Caesar Scipio a écrit :
Or, et sur ce point l’ouvrage de M-P Rey converge avec celui de Sokolov, dès 1801 Alexandre s’inscrit sur une trajectoire de collision avec Napoléon.
Si on peut mettre en cause les écrits d'Alexandre, les paroles encore plus dans ce cas et même des réactions « à chaud » on peut adopter cette même démarche pour tout à commencer par Bonaparte puis Napoléon. L'expérience n'est pas même « innovante » : on est dans une interprétation personnelle de l'Histoire, interprétation qui peu se décliner à l'infini.
Après l'assassinat d'Enghien, qui a un retentissement incroyable en Russie -paradoxalement très francophile (Catherine II et son engouement pour les idées des Lumières n'est que la grand-mère d'Alexandre)- Alexandre envisage tout de suite de rompre toute diplomatie avec la France. Les avis plus nuancés de son entourage le feront renoncer. J'ai cité des extraits de Rey choisis à charge afin de montrer que tout n'est pas aussi simple mais le livre de Rey ne me semble pas converger avec celui de Sokolov pour la bonne raison qu'elle ne s'inscrit pas dans une démarche de démonstration innovante mais dans un partage de sources nouvelles.
Entre chaque source citée il faut évidemment du rédactionnel qui se base sur la source antérieurement donnée pour faire le liant. Il n'y a nul jugement, nulle prise de partie, nul engouement ou démarche innovante, elle cite et c'est tout. C'est aussi pour ceci que son livre m'a plu. Bien sur on y retrouve du «
déjà lu » ne serait-ce qu'avec les sources de bases que l'on peut lire déjà chez Tulard ou plus avant chez Bergeron ou dans le livre de Lovie & Palluel-Guillard [
L'épisode napoléonien : aspects intérieurs (Bergeron)
– Aspects extérieurs (J. Lovie/ A. Palluel-Guillard) mais on ne peut éternellement réinventer l'histoire et certains faits n'appellent pas à l'échange, on ne peut qu'acter.
Concernant la date 1804 : victoire d'Austerlitz on acte, maintenant on peut broder à l'infini sur les tactiques des perdants ou se montrer dans une démarche laudative dans celle du gagnant.
Rey ne tombe pas dans ce travers. Elle ne «
s'approprie » pas les échanges écrits afin d'abonder une thèse qui lui serait chère. Elle évite le plus possible de citer des échanges oraux et se garde d'avancer dans le rappel d'un jugement de l'un ou l'autre qui inviterait le lecteur à faire de cruels raccourcis du style : ce tsar est louvoyant donc il est incapable d'écrire ou faire une démarche droite en sous-entendant que même les écrits envoyés à ses amis les plus proches sont entachés de la fausseté attribuée à l'individu. On ne peut prendre d'un livre simplement les passages qui vont dans le sens d'une «
intime conviction » et abonder en shuntant le reste. Je suis désolée si les extraits que j'ai fourni donnent à penser que Rey est dans une mouvance quelconque, c'est aussi pour ceci que j'ai tenu -dans l'indication de la source- à noter l'année de parution du livre et la parution est -je crois- antérieure à celui de Sokolov.
Entre constater qu'Alexandre à des idéaux totalement opposés aux visées de Napoléon, c'est une chose. Le tsar deviendra bien plus pragmatique une fois au pouvoir, les Palhen et les ministres de son père écartés. Rapportez-vous à la lecture du billet de Maistre et vous verrez qu'entre constater que si les orientations napoléoniennes ne changent pas, ceci risque de provoquer des tensions et des problèmes bien réels (on dépasse un peu l'empreinte des Lumières et les idéaux) au niveau géopolitique et sphères d'influences ; problèmes qui ne pourront que s'inscrire dans un conflit puisque déjà la Prusse et l'Autriche sont gênées par le tourbillon expansionniste de Napoléon, ceci paraît évident.
Tant que le tsar ne se sent pas «
inquiet », il parle comme le note Maistre mais la vitesse supérieure va être passée avec le problème ottoman. Parallèlement, la Prusse et l'Autriche se sentent prises et se sera alors la cristallisation de ces trois pays avec l'intervention en Pologne.
Cette intervention d'ailleurs montre que Napoléon n'a pas du tout envie d'un rétablissement de la Pologne, il veut -comme les autres- une part du gâteau qu'il travestit en grande avancée libertaire. C'est de bonne guerre, Alexandre quoique pouvant être presque son fils, utilisera ce style politique. Cependant il faut aussi considérer les deux personnage : Alexandre n'ayant aucunement l'expérience de l'Empereur (Cf. :
Alexandre Ier / Rey) et pour cause son père, une fois au pouvoir répétera le schéma de Catherine II : l'éloignement immédiat du fils avec une « petite cour », des exercices militaires, aucun échange, aucune formation, aucune association aux décisions. Tsarévitch, il restera toujours sur la touche. En face il a un homme dont il reconnaît le génie, un homme d'expérience, qui a presque le double de son âge et un parcours flamboyant. Alexandre acte immédiatement du génie et de son incapacité personnelle à batte Napoléon sur le terrain des conflits. Il va donc déplacer ce terrain aussi longtemps qu'il le pourra. L'homme d'Erfurt, on peut le constater, n'est plus celui de Tilsitt.
Citer :
Et ils avaient raison de n’en pas douter, car pour que les vagues idées de stratégie de longue retraite visant à épuiser l’armée française dans les profondeurs et l’hiver russes soient autre chose que des considérations hors sol, encore aurait-il fallu que Napoléon ait eu alors le projet d’aller chercher l’armée russe jusque dans les profondeurs des steppes russes.
Il n'y a pas eu que de « vagues idées ». Simplement le front est autrement plus étiré qu'un autre... Donc il faut entrevoir plusieurs stratégies. De là à dire que c'est «
vague ». En février-Mars 1810, Araktcheïv propose un plan de renforcement de la frontière occidentale et fait de la ligne Dvina-Dniepr la ligne principale de défense. BDT s'ingénie à protéger la Finlande de toute attaque potentielle de la Suède ; Aout 1810, Roumantisev planche déjà sur une paix avec l'Empire ottoman afin que les forces occupées du côté méridional soient redéployées sur le théâtre occidental qui [
de la Baltique à l'Ukraine s'étire sur plus de 1 100 verstes].
1812 : paix de Bucarest. Je passe sur la continuité de la restructuration de l'armée depuis 1801, accélérée en 1805. Le travail est titanesque et lors de l'invasion de la GA non terminé. Il faudra donc compter aussi avec ce paramètre qui n'était pas prévu. Le comte Lieven et Tchernytchev abonderont BDT en cartes. Je passe sur la coopération du fameux Michel... Les informations sont celles des préparatifs de l'armée non de la stratégie qui elle, peut changer au cours même d'une bataille. Nesselrode a de Talleyrand des rapports sur l'état de la France.
[
ces lettres qui figurent aujourd'hui dans les archives Nesselrode, ne recèlent aucun intérêt militaire ou logistique mais elles permettent à Alexandre de saisir l'humeur du pays...].
Parallèlement, il s'en tient à un discours défensif. Le renvoi de Spéranski pour fédérer certaines factions lui sera plus que difficile.
[
… de part et d'autre, il y eu dans ce conflit, l'affrontement de deux volontés, de deux consciences, de deux conceptions du pouvoir et de deux rapports au monde. Souvent soucieuse de ne pas entamer l'image d'un Napoléon, stratège de génie, l'historiographie française a eu tendance à incriminer le froid, la dureté du climat et la vaillance extraordinaire des troupes russes plutôt que les erreurs de Napoléon] qui en confessera plusieurs à Las Cases dans le Mémorial [Mais si -de fait- le « général Hiver »... C'est davantage dans les erreurs de jugement... La démesure... la conviction que la victoire sera rapide qui le [Napoléon]
pousse à négliger les obstacles climatiques comme les distances et une incapacité à comprendre le mode de fonctionnement de son adversaire ainsi qu'à cerner sa psychologie. C'est là qu'il faut rechercher les causes de sa faillite...]
Ce passage est de Rey et je le cite parce-qu'on peut retrouver le même ordre d'idée chez d'autres historiens mentionnés ci-dessus.
Cambacérès, Fouché, Caulaincourt, le prince Jérôme et Ségur n'auront de cesse de mettre l'empereur en garde : ce n'est plus une guerre que l'on peut remporter grâce à une bataille décisive. La tactique de Napoléon est tout autant «
vague » : il envahit l'Empire russe qu'il soupçonne d'être sur le point de passer à l'offensive au vu de l'ampleur des forces disposées le long de la frontière occidentale.
Caulaincourt à Napoléon en 1811 :
«
Tout en rendant justice à vos talents militaires, il m'a souvent dit que son pays était grand, que votre génie pouvait vous donner beaucoup d'avantages sur ses généraux mais que […] on avait de la marge pour vous céder du terrain et que vous éloigner de la France et de vos moyens serait déjà vous combattre avec succès. VM sera alors obligée de revenir en France et alors tous les avantages seront alors du côté des Russes puis l'hiver, le climat de fer et, plus que tout cela, le parti pris, la volonté hautement proclamée de l'empereur Alexandre de prolonger la lutte et de ne pas avoir la faiblesse comme tant d'autres souverains, de signer la paix dans la capitale ».
On peut donc constater un début de tactique : analyse de l'ennemi potentiel, reconnaissance de sa supériorité, analyse des paramètres incontournables et refus, cette fois, d'un traité. On est donc plus au stade d'Austerlitz. Quels que soient les projets que Napoléon aient pu avoir, le constat est qu'il s'est bel et bien enfoncé, le reste n'est que littérature ou flood. Et oui, il a été chercher (
sic) "
l'armée russe jusque dans les profondeurs de ses steppes".
Quels que soient les raisons pour ceci, les suppositions et les supputations, l'Histoire ne peut qu'acter de ce fait. On peut broder, allez jusqu'à douter des échanges, abonder avec d'autres pour bétonner une thèse quelle qu'elle soit, ceci n'enlève pas que Napoléon court derrière sa bataille de front, dans l'endroit qu'il décidera mais depuis Austerlitz, il ne se renouvelle pas et ceci n'a pas échappé au tsar et à son entourage. Si les Polonais accueille Napoléon avec enchantement :
«...
Il s'étonnait qu'ils [les Russes] eussent livré Vilna sans combat et qu'ils eussent pris leur parti assez à temps pour s'échapper. L'espoir perdu de cette grande bataille avant Vilna était pour lui un vrai crève-coeur. Il s'en vengerait en criant à la lâcheté de ses adversaires qui jouaient disait-il son jeu en se déshonorant aux yeux des braves Polonais, dont ils lui livraient le pays et les fortunes sans leur faire honneur de se battre pour eux » (Caulaincourt).
A moins de douter aussi des écrits de Caulaincourt, on voit un homme «
étonné » -après tant de batailles livrées- ; toujours à la recherche de cette grande bataille dont il serait inévitablement le gagnant et un poil contrarié, un peu puérilement évoque de grands mots comme lâcheté. Ceci n'effraie plus le tsar depuis Erfurt et les sauts sur le chapeau. Il y a un temps pour parler et un pour agir. On voit combien l'empereur se joue de la Pologne : tiens, soudain, il aurait fallu que le tsar défende les Polonais et pourquoi ? Peut être l'aurait-il fait si Napoléon avait accédé à ses demandes concernant la Pologne il fut un temps... Et puis ceci cache une autre frustration et laisse une impression étrange d'évaluation de l'autre : Alexandre est-il si benêt qu'il va s'aligner pour très certainement de nouveau se faire culbuter ? L'homme a tiré les leçons de son arrogance à Austerlitz.
On peut rentrer plus avant dans la tactique russe qui devra, il est vrai, s'adapter. C'est aussi compréhensible vu les problèmes déjà évoqués concernant la difficulté à fédérer cette armée. Je crois que durant cette campagne, le plus "
déconnecté des réalités" n'est pas celui que l'on croit.
Citer :
La réédition d’une telle stratégie ne pouvait être pertinente que si Napoléon voulait aller jusqu’au fin fond des steppes. Or, ni en mars 1812, ni en mai, ni en juin, ni en juillet Napoléon ne le voulait.
Peu importe le moment, le mois, la date ceci a été arrêté et exécuté. Maintenant revenir là-dessus serait du flood. A moins que Sololov -historien- ait une analyse différente. Que ceci ait été décidé en décembre ou en avril de l'année d'après, l'erreur fut faite. Personne ne peut se targuer d'être dans la tête des protagonistes, il ne reste donc que les écrits, les échanges oraux et puisque rien de ceci ne paraît sûr, les faits. Faire, défaire, refaire la campagne de Russie est du domaine -plus même de l'historien- mais d'un tacticien égal ou supérieur à Napoléon.
Pour l'idée d'exporter le conflit en Pologne, Alexandre aura l'humilité de prendre en compte les écrits d'un ami. Du côté prussien, le roi n'est pas d'accord. Alexandre abandonne alors. Ce qui paraît être une marque d'intelligence. Au moins il sait ne pouvoir compter que sur la Russie et ses ressources, ce qui évitera toute débandade, tout traité, toute paix séparée. En face, ce ne sera pas le cas. On le voit dans cette armée polyglotte et dont le mot patriotisme résonne mal aux oreilles de ceux qui sont de force recrutés. On le verra aussi avec les exactions commises qui réussiront à mettre la Pologne dans une situation difficile. Dès septembre, la grande armée est épuisée (
1812 : le duel des empereurs – Rey). Des 600 000 hommes qui ont franchi le Niémen, à peine 10 % revinrent...
Reculer me semble déjà une tactique. On verra dans d'autres batailles ce que donnera l'ordre de ne se replier à aucun prix, face encore à la Russie par exemple.
Citer :
Eh bien, il est hautement vraisemblable que cela aurait débouché sur la chose suivante, si Napoléon s’en était tenu à la stratégie initiale.
C'est entrer dans le « what if ».
Citer :
Autre point sur lequel je reviens : le plan Phull. Je ne sais pas si M-P Rey l’a lu
Elle l'a lu et laisse les commentaires à l'entourage du tsar en actant que ce plan a plu à celui-ci. Il faudra attendre l'évidence des pertes pour le voir y renoncer. A noter qu'un des plus farouches opposant était BDT.
Citer :
N’importe lequel d’entre nous aurait pu s’amuser à faire un plan Phull, mais aucun militaire sérieux, conclut Sokolov sur ce point.
C'est exactement la démarche dans laquelle nous sommes sans même avoir les bases de Phüll.
Citer :
Je reviens aux événements antérieurs. Gaete, Sokolov n’ignore pas les propos d’Alexandre que vous citez, par exemple à propos du consulat à vie de 1802. Mais ce qu’il dit et que je partage, c’est qu’il est à hurler de rire
L'homme était jeune et encore plein d'idéaux. Lorsque l'on lit certains échanges de Napoléon, encore Bonaparte, ce n'est à vous que j'apprendrais qu'il existe aussi matière à se tordre quant aux rêves et à sa naïveté quant à l'ivresse de la passion qui le rend un brin aveugle. Pour les rêves de gloire, une chance, ils seront relayés par une génération littéraire «
romantique ». Ce mouvement est pour tout dire inexistant à un tel niveau dans la littérature russe.
Citer :
Comment cet homme a-t-il pu imaginer que les polonais pourraient se rallier au tsar de Russie ?
De la même manière que Napoléon y a compté, de la même manière qu'il s'est enfoncé dans ce que vous nommez «
délire ». Mais ce qui peut être compréhensible chez un jeune souverain inexpérimenté pose problème face à un homme endurcit par les batailles, et non des batailles simples mais des coalitions. Manifestement le système de guérilla espagnole lui pose aussi problème. Doit-on alors conclure pour autant qu'hors une bonne et franche bataille terrestre (on a vu sur l'eau...) Napoléon n'était que l'ombre de lui-même ? Hors une bataille de front, l'homme n'avait aucune ressource ? Je n'entre pas dans ce genre de considération, pas plus que je n'entre dans une analyse de la stratégie «
arrêtée ou non », «
vague » ou pas des Russes. Je n'ai fait ni USMA ni RSA.
Citer :
Et j’adhère aussi à l’analyse selon laquelle contrairement à l’empire français en 1812, la Russie ne détenait pas les clés de l’issue du conflit.
Les Français détenaient les clés de l'issue du conflit dès 1812 ? Mais c'est encore plus grave ou plus insensé.
Citer :
Le grand mérite d’Alexandre et de ses généraux, c’est que bien qu’ils n’aient cessé d’avoir tort et de se débattre dans des impasses politico-stratégiques où les avait mis les choix obstinés d’Alexandre
C'est une analyse personnelle ou celle de Sokolov ?
sévères, soit il aurait voulu poursuivre le combat mais aurait été renversé et remplacé par un tsar plus disposé (par exemple le grand-duc Nicolas) (
Sic) J'ai gardé ceci pour la fin car c'est le meilleur dans l'analyse de Sokolov (?). Le grand duc Nicolas... Mais là encore c'est bien ignorer (aucune bio de lue visiblement) la personnalité du grand-duc Nicolas... Pour faire court, on verra son empressement -au décès de son aîné- à vouloir porter la couronne. Empressement qui verra un flottement propice à une mini-révolution. Constantin se portera preneur avec une politique de boulonnement intérieur, allégée sous Alexandre II et reprise par Alexandre III. La Russie ne s'ouvrira désormais à la France que grâce à l'intervention des Anglais et pour des raisons politiques uniquement. Nous sommes bien loin de la francophilie qui -paradoxalement- existait toujours dans beaucoup de salons perterbourgeois durant la campagne de Russie.
Avancer le grand duc Nicolas est pour le coup, je reprends une de vos expressions concernant le peu de jugement d'Alexandre : «...
rire à s'en faire craquer les maxillaires... (?) »