, rien ne peut m’en détacher ; j’existerai avec elle ; je ne souscrirai jamais à une infamie. »
De tout cela, Mercy concluait : « Ces considérations doivent, ce me semble, prévaloir sur des soupçons qui, lorsqu’on les examine plus attentivement, tiennent peut-être plus à la forme qu’au fond des choses. »

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Que pouvait penser Napoléon de tout cela ? Il est bien difficile de répondre, ce dernier ne s’étant pas clairement exprimé à l’époque sur la question.
On peut cependant déceler quelques éléments de réponse dans les ordres qu’il donna au moment des faits, comme par exemple, peu avant la campagne de Leipzig, ceux concernant le corps d’observation de la Bavière.
Cette unité, organisée à Wurtzbourg au mois de juin durant l’armistice de Pleiswitz et placée sous le commandement d’Augereau, avait reçu, suite à la reprise des hostilités, comme objectif, si l’ennemi attaquant en force menaçait de la déborder, de couvrir le royaume de Wurtemberg et les voies de communication vers le Rhin dans le secteur de Mayence, et même de se réunir aux Bavarois remontant vers le nord en conséquence de la chute éventuelle de Munich.
Le 17 septembre, alors que les rumeurs déjà circulaient, Napoléon ordonna cependant à Augereau de quitter ses positions (et de ne laisser à Wurtzbourg que les forces destinées à défendre la place) afin de se porter vers la Saxe et de se rendre maître des débouchés de la Saale alors occupés par des partis de cavalerie ennemie. Les arrières de l’armée française furent en effet occupés, en septembre, plus d’une dizaine de jours, coupant ainsi les voies de communication vers la France. L’Empereur résolut le problème grâce à des troupes à sa disposition directe ; unités devant être renforcées ultérieurement par celles placées sous le commandement d’Augereau.
On peut ajouter que douze jours après l’envoi de l’ordre de marche à Augereau, le 29 septembre, les directives n’avaient pas plus évoluées. Ainsi, alors que l’arrivée d’Augereau à Iéna était annoncée pour le lendemain, ordre était donné (réitéré le 3 octobre) de faire venir à lui tous les bataillons susceptibles d’être arrivés à Wurtzbourg depuis son départ (pour info, la marche d’Augereau ne s’arrêta pas à la Saale et en réponse à l’offensive il lui fut ordonné de poursuivre jusqu’à Leipzig où au final 9 740 hommes se battirent sous ses ordres lors de la bataille des Nations).
En somme, le jour même où Wrede et Reuss signaient un armistice sur les bords de l’Inn, Napoléon décidait de faire venir à lui en Saxe un corps destiné à l’origine à couvrir le Rhin contre une offensive ennemie en direction de Munich et Wurtzbourg, soit justement le secteur potentiellement menacé en cas d’une alliance austro-bavaroise que les bruits du moment disaient prochaine ou même effective.
S’il est envisageable que Napoléon ait pu prêter, malgré les déclarations rassurantes de Mercy, quelque attention aux rumeurs relatives à la politique de Munich, la priorité restait donc aux opérations à mener en Saxe, notamment par la protection des arrières immédiats de l’armée française en ce royaume, et ce, au dépends de la surveillance de la Bavière et de la défense éventuelle des lignes de communication à proximité du Rhin.
La Saxe était bien éloignée de la ligne de l’Inn où allaient se réunir Wrede et Reuss, et s’il fallait se lancer dans des conjectures, une marche de ces nouveaux alliés sur les lignes de communication vers le Rhin (Leipzig-Mayence) et sur le Wurtemberg était bien plus probable qu’un éventuel déplacement vers le nord afin de prêter mains forte aux armées coalisées dans les plaines saxonnes.
Or les succès austro-bavarois susceptibles d’être obtenus du côté du Rhin pouvaient être très largement contrebalancés et effacés par les grands évènements se préparant en Saxe. Le 2 octobre, Napoléon n’écrivait-il pas à Victor, envisageant une marche de l’armée de Bohème sur Leipzig qu’il comptait bien transformer en désastre : « La guerre serait alors bientôt finie » ?
Et encore fallait-il que la trahison éventuelle de la Bavière soit une alliance offensive avec l’ennemi (et avec quel degré d’implication ?) et non, ce qui était toujours concevable, une simple déclaration de neutralité.

En somme, d’un côté, des rumeurs portant sur un revirement dont les conséquences étaient à relativiser ; et de l’autre, les rapports plutôt rassurants de Mercy et surtout une priorité stratégique donnée à la Saxe où devaient avoir lieu les grandes affaires qui décideraient du sort de la guerre.
Il convenait donc de resserrer les rangs en balayant les inquiétudes.
Ainsi, le 30 août, Napoléon répondait à la lettre alarmiste citée plus haut (24 août) du roi de Wurtemberg, mais n’abordait aucunement le sujet bavarois qui était pourtant l’objet de la missive royale.
Un mois plus tard, la position de Napoléon était plus clairement exprimée. Ainsi, le 27 septembre, Berthier reçut cette missive impériale :
« Répondez au roi de Westphalie que […] tous les rapports qu’il a sur la Bavière sont controuvés. »
Puis celle-ci le 3 octobre : « Ecrivez au prince de la Moskova que tous les bruits qui courent sont faux ; que la Bavière n'a pas changé de système, au contraire »
Maret, le même jour, était averti pareillement : « Faites mettre dans les journaux de Leipzig des articles sur la fausseté des bruits que l’ennemi fait courir […] sur cette nouvelle qu’on répand partout de la défection de la Bavière. »
Cinq jours plus tard, le 8 octobre, alors que les grandes opérations étaient lancées, Murat avertissait Napoléon que des prisonniers ennemis annonçaient la signature d’une convention entre Munich et Vienne. En réponse, le lendemain, Berthier écrivait au roi de Naples : « Ne croyez pas à la nouvelle de la défection de la Bavière, ni à tout ce que débite l'ennemi. »

De la même manière que les ordres d’appel du corps d’Augereau pouvaient répondre à une hiérarchisation des objectifs à l’heure où les grandes manœuvres prévues en Saxe pouvaient rabattre bien des cartes, on peut aussi penser qu’il convenait pour Napoléon, la guerre se gagnant aussi dans les têtes, de rassurer des Alliés susceptibles de s’engager prématurément sur la même voie que celle potentiellement prise par la Bavière, et des subordonnés dont le moral pouvait être émousser par le risque de voir les lignes de communication vers Rhin menacées par une éventuelle trahison bavaroise .

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En somme, s’il faut rejeter la mystérieuse lettre du roi de Bavière évoquée par un Las Cases recopiant Montvéran, il convient de rappeler que les bruits sur la défection de la Bavière se faisaient en ce début octobre 1813 de plus en plus insistants mais sans pour autant provoquer chez Napoléon des prises de décision tendant à répondre concrètement et résolument à ces menaces.

Pourtant, si on en croit Las Cases et son Mémorial, la fort douteuse lettre de Maximilien engagea l’Empereur dans un plan d’une grande ambition :
« Et [Napoléon] se décida à commencer dès l'instant [à la réception de la missive royale] un grand mouvement qu'il méditait depuis longtemps, et qui montre bien toutes les ressources de son génie et la trempe de son âme.
Pressé sur l'Elbe, dont la grande masse des coalisés borde déjà la rive droite, et à peu près tourné sur ses derrières, il a conçu, préparé l'audacieuse idée de changer de position avec l'ennemi, place pour place; de percer sa ligne, d'aller se former sur ses derrières, et de le contraindre de passer à son tour entièrement sur la rive gauche. Si, dans cette situation, il leur abandonne toutes ses communications avec la France, il se donne pour nouveaux derrières précisément le territoire de l'ennemi, des pays non encore dévastés qui peuvent le nourrir, Berlin, le Brandebourg, le Mecklembourg; il retrouve toutes ses places, leurs immenses garnisons, dont l'éparpillement et la perte seront une si grande faute après le revers, et eussent apparu comme des ressources du génie en cas de triomphe. Il va avoir devant lui un nouvel avenir, de nouvelles combinaisons, l'étonnement, la stupeur des ennemis, leurs fautes, le brillant de son audace et toutes ses espérances. »
Plan rappelé plus loin en ces termes :
« L'Empereur, dans la situation critique où il se trouvait, qui, sans cette circonstance, eût pu se déterminer peut-être à entendre lui-même aux propositions qu'on lui faisait, n'hésita plus, et entreprit immédiatement le beau mouvement qu'il avait médité sur Berlin, pensant que les six semaines lui suffisaient pour changer la face des affaires et raffermir ses alliés »


La lettre de Maximilien étant de toute évidence une invention de Montvéran recopiée par Las Cases, on peut ici dans le même élan légitimement s’interroger sur le crédit à apporter à un plan supposé mis en œuvre à la réception de la missive en question.
Qu’en dit Napoléon ?
Pour tenter d’y voir plus clair et rester dans l’air de Sainte-Hélène, référons-nous à un ouvrage bien moins célèbre que le Mémorial (paru la même année) : « Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon ».
Dans le deuxième tome, Montholon retranscrit en effet la note rédigée par l’Empereur au sujet d’un passage de l’ouvrage de Rogniat, « Considération sur l’art de la guerre », où l’auteur reproche à Napoléon de s’être placé en position centrale à Leipzig face à des ennemis insuffisamment éloignés et qui purent ainsi se réunir sur le funeste champ bataille avec une écrasante supériorité numérique. Voici cette note :
« En octobre, Napoléon quitta Dresde pour se porter sur Magdebourg, par la rive gauche de l'Elbe, afin de tromper l'ennemi.
Son projet [« plan de campagne qu'il avait médité depuis deux mois », soit depuis la rupture de l’armistice début août] était de repasser l’Elbe à Wittemberg, et de marcher sur Berlin.
[…]
Pour [cette opération,] on avait disposé les forteresses et les magasins : ce plan était de jeter les alliés entre l'Elbe et la Saale, et manoeuvrant sous la protec-tion des places et magasins de Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg, d’établir la guerre entre l'Elbe et l'Oder (l'armée française possédait sur l'Oder les places de Glogau, Cüstrin, Stettin), et selon les circonstances, de débloquer les places de la Vistule, Dantzig, Thorn et Modlin. Il y avait à espérer un tel succès de ce vaste plan, que la coalition en eût été désorganisée, et tous les princes de l'Allemagne confirmés dans leur fidélité et dans l'alliance de la France. »

A titre d’information, on peut ajouter également que l’Empereur, mais avec bien moins de développements que dans sa note à l’ouvrage de Rogniat, a aussi abordé la question auprès du chirurgien irlandais O’Meara (« Napoléon dans l’exil ») :
« Après la victoire de Dresde, je me trouvais supérieur à mes ennemis, et j'avais formé le projet de les tromper en marchant du côté de Magdebourg, de passer l'Elbe à Wirtemberg, et de m'avancer sur Berlin. »


Il faut également se pencher sur un autre document rédigé, lui, au moment des faits : les nouvelles de l’armée transmises à Marie-Louise le 15 octobre 1813 (la lettre, que l’on trouve aussi sous la terminologie de bulletin, fut retranscrite ensuite dans le Moniteur universel du 30 octobre). Voici ce qu’on peut y lire :
« Après s'être ainsi emparé de tous les ponts de l'ennemi [les forces chargées de cette opération franchirent l’Elbe le 11 octobre au soir, et Napoléon annonça la prise de tous les ponts de l’ennemi dans l’après-midi du 12], le projet de l'Empereur était de passer l'Elbe, de manœuvrer sur la rive droite, depuis Hambourg jusqu'à Dresde; de menacer Potsdam et Berlin, et de prendre pour centre d'opération Magdebourg, qui, dans ce dessein, avait été approvisionné en munitions de guerre et de bouche.
[…]
Le roi de Naples, qui était resté en observation à Freyberg, avait reçu le 7 l'ordre de faire un changement de front, et de se porter sur Gernig et Frohbourg, opérant sur Wurzen et Wittemberg. »


Point de lettre du roi de Bavière mettant l’Empereur le pied à l’étrier, mais pour ce qui est du plan d’opération, l’Empereur en Saxe ou à Sainte-Hélène avance globalement ce que nous dit Las Cases en affirmant avoir quitté Dresde dans l’intention de passer l’Elbe et, trompant ainsi l’ennemi en pleine offensive sur la rive gauche par un audacieux retournement de front, de marcher ensuite sur Berlin.

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Faut-il abonder dans le sens de cette vision napoléonienne de la campagne d’octobre ?
On se détache ici de la défection de la Bavière, mais au final pas tant que cela, puisqu’on verra plus bas que l’abandon de ladite manœuvre ne fut pas, tout du moins dans la manière impériale de présenter les choses, sans rapport avec la trahison bavaroise.

Pour tenter de répondre à la question du changement de front, revenons donc à la situation militaire du début octobre 1813.
Avant toute chose, voici une carte concernant la campagne de Saxe :
https://www.westpoint.edu/sites/default ... /Nap59.pdf
Assez claire mais ne situant pas toutes les localités qui vont être citées, je vous en propose une seconde bien plus précise :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b ... item.zoom#


Au début octobre 1813, Napoléon, à Dresde, sur les bords de l’Elbe, visait un double objectif :
-au sud (Murat : 2ecorps (Victor), 5e corps (Lauriston), 8e corps (Poniatowski), la division de cavalerie de Berckheim, 5e corps de cavalerie (Pajol) ), faire face aux menaces venant des débouchés des Monts Métallifères, séparant la Saxe de la Bohème (où se tenait Schwarzenberg) ;
-au nord (Ney : division Dombrowski, 4e corps (Bertrand), 7e corps (Reynier), 3e corps (Souham) ) contrôler le cours de l’Elbe, afin de contrecarrer d’éventuelles tentatives de passage des armées du Nord (ou de Berlin) et de Silésie, sous le commandement respectif de Bernadotte et de Blücher ;
les deux masses pouvant être soutenues par les forces de Marmont (6e corps, 1er corps de cavalerie (Latour-Maubourg) ) placées centralement, ou encore par celles positionnées dans le secteur de Dresde (Garde, 11e corps (Macdonald), 1er et 14e corps (Gouvion Saint-Cyr), 2e corps de cavalerie (Sébastiani) ).

A cette heure, les intentions ennemies sur l’Elbe (où de premières tentatives de passage ont été mises en échec) étaient encore nébuleuses, tandis que les affaires du côté de la Bohème semblaient prendre une tournure plus significative ; offensive que Napoléon voyait plutôt d’un œil confiant. Ce dernier, fort du contrôle de l’Elbe et du maintien de Blücher et de Bernadotte sur la rive droite, espérait en effet que Schwarzenberg, malgré son peu d’empressement (lui qui jusqu’à alors se dérobait après chaque marche vers le nord à partir des monts Métallifères), allait enfin se décider à avancer résolument afin, au final, de le détruire avant tout rassemblement avec les autres armées alliées :
« Il serait fort heureux qu'une armée de 100 000 hommes s'enfournât de Marienberg [ville saxonne au pied des Monts Métallifères], soit sur Dresde, soit sur Leipzig, et que nous pussions enfin les joindre et nous battre. » (Napoléon à Victor, 1er octobre)
« La grande armée de Bohême paraît vouloir faire un mouvement par Marienberg: je la guette, et, si elle s'avance, il y aura de secondes affaires de Dresde. » (Napoléon à Ney, 1er octobre)
« Je regarderais comme une nouvelle bien heureuse la certitude que l'ennemi [à partir de la Bohème] s'enfournât avec une armée de 80,000 hommes sur Leipzig ; la guerre serait alors bientôt finie » (Napoléon à Victor, 2 octobre)

En somme, en ce début octobre, il n’était en rien envisagé une quelconque opération de vaste ampleur sur la rive droite de l’Elbe, mais seulement de contrôler son cours contre toute velléité de passage, pendant que les grandes affaires, forcément donc à l’est de l’Elbe, concerneraient le sort à réserver à l’armée de Bohème.
Que Napoléon, comme il faisait toujours, ait imaginé de multiples situations militaires propres aux potentielles futures dispositions ennemies et, en conséquence, diverses réponses à apporter auxdites situations, notamment un éventuel changement de front sur la ligne de l’Elbe, est parfaitement concevable, mais comme on le voit, le scénario privilégié en ce début octobre 1813, et adapté aux dispositions du moment, n’était pas celui-ci.
Pourtant à en croire les nouvelles de l’armée en date du 15 octobre 1813, un tel plan n’était pas seulement dans la tête de l’Empereur mais avait reçu un commencement d’exécution à Magdebourg (« futur centre d'opération »), qui, « dans ce dessein, avait été approvisionné en munitions de guerre et de bouche. »
Or quand, on lit la lettre qu’il avait écrite à Daru le 23 septembre où il se projetait en terme de subsistances jusqu’à la fin de l’année 1813, on voit que Magdebourg n’était pas préférentiellement pourvu :
« Pour assurer la subsistance de l'armée pendant cent jours, il faut compter 300 000 rations par jour.
Cela ferait 30 millions de rations ou 300 000 quintaux de farine, dont il faudrait la moitié, c'est-à-dire 150 000 quintaux, à Dresde, et l'autre moitié à Magdeburg, Erfurt, Leipzig, Torgau, Wittenberg et sur la ligne d'étapes. »

Revenons donc à ce début octobre 1813.
L’œil rivé au sud, l’alerte la plus forte allait finalement venir du nord. Le 3 octobre, l’armée de Silésie de Blücher franchit en effet l’Elbe victorieusement à Wartenburg face au 4e corps de Bertrand, alors, que plus loin en aval, Bernadotte et son armée dite du nord faisait de même à Rosslau et à Acken.
Il ne s’agissait plus pour Napoléon, comme ces derniers temps, de faire face à de faibles tentatives de passage, mais de lutter à présent contre une redoutable offensive ennemie, susceptible, en cas de liaison avec Schwarzenberg dans les plaines de Leipzig, de prendre l’armée française dans une nasse en la coupant de ses lignes de communication avec le Rhin. En réaction à un tel danger, averti dans la nuit du 4 au 5 octobre, l’Empereur prit immédiatement ses dispositions et mit en place une force de grande importance (Marmont devant se réunir à Ney, avec le soutien éventuel des autres forces présentes à Dresde) afin de faire front avec un large avantage numérique à la menace se dessinant au nord, sur le cours de l’Elbe. Ordre (5 octobre, à 3 heures du matin) était alors donné à Ney et Marmont, de manœuvrer conjointement et rapidement, d’enlever les ponts de Wartenbourg, de Roslau et d’Acken, et de rejeter l’ennemi au-delà du fleuve avant l’arrivée de renforts.

Là encore, pas de vaste plan visant à passer sur la rive droite de l’Elbe et à marcher sur Berlin, mais seulement de briser le plus rapidement possible l’ennemi dans sa tentative d’offensive sur la rive gauche du fleuve.
Les renseignements sur les intentions ennemies étant encore nébuleux, l’aire de la manœuvre projetée n’était cependant pas encore pleinement définie. Il était en effet envisageable que Ney et Marmont ne soient pas en mesure de contre-attaquer suffisamment tôt pour contraindre un ennemi insuffisamment renforcé à repasser l’Elbe. En ce cas, Napoléon comptait alors intervenir directement avec la Garde, le 11e corps de Macdonald et le 2e corps de cavalerie de Sébastiani. Restait à déterminer la marche à suivre (Napoléon à Marmont, le 6 octobre, 9 h du matin) : entre la Mulde et l’Elbe si l’ennemi était resté dans ce secteur, ou entre la Mulde et la Saale si Blücher s’était empressé de filer sur Leipzig afin d’y opérer sa jonction avec Bernadotte.
Dans le cadre de la première option, un passage sur la rive droite de l’Elbe était possible, soit, première possibilité, par le pont de Torgau afin de prendre les ponts de l’ennemi et de lui couper toute possibilité de retraite et de ravitaillement ; soit, deuxième possibilité, par Wittenberg après avoir opérer sur la rive gauche contre un ennemi ayant pu refranchir l’Elbe sous la protection de ses têtes de ponts.

Mais là encore, même avec les forces de Napoléon épaulant la contre-offensive de Ney et Marmont, l’heure n’était pas aux grandes manœuvres, et aux changements de front ; sans parler du fait que les opérations à mener rive droite n’était qu’une éventualité parmi d’autres, et comme elles, soumise aux manœuvres qu’allaient effectuer les Coalisés : « comme l'ennemi a l'initiative du mouvement, je ne pourrai me décider définitivement sur le plan à adopter que quand je connaîtrai l'état de la question, le 6 au soir. » (Napoléon à Marmont, le 6 octobre, 9 h du matin)

Son départ de Dresde devant s’effectuer le 7 octobre à l’aube, outre les préparatifs liés à la mise en branle des corps d’armée devant l’accompagner (il fut même envisagé un temps d’évacuer Dresde et d’amener avec lui les 1er et 14e corps de Gouvion Saint-Cyr), l’Empereur attendit donc, comme prévu, la journée du 6 octobre afin d’en savoir plus sur les manœuvres menées par les armées du Nord et de Silésie et sur celles de ses maréchaux, et de déterminer en conséquence la manière dont il allait agir.
Fort des informations reçues, il opta pour marcher sur Meissen puis d’obliquer sur la Mulde, à Wurzen (à mi chemin entre Leipzig et Torgau), afin de pouvoir opérer en fonction des évènements tant sur la rive droite (secteur Torgau-Wittenberg) que sur la rive gauche (secteur Leipzig) de cet affluent de l’Elbe. Le 7 octobre, à une heure du matin, Napoléon, loin d’un possible changement de front, rédigeait cette note :
« De Wurzen je puis me porter sur Torgau et sur l'ennemi, débouchant de Wittenberg, ou bien ployer toute mon armée sur Leipzig et avoir une bataille générale, ou bien repasser la Saale. »
L’Empereur n’oubliait pas en effet la menace se profilant du côté de la Bohème. De la maîtrise de l’offensive de Schwarzenberg par Murat, dépendait la réussite du vaste mouvement qu’il opérait alors contre Blücher et Bernadotte.
Et déjà, avant même qu’il ne quitte Dresde, Napoléon, parmi les différentes options s’offrant ou pouvant à s’imposer à lui, envisageait (contrairement à ce qu’il a pu affirmer par la suite) une bataille générale dans les plaines de Leipzig (avant la note de la nuit du 6 au 7 octobre, Napoléon, au matin du 6, avait déjà émis la possibilité de marcher sur cette ville). Leipzig constituait en effet le carrefour des routes venant des secteurs où Blücher et Bernadotte avaient passé l’Elbe, et de celles sortant de Bohème ; sans parler du fait que Leipzig était situé sur la principale voie de communication (et potentiellement de retraite) française vers le Rhin. Il était donc prévisible que les Alliés visaient à fermer la nasse dans cette zone, et qu’il faudrait peut-être, afin de leur en interdire le contrôle, s’y battre. On peut à ce sujet citer l’ordre donné le 6 octobre, à 3 heures du matin, à Augereau (qui, comme on l’a vu plus haut, avait jusqu’à présent mission de sécuriser les débouchés de la Saale) de se porter sur cette dernière ville.
On note aussi un possible passage de Saale. Loin d’une offensive sur la rive droite de l’Elbe, l’Empereur entrevoyait donc également un scénario négatif avec une retraite vers l’est.
En attendant, au 7 octobre (même si Napoléon avertissait qu’il n’y verrait clair que le 8), à l’heure des ordres et du départ de Dresde, la priorité était donnée à la marche au nord visant Blücher, puis Bernadotte ; Murat, au sud, devant gagner du temps face à Schwarzenberg :
« [Le] principal but [du roi de Naples] doit être de retarder la marche de l’ennemi sur Leipzig, en ne se laissant jamais couper de la Mulde [les principales autres forces françaises se trouvant sur l’autre rive de cette rivière], de sorte que nous puissions approcher tous en même temps de Leipzig, tenir l’ennemi éloigné, ou, s’il le faut, livrer une bataille générale. » (Napoléon à Berthier le 7 octobre, à une heure du matin)
Ordres renouvelés auprès de Murat le même jour, à 6 heures du matin :
« Retenez les Autrichiens le plus que vous pourrez, pour que je puisse battre Blücher et les Suédois avant leur arrivée au corps de Schwarzenberg. »
On note ici que ces directives n’ont vont guère de paire avec le bulletin du 15 octobre où on pouvait lire que Murat avait reçu le 7 octobre l’ordre d’opérer un changement de front et de se porter en conséquence sur la Mulde à Wurzen, puis sur l’Elbe à Wittenberg.
La vaste manœuvre sur la rive droite de l’Elbe concernait l’ensemble de l’armée française. Si Napoléon avait lancé ses forces vers le nord dans ce dessein, il importait bien évidemment d’y associer les corps sous l’autorité du roi de Naples alors au sud à surveiller les débouchés de Bohème. Les informations du 15 octobre destinées à l’opinion sont donc logiques du point vue des opérations telles que l’on se plait à les décrire, mais au final pleines de faussetés au regard des ordres donnés au moment des faits.

L’heure était donc à la nécessité de frapper au plus vite les armées du Nord et de Silésie, pendant que Murat gagnait de précieux jours face à Schwarzenberg qui devait être écrasé dans un second temps ; objectifs résumés en ces termes par Murat (bien loin de cette imaginaire marche vers les ponts de Wittemberg qui lui aurait été ordonnée dès le 7) le 9 octobre, à 23 h 30 : « Si Votre Majesté, comme je n’en doute pas, parvient à rejeter Blücher et Bernadotte sur la rive droite de l’Elbe, elle écrasera ensuite sans peine l’armée combinée que j’ai sur moi. »

Ce fut avec ces considérations en tête que le 7 octobre au matin, Napoléon quittait Dresde et arrivait à Meissen.
Le lendemain 8 octobre, comme il l’avait annoncé la veille, l’Empereur, arrivé à Wurzen et éclairé par de nouveaux renseignements, précisait sa pensée et ses choix opératiques. Blücher devant se trouver à Düben, cette dernière ville était désignée à Ney comme l’objectif à atteindre pour le 9.
Là encore, d’autres options étaient envisageables et soumises aux dispositions que pourrait adopter l’ennemi face à la marche offensive des Français. Si Napoléon, fort d’une large supériorité numérique, espérait vaincre complètement Blücher (« je tiens le succès comme certain », lettre à Cambacérès du 9 octobre au matin), l’affaire pouvait ne pas être décisive, l’armée de Silésie pouvant même refuser le combat et battre en retraite. Ce cas est évoqué dans la lettre écrite au matin du 9 au comte de Narbonne, gouverneur de Torgau :
« Je livrerai bataille à l'ennemi [aujourd’hui], et, avec l'aide de Dieu, j'espère avoir un succès complet; ou [objectifs du 10 octobre] j'obligerai l'ennemi à lever le siège de Wittenberg, et je m'emparerai de ses deux ponts de Dessau [point de passage de Bernadotte, en fait Roslau, Dessau étant situé sur la Mulde, non loin cependant du point de confluence avec l’Elbe] et de Wartenburg [point de passage de Blücher]; et, comme il a des bagages immenses sur la rive gauche, sa retraite sera difficile. »

Cependant, le 9 octobre, suivant les conseils de Bernadotte, Blücher refusait le combat et passait la Mulde pour marcher sur la Saale. La bataille tant recherchée par Napoléon n’avait donc pas été obtenue. A l’échec de la journée, s’ajoutaient pour le camp français les interrogations relatives à la potentielle dispersion des corps d’armée de Blücher ainsi que leurs marches respectives tant sur la rive droite ou sur la rive gauche de la Mulde.
Le Lendemain 10 octobre, Napoléon, à présent à Eilenburg (toujours sur la Mulde, à une quinzaine de kilomètres en aval de Wurzen), dans l’attente d’informations sur la direction prise par l’ennemi, établissait de nouveaux plans.
Pensant trouver une partie de l’armée de Silésie entre la Mulde et l’Elbe, une bataille dans le secteur de Wittenberg était toujours espérée pour le 11 ou le 12 octobre. Si celle-ci s’avérait être décisive, l’Empereur ne cachait pas ses espoirs de voir l’armée de Bohème battre en retraite.
Dans ce cadre, de larges perspectives s’offraient à l’armée française (lettre à Maret, le 10 octobre, à 10 heures) :
« S’il y a bataille et que je batte l'ennemi ici, les Autrichiens rentreront dans leurs frontières , et je me rapprocherai de Torgau par la rive droite, pour me mettre en communication avec [Gouvion Saint-Cyr à Dresde] et aller ensuite faire une visite à Berlin, mais après l'avoir dégagé. »
C’était le scénario optimiste ; Blücher vaincu, Schwarzenberg apeuré de subir le même sort battant en retraite en Bohème, la route de Berlin s’offrait au vainqueur. Cette option n’était cependant pas encore le fameux changement de front puisqu’ici il ne resterait plus guère d’ennemis sur la rive gauche de l’Elbe ; victorieux de manière décisive, Napoléon n’avait plus à rester positionner de manière défensive sur la ligne de l’Elbe, mais franchir cette dernière afin de parachever la victoire.

Mais, logiquement, Napoléon concevait également la possibilité d’un échec : Blücher lui échappant à nouveau, et de fait, augmentant les chances de s’unir à Schwarzenberg forcément porté à l’offensive et non au recul.
« Si, au contraire, il n'y a pas de bataille, il est très possible que je manœuvre sur la rive droite de l'Elbe, parce que, tous les projets de l'ennemi ayant été fondés sur des mouvements sur la rive gauche, je veux aussi tomber sur leur ligne d'opération, et que la suite des événements d'aujourd'hui et de demain peut être incalculable »

Cette manœuvre possible sur la rive droite de l’Elbe, comme il avait pu l’imaginer dès le 6, avant même son départ de Dresde, n’est pas là non plus encore l’audacieux renversement de front. Il ne s’agissait ici que d’opérer rive droite dans le dessein de prendre les ponts établis par l’ennemi afin de couper leurs lignes de ravitaillement, et non d’un passage de l’ensemble de l’armée française. Car pendant que Napoléon imaginait la manière d’opérer contre Blücher entre la Mulde et l’Elbe, et potentiellement sur la rive droite de ce dernier fleuve, restaient les problématiques liées aux manœuvres de Murat face à l’avancée de Schwarzenberg. Comme on l’a vu plus haut, le roi de Naples se devait de gagner du temps en attendant que l’Empereur opère contre Blücher et Bernadotte. Dans ce cadre, la maîtrise de la position clé de Leipzig était indispensable. Pourtant, il fallait bien se préparer, afin d’y faire face au mieux, à l’éventualité de la perte de cette ville.

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Et c’est dans ce schéma de réflexion (lettre à Maret, le 10 octobre, à 15 heures) qu’apparaît pour la première fois l’idée d’un vaste changement de front réalisé par l’armée française toute entière :
« Mon intention est, si le roi de Naples était obligé d'évacuer Leipzig [Napoléon (lettre à Murat, une heure plus tard) ne privilégiait pas cette hypothèse au regard des forces du roi de Naples (et des renfort dont il pouvaient bénéficier sous peu) et de celles estimées de l’ennemi], de repasser l'Elbe avec toute mon armée, en jetant l'armée de Silésie et de Berlin sur la rive droite et prenant tout le temps de la détruire; ou, si elle préfère abandonner ses ponts, de la laisser sur la rive gauche et de prendre ma ligne d'opération sur la rive droite, depuis Dresde jusqu'à Magdeburg.
[…]
Écrivez en chiffre au roi de Naples et au général Lauriston qu'à tout événement, s'ils évacuent Leipzig, leur retraite doit être sur Torgau et Wittenberg, et que les ponts de Düben et d'Eilenburg sont gardés ; que, s'ils étaient obligés d'évacuer Leipzig, mon intention est de passer sur la rive droite de l'Elbe. »

De même, à Berthier :
« Une des deux choses arrivera [le 11 octobre] :
Ou que j’attaquerai demain l’ennemi [Blücher] et je le battrai ;
Ou s’il se retire, je brûlerai ses ponts en me portant sur la rive droite.
[Murat] doit manœuvrer pour conserver Leipzig et me donner le temps de battre l’armée de Silésie ; mais qu’obligé de quitter Leipzig, il doit tout diriger sur la Mulde ; […] que mon intention, dans ce cas, est de passer sur la rive droite de l’Elbe, et de manœuvrer entre Magdebourg et Dresde débouchant par une des mes quatre places [Magdebourg, Wittemberg, Torgau, Dresde] pour surprendre l’ennemi. »

Dans le même élan, les intentions impériales étaient transmises à Arrighi, commandant le 3e corps de cavalerie (lettre du 10 octobre, à 16 heures) :
« J'ai fait débloquer Wittenberg, et l'armée de Silésie est en pleine retraite sur Dessau et sur ses ponts que je lui enlèverai demain, ou je l'obligerai à une bataille.
Je suppose que le roi de Naples, réuni à vous et au duc de Castiglione, pourra garder Leipzig.
S'il en était autrement, mon intention est que la retraite se fasse sur la Mulde par les ponts d'Eilenburg et de Düben; et, si cela devenait nécessaire, sur l'Elbe, par Wittenberg et Torgau; mon projet étant, pour déconcerter entièrement l'ennemi (dans le cas où je n'aurais pas le temps de battre l'armée de Berlin, avant que l'ennemi fût arrivé à Leipzig), de céder toute la rive gauche, pour avoir ainsi le temps de détruire cette armée, ayant des magasins et des débouchés à Dresde, Torgau, Wittenberg et Magdeburg. Ceci demande le plus grand secret; ne l'écrivez à qui que ce soit, si ce n'est en chiffre.
[…]
Mon intention est cependant, et vous la ferez connaître au roi de Naples, que Leipzig ne soit abandonné que si cela est nécessaire pour ne pas engager une affaire avec des forces inférieures.»

A la même heure, à Reynier, commandant du 7e corps :
« Il est indispensable de culbuter de culbuter demain le corps qui serait devant Wittenberg, de s’emparer de la rive droite, où il est possible que je passe avec toute mon armée.
[…]
Comme moyen de tout déranger, j’irai sur l’Elbe où j’ai l’avantage, puisque j’ai Hambourg, Magdebourg, Wittenberg, Torgau et Dresde. »

En cette après-midi du 10 octobre, le fameux renversement de front est ici enfin établi ; mais, contrairement à ce qu’a pu prétendre Napoléon dans son bulletin du 15 octobre 1813, ou dans ses écrits à Sainte-Hélène, ce plan ne répondait pas à des intentions de base avant même le commencement de la campagne d’octobre, mais à une situation éventuelle liée aux opérations alors menées. Qu’il ait pu imaginer, bien avant les faits, une telle opération, parmi beaucoup d’autres, dans le cadre de la planification de la défense de l’Elbe est tout à fait envisageable, mais il est faux d’affirmer que cette manœuvre était celle qu’il avait en tête à son départ de Dresde.

Revenons-en à la fameuse opération envisagée.
A la lecture du bulletin du 15 octobre, on voit que l’une des conditions à la grande manœuvre sur la rive droite de l’Elbe était la prise des ponts de l’ennemi. Cet objectif fut donné dès le commencement de la campagne, mais, la priorité étant donnée à la marche contre Blücher, les Français ne furent en mesure d’exécuter cette opération que tardivement. Dans ce cadre, il fallait enlever dans un premier temps le pont le plus proche, celui de Wartembourg, passer sur la rive droite puis filer en aval vers ceux de Roslau et d’Acken. Les ordres fusèrent le 11 octobre, à trois heures du matin (Napoléon à Berthier) :
« Réitérez [au duc de Tarente, Macdonald, 11e corps] l'ordre de partir aujourd'hui à six heures du matin et de passer de bonne heure sur la rive droite ; que toute l'armée ennemie paraît centralisée à Dessau ; que mon intention est de marcher par la rive droite sur les ponts de Roslau ; que l'ennemi a une quantité immense de bagages.
Donnez ordre au général Bertrand [4e corps]de partir à la pointe du jour, de s'assurer que le pont de Wartenburg est levé, d'y laisser des observateurs, et de se diriger du côté de Wittenberg aussitôt qu'il se sera bien assuré que le pont est levé.
Faites connaitre au général Sebastiani [2e corps de cavalerie] la nécessi-té de partir aujourd'hui, de bonne heure, pour pouvoir passer dans la journée sur la rive droite, à Wittenberg.
Écrivez au prince de la Moskova et au général Reynier qu'il est nécessaire que le général Reynier [3e corps] et le général Dombrowski [27e division d’infanterie polonaise] soient de bonne heure à Wittenberg et passent sur-le-champ sur la rive droite, afin de faire place au général Bertrand, au duc de Tarente et à tout le reste de l'armée, qui s'y porte également. »

Comme prévu, on trouve dans ces ordres des unités chargées de la prise des ponts : Bertrand (Wartembourg) et Reynier, Dombrowski, Sébastiani (Roslau et Acken) ; mais aussi des troupes filant vers le pont de Wittemberg en vue du grand passage : Macdonald auquel Napoléon ajouta quelques heures plus tard la Garde et Latour-Maubourg (1er corps de cavalerie).
Le grand mouvement sur l’Elbe semblait donc prendre corps, et le 13 au soir, Napoléon annonçait à Maret la destruction des trois ponts de l’ennemi.
De prime abord, l’objectif des ponts remplis, rien ne paraissait alors pouvoir contrecarrer le renversement de front projeté qui allait sous peu, à la surprise totale de l’ennemi coupé de ses bases, offrir à Napoléon une nouvelle ligne d’opération, la rive droite de l’Elbe, sur laquelle il pourrait manœuvrer à sa guise par le fait qu’il en maîtrisait tous les points de passage. Pourtant force est de constater que la grande manœuvre n’eut jamais lieu et que la campagne d’octobre s’acheva à Leipzig.
Un tel arrêt dans une opération offrant de telles perspectives, se devait d’être expliqué à l’opinion.
Et c’est là que la Bavière revint sur le devant de la scène.

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Message Publié : 14 Avr 2022 12:33 
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Revenons donc au bulletin du 15 octobre 1813 :
« Le 13 [octobre], l'Empereur apprit à Deiben que l'armée bavaroise était réunie à l'armée autrichienne et menaçait le Bas-Rhin. Cette inconcevable défection fit prévoir la défection d'autres princes , et fit prendre à l'Empereur le parti de retourner sur le Rhin; changement fâcheux, puisque tout avait été préparé pour opérer sur Magdebourg ; mais il aurait fallu rester séparé et sans communication avec la France pendant un mois ; ce n'avait pas d'inconvénient au moment ou l'Empereur avait arrêté ses projets ; il n'en était plus de même lorsque l'Autriche allait se trouver avoir deux nouvelles armées disponibles : l'armée bavaroise et l'armée opposée à la Bavière. L'Empereur changea donc avec ces circonstances imprévues, et porta son quartier-général à Leipsick. »

Logiquement, la version de 1813 fut reprise par Napoléon à Sainte-Hélène quand il fallut répondre aux critiques de Rogniat. Plus précis que le bulletin, la note impériale nous apprend que l’annonce provenait du Wurtemberg :
« Plusieurs corps étaient déjà arrivés à Wittemberg [les unités en question n’étaient pas l’avant-garde de la grande manœuvre au-delà de l’Elbe, mais seule-ment les forces chargées d’enlever les ponts de l’ennemi et celles devant soute-nir cette opération en cas de besoin], et les ponts de l'ennemi à Dessau avaient été détruits, lorsqu'une lettre du roi de Wurtemberg, justifiant les inquiétudes déjà conçues sur la fidélité de la cour de Munich, annonça que le roi de Bavière avait subitement changé de parti; et que, sans déclaration de guerre ou avertis-sement préalable, et en conséquence du traité de Reid, les deux armées autri-chienne et bavaroise, cantonnées sur les bords de l'Inn, s'étaient réunies en un seul camp; que ces 80 000 hommes, sous les ordres du général de Wrède, mar-chaient sur le Rhin; que le Wurtemberg, contraint par la force de cette armée, était obligé d'y joindre son contingent, et qu'il fallait s'attendre que bientôt 100 000 hommes cerneraient Mayence.
A cette nouvelle inattendue, Napoléon crut devoir changer le plan de campagne qu'il avait médité depuis deux mois
[…]
Les armées se rencontrèrent sur le champ de bataille de Leipsick. »

A noter que l’on retrouve une version très proche dans le Mémorial de Las Cases :
« Tout semble sourire d'abord à l'Empereur; mais presque aussitôt une lettre du roi de Wurtemberg lui donne avis que l'armée bavaroise, enlevée par des intrigues et l'esprit du moment, s'est jointe à l'armée autrichienne qu'elle avait à combattre, qu'elle marche sur le Rhin pour le couper de la France, et qu'il va se trouver lui-même dans l'obligation de se plier à ces circonstances.
Ce nouveau contretemps force Napoléon de tout interrompre pour revenir en arrière et songer à la retraite. Une telle complication de faux mouvements sert les Alliés, qui nous pressent et nous entourent; une grande bataille devient inévitable. Napoléon se masse dans les plaines de Leipsick »


Manoeuvrer sur la rive droite de l’Elbe revenait en effet à s’éloigner de vastes territoires et les placer directement sous la menace née de la trahison bavaroise. Ainsi, en se plaçant au-delà de l’Elbe pour une durée indéterminée, ce n’était pas seulement les armées coalisées que Napoléon mettait entre lui et le Rhin, mais aussi les états de la Confédération de Rhin susceptibles de renier l’alliance face à l’invasion.
L’abandon du virement de front apparaissait alors comme la solution la plus raisonnable ; solution imposée par la trahison et donc non imputable aux opérations menées par l’Empereur.

Mais, comme on l’a vu, la manière adoptée par Napoléon de présenter le début de la campagne d’octobre est très largement critiquable. On peut dès lors légitiment s’interroger sur la version à présent donnée concernant l’abandon du projet sur la ligne de l’Elbe.
Abordons donc la lettre du roi de Wurtemberg. De toute évidence, il s’agit de celle du 3 octobre :
« Monsieur mon frère, je me suis abstenu jusqu'à à Votre Majesté Impériale ce qui m'est revenu sur les dispositions de la cour de Bavière, quoique depuis plus de six semaines je ne sois pas en doute sur ses intentions. J'en avais fait mention à cette époque par quelques mots à V. M. I. dans ma lettre du 24 août; mais comme elle n'a pas touché cet article dans sa réponse [lettre du 30 août où comme déjà dit Napoléon ne fit nulle référence à la Bavière], je l'ai dû croire instruite et satisfaite de ces démarches, quelque extraordinaires qu'elles dussent me paraître.
Enfin le voile est tombé, et il ne peut rester aucun doute sur l'existence d'une convention, qui met la Bavière à l'abri des incursions ennemies, car même l'entrée dans le Tyrol est une affaire concertée.
[…]
Il est à prévoir que, si la marche annoncée du corps de Reuss à la suite de l'armée bavaroise a lieu, on submergera mon pays, et l'on exigera de moi des déclarations contraires à ma façon de penser.
V. M. I. est trop juste pour attendre que je puisse résister à une force ma-jeure, ou livrer mon pays aux dévastations et à la fureur de l'ennemi, et je dési-rerais que, dans ce cas malheureux, il me fût permis de ne pas négliger les seules voies de salut qui me resteront. Mais lors même que je me verrai obligé de céder aux circonstances impérieuses, je ne le ferai qu'en en prévenant V. M. I. et en lui protestant que, dès que la loi de la nécessité sera éloignée, elle me retrouvera tel qu'elle m'a toujours connu, franc et loyal.»

Si, en 1813, l’Empereur parlait, sans entrer dans les détails, d’une armée austro-bavaroise marchant sur le Rhin ; une fois à Sainte-Hélène, il forçait le trait en annonçant 80 000 hommes, renforcés bientôt de 20 000 autres Wurtembergeois filant sur Mayence. Wrede à la tête de son armée austro-bavaroise n’avait en vérité sous son commandement que 51 800 hommes.
De plus, dans sa lettre, le roi de Wurtemberg, moins alarmiste que Napoléon veut bien le décrire, ne parle que d’une convention mettant la Bavière à l’abri d’une offensive autrichienne et d’un possible future marche combinée vers le Rhin. Malgré le fait que Frédéric n’ait « aucun doute » sur un accord entre Munich et Vienne, les informations étaient encore bien imprécises. Et pour cause : à la date du 3 octobre (ces nouvelles reçues à Stuttgart étaient d’ailleurs forcément antérieures), rien n’était encore signé entre les Bavarois et les Autrichiens. Wrede venait tout juste de recevoir ses pouvoirs pour traiter et la convention de Ried ne fut établie que cinq jours plus tard, le 8 octobre. Il fallait encore attendre les ratifications et leur échange n’eut lieu que le 15. Ce fut ce jour-là que les forces autrichiennes (l’armée bavaroise avait quitté ses cantonnements cinq jours plus tôt) purent enfin franchir l’Inn.
Quoi qu’il en soit, l’annonce de la trahison de la Bavière (même si bien des choses restaient à éclaircir) était une très mauvaise nouvelle pour Napoléon.

Si la lettre évoquée par l’Empereur lors de son exil hélènien existe bien, celle-ci atteint-elle, pour reprendre les informations du 15 octobre, Napoléon à Duben le 13 octobre ? Le bulletin du 15 octobre bizarrement n’en parle pas restant mystérieux sur l’origine d’une telle révélation.
Outre ce point problématique, on peut rappeler que la Correspondance impériale est également muette sur une telle révélation. Et à la date où le voile est sensé tomber, on ne trouve que la lettre écrite le 13 octobre au soir à Maret concer-nant Krafft, conseiller d’ambassade de la Russie à Vienne, fait prisonnier dans la nuit du 12 au 13 octobre alors qu’il se rendait auprès de Bernadotte :
« Je viens de voir le nommé Krafft, qui m'a dit qu'ils avaient de grandes espé-rances sur la Bavière, mais qu'à son départ rien n'était encore convenu »
Rien de plus. Rien en tout cas sur cette supposée réception de lettre royale ; silence fort problématique au regard des changements opératiques majeurs découlant de cette missive selon ce que Napoléon fit écrire deux jours plus tard dans son bulletin.
D’ailleurs, si l’Empereur était convaincu le 13 octobre de la trahison de la Ba-vière, pourquoi, le 14, confiait-il à trois bataillons bavarois la garde du pont d’Eilenbourg, sur la Mulde ?
Pourquoi ce ne fut que le 16 octobre au soir, à Leipzig, que le général badois von Hochberg reçut l’ordre (qu’il n’exécuta pas) d’arrêter le général bavarois Raglo-vich ?
On peut aussi rappeler que ce ne fut que le 24 octobre, alors que l’armée était à Erfurt, que le dernier bataillon bavarois alors présent fut autorisé à se rendre à Munich sous condition de ne plus servir contre la France avant un an. Le bulletin du 31 octobre qui annonça cette nouvelle l’associait au fait que l’on était « cer-tain de la défection de la Bavière ». Les communications avait été en effet cou-pées depuis plus de dix jours, et Napoléon trouva à Erfurt le 23 octobre de nom-breuses dépêches, comme par exemple les lettres de l’Impératrice dont il était sans nouvelles depuis quinze jours, et de toute évidence de nombreux rapports sur la Bavière, bien plus officiels que les témoignages de prisonniers interrogés lors de la bataille de Leipzig, comme sans doute l’annonce du traité de Ried par Mercy d’Argenteau ou encore la proclamation de Maximilien en date du 14 oc-tobre où ce dernier annonçait officiellement son adhésion à la Coalition.
Les certitudes d’Erfurt étaient-elles les mêmes que celles supposées de Duben, dix jours plus tôt ? Bien difficile à dire.

Fain, dans son « Manuscrit de 1813 », en plus de reprendre l’argument bavarois de Napoléon expliquant l’abandon du projet de l’Elbe, lui ajoute une autre raison :
« Combien l'étonnement est grand lorsqu'on apprend que la marche de ces premières colonnes [sur la rive droite de l’Elbe] n'est que le commencement d'un grand mouvement sur Berlin; que le plan qui s'exécute est tout l'opposé de celui qu'on a rêvé ; qu'au lieu de marcher sur Leipsick, l'empereur rappelle à lui les troupes qu'il a de ce côté; qu'il ne s'arrête à Duben que pour les attendre, et qu'enfin c'est Magdebourg qui va devenir le centre des opérations ultérieures. […]
Disons toujours la vérité : la hardiesse de ce projet ne trouve que des censeurs. La plupart des chefs qui boudaient n'hésitent plus à se montrer mécontents, et l'empereur entrevoit avec surprise que l'ardeur de tant d'hommes dévoués quand on marche de succès en succès n'est pas à l'épreuve des vicissitudes trop longtemps variées de la fortune.
Ai-je besoin d'ajouter que ce ne sont pas les dangers du combat que l'on re-doute, la suite des événements le fera voir assez; mais tel qui a de la résolution sur le champ de bataille, n'en a pas toujours au conseil, et bien des têtes ont failli dont le coeur ne faillit jamais. Ici ce qu'on redoute, ce qui met presque en révolte, c'est d’être séparé de la France peut-être pendant un mois entier. Tout disparaît à côté d'un tel malheur; et, dans l'anxiété où tombent les esprits, on ne veut plus rien comprendre aux combinaisons de l’Empereur, quelque grandes qu’elles puissent être. »

C’est un peu ce que l’on retrouve sous la plume de Montholon (Récits de la capti-vité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène) :
« C'est encore mes maréchaux qui sont cause des désastres de Leipzig : ils n'ont jamais voulu que je descendisse l'Elbe et revinsse par Magdebourg sur Wesel ; ils se refusaient à comprendre les avantages immenses de ce mouvement, qui me renforçait de toutes les garnisons des places de l'Elbe, et qui me plaçait sur le Rhin de manière à en rendre le passage impossible aux armées alliées. »
Ici, pas de référence à la Bavière. Mais peut-être faut-il deviner (et suivre là le propos de Fain) que l’incompréhension des maréchaux se nourrissait notamment des révélations sur la trahison bavaroise ?

Personnellement, cette soudaine information, d’où qu’elle vienne d’ailleurs, suffi-samment convaincante pour emporter l’adhésion de l’Empereur me laisse per-plexe.
De plus, que Napoléon ait enfin été convaincu de la trahison bavaroise le 13 oc-tobre est une chose, mais, comme il l’affirme tout autant, qu’il en ait tiré des modifications majeures sur ses plans de campagne en est une autre.
Or quand on se penche sur la chronologie des faits pour tenter de répondre à cette nouvelle problématique, bien des choses ne collent pas avec la version im-périale.


Comme dit plus haut, le projet de Napoléon de vaste manœuvre sur la rive droite de l’Elbe fut annoncé dans l’après-midi du 10 octobre, et commença à être exécu-ter (tout du moins par l’envoi d’ordres) dans la nuit du 10 au 11 octobre.
Pourtant, il est impératif de le rappeler : cette grande opération de l’armée française devait être une réponse à une éventuelle situation où Leipzig (où on de-vait tout faire pour se maintenir) se voyait finalement abandonné par Murat face à Schwarzenberg, avant que Blücher ait pu être battu de manière décisive ; en somme une situation d’échec voyant la réunion des Coalisés sur les arrières de l’armée française en une cité clé qu’on n’avait pu tenir.
Or, au moment cette opération de grande ampleur est évoquée concrètement par l’Empereur auprès de ses officiers-généraux, les conditions nécessaires à l’adoption de ce projet n’étaient pas d’actualité. L’opération en question, comme d’autres manœuvres déjà abordées, n’était donc qu’optionnelle et en rien prioritaire ; dans l’esprit de Napoléon, la victoire face à Blücher étant largement à sa portée, et la sauvegarde de Leipzig par Murat pleinement concevable. En ce cas, le passage de toute l’armée sur la rive droite de l’Elbe n’était plus du tout envisagé à court terme, comme on le voit dans sa lettre adressée à Murat, ce même 10 octobre, à 17 h 30 :
« Dans la journée de demain 11, ou j'aurai balayé l'ennemi, ou j'aurai détruit ses ponts et l'aurai jeté de l'autre côté de la rivière. Ayant ainsi chassé l'armée de Silésie, je puis, dans la journée du 13, me trouver à Leipzig avec toute mon armée. »

Ainsi, même si, le 11 octobre, Blücher échappait encore une fois à Napoléon, la prise des ponts et la retraite de l’ennemi derrière l’Elbe suffisaient largement, et lui permettaient au final de se joindre à Murat afin de battre, dans le secteur de Leipzig, l’armée de Bohème désormais isolée des autres forces coalisées.
On peut cependant s’interroger sur ce qui poussait Napoléon à penser qu’il ne pouvait y avoir que deux alternatives : l’écrasement de l’ennemi ou son rejet sur la rive droite de l’Elbe avec impossibilité immédiate pour lui de repasser, ses ponts ayant été détruits. Il pouvait en effet pareillement être envisagé que l’adversaire échappe à Napoléon tout en se maintenant sur la rive gauche de l’Elbe, gardant ainsi la possibilité d’intervenir dans la bataille annoncée du côté de Leipzig.
De plus, étant à la poursuite de Blücher, il est logique que l’Empereur évoque ici le sort à réserver à l’armée de Silésie ; mais on peut aussi s’interroger sur son silence vis-à-vis de Bernadotte qui, lui aussi sur la rive gauche de l’Elbe (mais les renseignements étaient faibles sur l’armée du Nord), représentait une menace loin d’être négligeable pour la bataille projetée aux côtés de Murat.

Le 11 octobre, les prévisions impériales, Blücher n’étant plus entre la Mulde et l’Elbe, ne se réalisèrent finalement pas.
Ainsi, la bataille tant désirée le 9, puis le 10, ne vint pas plus le 11. Ayant appris dans la nuit que Blücher avait retraité du côté de Halle, Napoléon, le 12 octobre, opta, même s’il n’avait pas réussi à écraser l’ennemi ou à le rejeter sur la rive droite de l’Elbe, d’opérer le rassemblement de son armée dans les plaines de Leipzig afin de livrer bataille contre l’armée de Schwarzenberg.

Ainsi, à 9 h 30, Berthier recevait les instructions suivantes :
« Donnez ordre au prince de la Moskova de partir avec toutes ses troupes, au reçu du présent ordre, pour se porter sur Düben, y passer la rivière [la Mulde] et se porter sur Taucha [à mi-chemin entre Leipzig et la Mulde, à 12 km environ de Leipzig], où il devra être arrivé le 14 [ou dès le 13 au soir, selon une estimation postérieure], mon intention étant d'y livrer bataille avec toutes mes forces réunies. En conséquence, il ne laissera rien derrière.
Ordre au duc de Tarente [dans la nuit, Napoléon avait envisagé de le voir passer l’Elbe à Wittenberg afin de soutenir si besoin les opérations menées rive droite contre le pont de Roslau par lequel Bernadotte était passé] de se porter aussitôt que possible sur Düben, où il est indispensable qu'il arrive le 14 dans la matinée.
Ordre au général Reynier et au général Dombrowski de revenir sur Düben [ils avaient été envoyés rive droite s’emparer du pont de Roslau], où il est nécessaire qu'ils arrivent le 13, pour être le 14 à Taucha [Napoléon rectifia une demi-heure plus tard ses calculs pour envisager leur arrivée à Taucha, non le 14 mais le 15], où j'ai intention de livrer bataille à l'ennemi.
Ordre aux généraux Bertrand, Sebastiani et Latour-Maubourg de se diriger aussitôt sur Düben. »

Comme on le voit, les unités concernées par l’ordre du 11 octobre à trois heures du matin mettant en œuvre les bases de la grande manœuvre au-delà de l’Elbe se voyaient à présent appeler sur un tout autre théâtre d’opération. La Garde non citée ici (et cantonnée alors entre la Mulde et l’Elbe) avait reçu l’ordre plus tôt dans la nuit, à trois heures du matin, de stopper sa marche vers les pont de Wittemberg et de ne pas bouger de ses positions.
Si ses ordres étaient suivis, Napoléon estimait qu’il pouvait compter sur 120 000 hommes à Taucha le 13 octobre, puis sur un total de 190 000 le 14.
La bataille de Leipzig, envisagée dès le 6 octobre, avant même l’entrée en campagne de Napoléon, se dessinait donc clairement dès le 12 au matin, mais tout reposait cependant sur la capacité de Murat de tenir suffisamment face à l’armée de Bohème afin de garder Leipzig le temps de voir les différents corps français converger sur le secteur.
Ainsi, Napoléon, le 12 octobre, à 16 heures, écrivait à Arrighi de Casnova (commandant du 3e corps de cavalerie) :
« [Vous avez ordre de] me faire connaître si, d’après les derniers renseignements que vous avez, vous pensez que le roi de Naples puisse garder sa position, et vous la ville de Leipzig, toute la journée de demain 13.
[…]
Si vous êtes pour l’affirmative, il est convenable que vous envoyiez un officier sur la route de Duben pour instruire le duc de Raguse de ce qu’aura répondu le roi de Naples, puisqu’il se portera aussitôt qu’il la connaîtra sur Taucha. »

Et dans le même élan, à la même heure, à Maret :
« [Si le roi de Naples] peut tenir avec ses propres forces toute la journée de demain 13, je me rendrai sur Leipzig et y livrerai bataille à l’ennemi. Dans ce cas, le duc de Raguse, qui est déjà entre Düben et Leipzig, s’approcherait dans la nuit jusqu’à Taucha, et je partirais, immédiatement après la réception de la réponse du Roi, avec ma Garde; de sorte que demain, dans la journée, j’aurais 80,000 hommes à Taucha, et, dans la journée du 14, tout le reste de l’armée arriverait.
Si, au contraire, le Roi ne peut pas tenir, je réunirai toute mon armée sur la Mulde, le Roi formant la gauche à Grimma et Wurzen, et le reste de l'armée depuis Wurzen jusqu'à Eilenburg et Düben. Je manæuvrerai alors pour livrer bataille à l'ennemi.
[…]
L'ennemi n'a plus de pont sur l'Elbe. On m'assure que le prince royal [Bernadotte] et toute l'armée de Berlin ont passé sur la rive droite [ce qui était faux]; je recevrai avant minuit la confirmation de cette nouvelle, et alors, m'étant débarrassé ainsi de 40 à 50 000 ennemis, je me placerai avec toute mon armée sur Leipzig et livrerai bataille à l'ennemi. »

La grande manœuvre sur la rive droite de l’Elbe envisagée le 10 octobre au matin était à présent, en cette après-midi du 12 octobre, oubliée au profit de deux autres options : soit Murat tenait Leipzig et on s’y battrait, soit la ville était abandonnée et la ligne de manœuvre française serait la rive droite de la Mulde.
Pour trancher cette impérieuse question, l’Empereur, ce 12 octobre, écrivit directement à l’intéressé :
« Pouvez-vous, sans vous compromettre, garder, toute la journée de demain 13, votre position et Leipzig ?
Vous serez renforcé dans le courant de la journée dans votre position actuelle; ou bien, dans la nuit du 13 au 14, vous prendrez une position qui appuie votre gauche à Connewitz [à 5 km au sud de Leipzig] et votre droite vers Wurzen. Vous serez augmenté de 80 000 hommes, que je vous amènerai, et, le 14, de tout le reste de l'armée. Nous aurons le 15 au matin 200 000 hommes. »

Murat, de Wachau, le 13 octobre, à deux heures quinze du matin, répondit positivement aux demandes de Napoléon. Ce dernier accusa réception de ladite missive à 10 heures.
Plus rien ne s’opposait à la grande affaire.


Comme on le voit, le projet de retournement de front sur la ligne de l’Elbe ne put être stoppé le 12 par l’officialisation de la trahison de Bavière supposément avoir été apportée un jour plus tard. Les bases sur lesquelles cette opération s’appuyait portaient en fait, en elles-mêmes, dès le départ, les conditions de son abandon.
Et c’est justement parce que la situation nécessaire (perte de Leipzig et Blücher évitant l’écrasement) à la mise en œuvre de cette manœuvre n’arriva pas que Napoléon s’en tint logiquement à ses autres projets, tout en échafaudant d’autres, et finit par se décider, comme il l’avait envisagé dès son départ de Dresde, à livrer une grande bataille dans les plaines de Leipzig.

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Message Publié : 14 Avr 2022 12:34 
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Fustel de Coulanges
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On peut ici s’essayer à petit bilan.
Que ce soit au moment des faits (bulletin du 15 octobre) ou à Sainte-Hélène, Napoléon inscrivait sa prose dans la justification de ses actes : en 1813, afin de continuer à convaincre l’opinion que le grand général était toujours à la tête des armées et que son génie était garant de la victoire ; lors de l’exil hélènien, pour contre-argumenter l’ouvrage de Rogniat où ce dernier critiquait vertement la stratégie napoléonienne lors de la campagne de Leipzig.
Dans les deux cas, ne pas présenter les vrais projets opératiques permettait de taire les objectifs réellement à atteindre et ainsi ne pas mettre en lumière les échecs subis.
Comme vu plus haut, au commencement de la campagne d’octobre, les trois objectifs principaux de Napoléon étaient les suivants :
-Ecraser l’armée la plus proche, en l’occurrence celle de Blücher ; ou au moins la repousser, elle et celle de Bernadotte au-delà de l’Elbe ;
-Enlever les ponts de l’ennemi sur l’Elbe afin de leur prendre une grande quantité de bagages (et ainsi rendre encore plus difficile leur retraite derrière l’Elbe) et laisser le champ libre aux futures manœuvres françaises sur la rive gauche ;
-Retarder l’avance de l’armée de Bohème, afin de pouvoir, une fois les deux premiers objectifs remplis, tomber sur elle avec la quasi-totalité de l’armée.

Le premier objectif ne fut pas rempli : Blücher échappa à la force de frappe chargée de le détruire, et il ne fut pas (pas plus que Bernadotte, même si Napoléon a un temps pensé à la retraite définitive de l’armée de ce dernier) rejeté au-delà de l’Elbe.
Le deuxième objectif fut rempli mais sans être le parachèvement de la mise en fuite de l’ennemi sur la rive droite de l’Elbe.
Le troisième objectif fut lui aussi rempli, mais perdait beaucoup de sa substance (et c’est le principal reproche de Rogniat) par le fait Napoléon pouvait certes défendre le point hautement stratégique de Leipzig en venant au final en aide à Murat, mais avec la menace, vu le premier objectif non atteint, de devoir faire face à des forces en très large supériorité numérique.


En taisant le projet d’origine au profit d’un autre, Napoléon balayait ainsi les échecs évoqués ci-dessus par le fait que les objectifs n’étaient dès lors plus les mêmes.
En effet, si l’ambitieux changement de front au niveau de la ligne de l’Elbe était visé, les objectifs devenaient les suivants :
-Laisser, tout en le poussant offensivement, l’ennemi (Blücher et Bernadotte) poursuivre sa marche sur la rive gauche de l’Elbe ;
-Enlever ses ponts afin de couper ses lignes de communication et s’assurer la maîtrise des zones de franchissement de l’Elbe (tous les ponts de l’Elbe étant alors sous le contrôle des Français), paramètre essentiel pour la future campagne une fois le retournement de front obtenu ;
-Faire manœuvrer l’armée entière (forces du nord contrôlant le cours de l’Elbe, et celles du sud contrôlant les débouchés de Bohème) afin qu’elle franchisse l’Elbe.

De ce point de vue là, les premier et deuxième objectifs étaient remplis. Seul le troisième ne l’était pas, ou tout du moins, imparfaitement, Murat, pressé par l’ennemi, n’ayant encore opéré sa marche sur Wittemberg, manœuvre qui, on pouvait le penser, n’était que différée.
En présentant donc la campagne d’octobre comme une phase préparatoire à un ambitieux et audacieux changement de front, Napoléon non seulement apparaissait comme le stratège génial de toujours, trompant l’ennemi avec hardiesse et intelligence, mais pouvait aussi dans le même élan voiler les échecs subis.
Or le plan aussi étonnant et audacieux soit-il fut au final abandonné. Et si la manière de présenter le début de campagne se devait de préserver la réputation du grand capitaine, on se devait de remplir, pareillement et dans le même élan, le même objectif concernant la fin de cette même campagne. Ainsi, le brillant projet ne fut pas écarté en conséquence d’une faute commise l’Empereur, mais parce que la trahison lui imposait de revoir ses calculs.
Et à la brillante manœuvre succédait une marche de concentration en vue d’une confrontation finale pouvant susciter quelque légitimes inquiétudes. Car à bien y voir, si une bataille dans les plaines de Leipzig avait été envisagée dès son départ de Dresde, les conditions dans lesquelles il allait devoir à présent la mener n’étaient pas des plus avantageuses. Lutter ici, en cette position hautement stratégique, contre l’armée de Bohème était certes l’épilogue possible qu’il s’était fixé pour la fin de campagne, mais en cas, cette ultime confrontation devait être la suite à donner à la neutralisation victorieuse des armées du Nord et de Silésie. Or ces deux forces n’avaient non seulement pas été écrasées, mais se trouvaient, de part leur position respective, en capacité d’intervenir sur le champ de bataille à venir.
Batailler à Leipzig dans ces conditions revenait à porter le flanc à bien des critiques. C’est sans doute en pensant à celles-ci qu’il rédigea le bulletin du 15 octobre, si peu en phase avec les faits : Leipzig n’était pas son plan et seule la trahison bavaroise lui a imposé de combattre dans de pareilles conditions.
Car que ce soit dans ce bulletin ou, postérieurement, dans ses écrits justificatifs à Sainte-Hélène, une seule chose comptait pour Napoléon et pour ceux qui comme Las Cases reprirent sa prose : préserver l’aura du grand capitaine.

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Message Publié : 15 Avr 2022 19:53 
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Merci Cyril pour cette description du contexte réel de la bataille de Leipzig. C'est très intéressant.

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