« Après l'assassinat d'Enghien, qui a un retentissement incroyable en Russie -paradoxalement très francophile (Catherine II et son engouement pour les idées des Lumières n'est que la grand-mère d'Alexandre)- Alexandre envisage tout de suite de rompre toute diplomatie avec la France. »
Pardon Gaete, mais sur quoi se fonde Rey pour, comme pas mal d’historiens j’en conviens tout à fait, pour affirmer que l’assassinat du duc d’Enghien avait eu un retentissement incroyable en Russie ? Ca a tout du topos, de la même manière que la prise de la Bastille le 14 juillet serait un événement historique alors que c’est un mythe construit a posteriori : confère notamment le journal de Louis XVI qui note pour ce 14 juillet 1789 : « rien ». L’assassinat du duc d’Enghien a pu avoir un retentissement dans quelques cercles de pouvoir et dans les chancelleries, probablement, mais cela ne fait pas beaucoup de bruit. Sokolov, si je me souviens bien, démonte ce topos et le ramène à l’essentiel. Il s’agissait d’envoyer un message clair aux Bourbons pour qu’ils cessent d’appuyer les actions visant à assassiner le premier consul. Après cette date, le message est passé : fin des attentats. Alexandre n’avait pas besoin de ce prétexte pour rompre les relations avec la France : dès sa montée sur le trône en 1801, il vide de sa substance l’accord franco-russe conclu entre son père et Napoléon et chercher la rupture avec la France de Bonaparte.
« Concernant la date 1804 : victoire d'Austerlitz on acte, maintenant on peut broder à l'infini sur les tactiques des perdants ou se montrer dans une démarche laudative dans celle du gagnant. Rey ne tombe pas dans ce travers. Elle ne « s'approprie » pas les échanges écrits afin d'abonder une thèse qui lui serait chère. Elle évite le plus possible de citer des échanges oraux et se garde d'avancer dans le rappel d'un jugement de l'un ou l'autre qui inviterait le lecteur à faire de cruels raccourcis du style : ce tsar est louvoyant donc il est incapable d'écrire ou faire une démarche droite en sous-entendant que même les écrits envoyés à ses amis les plus proches sont entachés de la fausseté attribuée à l'individu. On ne peut prendre d'un livre simplement les passages qui vont dans le sens d'une « intime conviction » et abonder en shuntant le reste. »
Sauf à ce que je comprenne mal votre propos, l’absolue froideur n’est pas la posture par laquelle l’historien se rend le plus utile. Il doit bien sûr utiliser toutes les sources. Mais il doit faire un travail critique sur chacune pour dégager l’analyse la plus fondée, car toutes les sources ne se valent pas. Voyez-vous, pour ma part, modestement, je n’ai pas lu le livre de Sokolov pour y adhérer. Ce n’était d’ailleurs pas l’idée que j’avais (pour moi, l’essentiel se nouait en 1803-1804 lorsque l’Angleterre rentre à nouveau en guerre, pas en 1801) et je doute toujours de l’explication personnelle et psychologisante de Sokolov. En revanche, ce sur quoi il m’a plutôt convaincu, c’est bien sur le fait que dès 1801, Alexandre tend à tout prix au conflit sans concession contre la France de Napoléon.
« Rapportez-vous à la lecture du billet de Maistre et vous verrez qu'entre constater que si les orientations napoléoniennes ne changent pas, ceci risque de provoquer des tensions et des problèmes bien réels (on dépasse un peu l'empreinte des Lumières et les idéaux) au niveau géopolitique et sphères d'influences ; problèmes qui ne pourront que s'inscrire dans un conflit puisque déjà la Prusse et l'Autriche sont gênées par le tourbillon expansionniste de Napoléon, ceci paraît évident. »
Maistre, vous voulez dire Joseph de Maistre ? On fait plus objectif et plus neutre, comme référence. Mais certes, il est évident que l’accroissement de puissance de la France de Napoléon alarmait la Prusse et l’Autriche. Et encore, pour la Prusse, avant Austerlitz et Presbourg, c’est à nuancer. Mais surtout, je ne vois pas là ce qu’il y a d’unique concernant la France. Rien qui la distingue de l’énorme accroissement de puissance de la Prusse, l’Autriche et la Russie à l’occasion des partages de la Pologne. Il faut donc distinguer le discours de la réalité.
De la même manière que les propos d’Alexandre qui régnait sur un pays de serfs sur le « tyran » Napoléon ne méritent rien d’autre qu’un grand éclat de rire, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les critiques sur le terrible expansionnisme français. L’expansionnisme, c’est bien connu, c’est surtout condamnable chez les autres. Le Royaume-Uni, la Russie, la Prusse, et dans une moindre mesure l’Autriche, étaient des puissances expansionnistes qui s’asseyaient sur le droit des gens dont elles se gargarisaient à propos de la France.
Mais la où le bat blesse, s’agissant de la Russie, c’est qu’il n’y avait guère motif de motif sérieux, concret, c’est-à-dire territorial, à un conflit objectif entre eux. Les 2 puissances n’étaient pas voisines mais se situaient aux 2 extrémités de l’Europe. Là où ça a pris corps, c’est bien sûr quand Napoléon a ambitionné de démembrer au profit de la France l’empire ottoman, mais l’expédition d’Egypte a vite fait long feu. Et Bonaparte et Talleyrand d’une part, Paul 1er d’autre part, ont finalement tiré un trait sur la question égypto-syrienne.
« En face il a un homme dont il reconnaît le génie, un homme d'expérience, qui a presque le double de son âge et un parcours flamboyant. Alexandre acte immédiatement du génie et de son incapacité personnelle à batte Napoléon sur le terrain des conflits. »
Le double de son âge ? Napoléon est né en 1769. Alexandre est né en 1777. Cela fait 8 ans d’écart.
Je vais vous dire ce qui me gène beaucoup a priori à propos du livre de M-P Rey. C’est son titre : « l’effroyable tragédie ». Ca résonne trop avec le titre du livre de Thierry Meyssan : « l’effroyable imposture ». Je comprends tout l’intérêt historique qu’il y a à décrire le quotidien des soldats de terrain embarqués dans cette gigantesque guerre dans des conditions particulièrement éprouvantes. Mais au regard de notre discussion, ce n’est pas cela qui explique le mieux le comment du pourquoi du conflit.
« [… de part et d'autre, il y eu dans ce conflit, l'affrontement de deux volontés, de deux consciences, de deux conceptions du pouvoir et de deux rapports au monde. Souvent soucieuse de ne pas entamer l'image d'un Napoléon, stratège de génie, l'historiographie française a eu tendance à incriminer le froid, la dureté du climat et la vaillance extraordinaire des troupes russes plutôt que les erreurs de Napoléon] qui en confessera plusieurs à Las Cases dans le Mémorial [Mais si -de fait- le « général Hiver »... C'est davantage dans les erreurs de jugement... La démesure... la conviction que la victoire sera rapide qui le [Napoléon] pousse à négliger les obstacles climatiques comme les distances et une incapacité à comprendre le mode de fonctionnement de son adversaire ainsi qu'à cerner sa psychologie. C'est là qu'il faut rechercher les causes de sa faillite...] Ce passage est de Rey et je le cite parce-qu'on peut retrouver le même ordre d'idée chez d'autres historiens mentionnés ci-dessus. »
Pas de problème pour ce qui me concerne avec la 1ère partie de ce passage. Lieven et d’autres historiens avaient déjà fait justice du mythe de la fatalité imposée par le général hiver. En revanche, la démesure invoquée par Rey relève du topos. En quoi Napoléon faisait-il plus preuve de démesure en déclenchant cette guerre qu’Alexandre en ayant l’intention de terminer cette guerre à Paris sur les faubourgs de Montmartre ? Je suis tout à fait prêt à critiquer l’analyse psychologisante de Sokolov, mais Sokolov ne peut rivaliser avec Rey en matière de psychologie de comptoir si on se réfère à ce passage. C’est facile de juger a posteriori quand on connaît le résultat, quand bien même le jugement n’est pas la cause du résultat.
« Tout en rendant justice à vos talents militaires, il m'a souvent dit que son pays était grand, que votre génie pouvait vous donner beaucoup d'avantages sur ses généraux mais que […] on avait de la marge pour vous céder du terrain et que vous éloigner de la France et de vos moyens serait déjà vous combattre avec succès. VM sera alors obligée de revenir en France et alors tous les avantages seront alors du côté des Russes puis l'hiver, le climat de fer et, plus que tout cela, le parti pris, la volonté hautement proclamée de l'empereur Alexandre de prolonger la lutte et de ne pas avoir la faiblesse comme tant d'autres souverains, de signer la paix dans la capitale ». On peut donc constater un début de tactique : analyse de l'ennemi potentiel, reconnaissance de sa supériorité, analyse des paramètres incontournables et refus, cette fois, d'un traité. On est donc plus au stade d'Austerlitz. Quels que soient les projets que Napoléon aient pu avoir, le constat est qu'il s'est bel et bien enfoncé, le reste n'est que littérature ou flood. Et oui, il a été chercher (sic) "l'armée russe jusque dans les profondeurs de ses steppes". Quels que soient les raisons pour ceci, les suppositions et les supputations, l'Histoire ne peut qu'acter de ce fait. On peut broder, allez jusqu'à douter des échanges, abonder avec d'autres pour bétonner une thèse quelle qu'elle soit, ceci n'enlève pas que Napoléon court derrière sa bataille de front, dans l'endroit qu'il décidera mais depuis Austerlitz, il ne se renouvelle pas et ceci n'a pas échappé au tsar et à son entourage. »
Non, pas d’accord, sauf à considérer qu’il n’y a rien à écrire, rien à analyser, et que nous devons nous contenter de répéter religieusement l’enchaînement des événements et le considérer comme inéluctable. L’intérêt de nos discussions, c’est de comprendre pourquoi les choses se sont produites, quelles étaient les motivations des acteurs, la part de hasard et d’imprévu dans les événements, les véritables projets au regard des résultats obtenus. Les faits sont connus. Ce qui est intéressant d’étudier, et ce sur quoi nous échangeons principalement sur ce forum, c’est le comment et le pourquoi ça s’est passé comme ceci plutôt qu’autrement.
Je me répète, mais le fait qu’Alexandre était prêt en cas de besoin à reculer jusqu’au fond des steppes n’aurait servi à rien si Napoléon et la grande armée s’en étaient tenus au plan initial visant à faire une campagne de Pologne, telle étant d’ailleurs la dénomination donnée à cette guerre côté français. Ca ne sert à rien de reculer tout seul. Alexandre aurait alors perdu la Pologne et une partie de la Lithuanie, et c’eut été une perte considérable de population, de richesse et de puissance pour lui. Quant à l’accueil des polonais et des lituaniens, certes pas d’enthousiasme dans un contexte de guerre et de destruction par l’armée russe reculant. Mais du côté de Saint-Petersbourg, tout le monde était hautement conscient que ces populations n’attendaient que l’occasion pour quitter l’orbite russe.
« Elle l'a lu et laisse les commentaires à l'entourage du tsar en actant que ce plan a plu à celui-ci. Il faudra attendre l'évidence des pertes pour le voir y renoncer. A noter qu'un des plus farouches opposant était BDT. »
Elle l’a lu ? Mais s’y connaît-elle un tant soit peu en matière militaire ? Car BDT, lui, s’y connaissait et il avait de bonnes raisons d’être contre, comme d’ailleurs la plupart des officiers russes qui s’y connaissaient un tant soit peu en stratégie, en tactique, en logistique, ainsi tout simplement que sur la manière de conduire des troupes, et ce qu'ils soient partisans de l'offensive ou de la retraite défensive.
« L'homme était jeune et encore plein d'idéaux … un jeune souverain inexpérimenté … »
En 1811/1812, Alexandre avait 34/35 ans et cela faisait 10 ans qu’il régnait ! A cette époque, on n’était plus jeune à 34/35 ans. Et d’ailleurs, même aujourd’hui, j’ose espérer qu’on n’est plus un jeune rêveur à 35 ans quand on est en responsabilité. Lui seul aurait l'excuse de la jeunesse, y compris en 1812 ? Que dire alors du Napoléon de 1802 ou 1805 ? C'était la jeunesse ou la présomption qui expliquerait ses "maladresses" ? Ah, ce cher Alexandre 1er ! Lui seul mériterait notre tendre compréhension ?
« Les Français détenaient les clés de l'issue du conflit dès 1812 ? Mais c'est encore plus grave ou plus insensé.
Citation: Le grand mérite d’Alexandre et de ses généraux, c’est que bien qu’ils n’aient cessé d’avoir tort et de se débattre dans des impasses politico-stratégiques où les avait mis les choix obstinés d’Alexandre
C'est une analyse personnelle ou celle de Sokolov ?
sévères, soit il aurait voulu poursuivre le combat mais aurait été renversé et remplacé par un tsar plus disposé (par exemple le grand-duc Nicolas)
(Sic) J'ai gardé ceci pour la fin car c'est le meilleur dans l'analyse de Sokolov (?). Le grand duc Nicolas... Mais là encore c'est bien ignorer (aucune bio de lue visiblement) la personnalité du grand-duc Nicolas... Pour faire court, on verra son empressement -au décès de son aîné- à vouloir porter la couronne. Empressement qui verra un flottement propice à une mini-révolution. Constantin se portera preneur avec une politique de boulonnement intérieur, allégée sous Alexandre II et reprise par Alexandre III. La Russie ne s'ouvrira désormais à la France que grâce à l'intervention des Anglais et pour des raisons politiques uniquement. Nous sommes bien loin de la francophilie qui -paradoxalement- existait toujours dans beaucoup de salons perterbourgeois durant la campagne de Russie. Avancer le grand duc Nicolas est pour le coup, je reprends une de vos expressions concernant le peu de jugement d'Alexandre : «... rire à s'en faire craquer les maxillaires... (?) »
C’est mon analyse et mon point de vue. J’ai cité le grand-duc Nicolas parce qu’il a au final succédé à son frère, non pas dans l’idée qu’il aurait renversé son frère. Pas besoin de lire une bio pour cela. En revanche, dans l’hypothèse d’une défaite et alors qu’Alexandre aurait incarné l’opposition à outrance à Napoléon, il aurait été de l’intérêt même de la Russie et des élites russes de s’en débarrasser et de présenter un nouveau visage pour faire la paix. Or à la cour de Saint-Petersbourg, les tsars gênants mourraient fréquemment et facilement de maladie, dont le symptome était souvent une fracture du crâne, des traces de strangulation ou une bonne hémorragie au milieu de leur impériale bedaine.
|