La position des parlements devant la politique de l’Etat au XVIIIe siècle n’est pas compréhensible en dehors de l’étude de la culture politique de la magistrature, c’est-à-dire des représentations mentales dont elle est l’objet depuis des temps reculés et qui influent sur son comportement politique.
Dans l’imaginaire parlementaire (je dis bien l’
imaginaire parlementaire), le magistrat se considère comme un homme de devoir, de par sa fonction, fonction qui est publique, immortelle, issue de l’établissement de Dieu, et donc qui le dépasse. Mais il doit incarner au mieux sa fonction, en dépit de ce dépassement, et donc servir la mission que Dieu a assigné à sa fonction, celle de faire régner le bien commun, l’Etat de justice. En théorie, il n’a pas à intervenir puisque seul le roi, à qui Dieu a confié le pouvoir, est habilité à légiférer et faire régner le bien commun, l’Etat de justice.
Le magistrat a seulement pour fonction de rappeler au souverain sa mission, la mission assignée par Dieu, dès lors qu’il considère que le roi s’éloigne de sa fonction, s’éloigne des « lois » (entendons par là les lois divines, les lois naturelles [issues de Dieu aussi], et les lois fondammentales de l’Etat d’essence divines). Le souverain doit respecter un principe qui le dépasse, celui de sa mission divine. Son corps physique et celui de la monarchie sont censés se confondre dans l’esprit parlementaire, parce que Dieu a seul fourni au roi le devoir de mener ses sujets au salut, et donc de ne pas agir en tyran en respectant les « libertés » des sujets.
Le pouvoir d’enregistrement des édits et autres ordonnances et lettres patentes a fait développer cette conception du pouvoir, conception bien enracinée et chère aux magistrats. Le pouvoir royal lui, comme vous l’avez dit, n’avait aucunement l’intention de faire des parlements le « dépôt des lois » comme ceux-ci aimèrent de plus en plus à se nommer, en particulier au XVIIIe siècle. Le charisme d’un Montesquieu ou d’un Le Paige (pour C. Maire) n’est pas loin… Je reviens pas dessus.
Le magistrat a donc pour fonction de faire régner les « lois » en les faisant respecter dès lors qu’il considère qu’elles ne le sont pas et que le roi-individu vient à manquer à son devoir. Il doit rappeler au souverain sa mission, celle de faire régner le bien commun. [En réalité, les parlementaires chercheront toujours à accuser l’entourage royal et non pas le roi lui-même, qui ne pouvait pas, selon eux, oublier sa mission en ce que les deux corps du roi se confondaient et donc devaient se confondre ( !). Ce dernier aspect montre bien la sacralisation dont fait l’objet la personne royale.]
Ces représentations, cette culture politique propre à la magistrature s’est construite au gré des évènements qu’a connue la monarchie française depuis l’existence des parlements. La pensée politique du magistrat est ainsi le terrain d’un nœud de représentations. Olivier Chaline dans sa thèse sur Godart de Belbeuf l’évoque très bien. Au fil des temps, les représentations du magistrat se sont enrichies.
Exemple, l’épisode de la Ligue et l’époque du soutien du régicide a clairement joué dans les représentations parlementaires. Et ce sont les jésuites, plutôt adeptes du tyrannicide lorsqu’un roi ne suit pas les « positions » de l’Eglise romaine, en ce qu’ils considèrent que l’Etat est d’abord dans l’Eglise et non l’inverse, qui avaient en particulier été condamnés par le Parlement de Paris essentiellement (condamnation au feu des écrits des chantres du régicides comme ceux de Bellarmin ou de Mariana). Cet épisode a fait professer un gallicanisme sans équivoque à la magistrature : la puissance temporelle est au-dessus de la puissance spirituelle, celle du pape, puisque le roi tient son pouvoir de Dieu seul, et non du pape et de l’Eglise qui ne détient qu’un pouvoir de définition dogmatique, et donc en aucun cas un pouvoir de délier les sujets du roi de France de leur fidélité au souverain de droit divin. Et les représentations gallicanes sont encore présentes au XVIIIe siècle lorsque les parlements en viennent à refuser d’enregistrer la bulle papale Unigenitus durant tout le premier tiers du siècle, ou décrètent l’expulsion des jésuites de France en 1762 après la tentative d’assassinat du roi Louis XV par Damiens (Damiens n’entretenait sans doute aucun commerce avec la compagnie de Jésus mais les parlements ont volontairement « profité » de la situation pour se débarrasser de l’ennemi de toujours, qui plus est impliquée dans l’affaire La Chalotais). La pression des parlementaires « jansénistes » et du jansénisme de façon générale était aussi très forte dans les affaires religieuses au XVIIIe siècle. (voir Dale Van Kley et Catherine Maire, « De la cause de Dieu à celle de la Nation »…, même si leurs thèses sont en partie discutables).
Enfin tout cela pour montrer que les représentations parlementaires sont très ancrées et issues de temps anciens.
Le magistrat défend « la monarchie qui-ne-meurt-jamais-en-France », c’est-à-dire l’Etat en un mot, issu de l’établissement divin. En défendant le corps immortel de la monarchie, les parlements défendent d’autant plus la mission de l’Etat, celle du bien commun. Les parlements défendent donc en dernier recours l’intérêt des sujets, mission divine assignée au roi sur terre.
En fait l’opposition parlementaire sous Louis XV vient du fait que l’individu-roi et les parlements ne défendent pas la même version du bien commun. Le magistrat défend l’Etat de justice, le roi l’Etat de finance. Le roi, étant seul en rapport avec Dieu considère qu’en aucun cas il ne doit pas se faire obéir (cf le discours de la Flagellation), et il est le seul à même de remplir la mission transcendante, et il définit le bien public comme il le veut, selon sa volonté, puisqu’il n’a de compte à rendre qu’à Dieu et qu’il sait ce qu’il fait. La magistrature a elle une vision bien précise du bien commun : le roi doit respecter les « libertés » de ses sujets, ses privilèges, ceux qui existent depuis des lustres, inscrits dans une sorte de « constitution coutumière » (Sarah Hanley). Si le pouvoir royal en exercice agit autrement, il fait preuve de despotisme.
Au fond le magistrat ne défend pas bien sûr le pouvoir légitime de la Nation, en temps qu’incarnation de l’Etat, ni la liberté de l’individu sans Dieu (mais les « libertés » des sujets c’est-à-dire leurs privilèges). La légitimité vient de Dieu seul, et Dieu l’a donnée à un individu, le roi. Il a donné la mission du bien commun au roi, pas à une hypothétique « nation ». Les sujets sont tenus d’obéir au roi.
Mais comme la mission est celle du bien commun, les parlements en viennent à défendre cet idéal à tout prix contre toute action royale qui pour eux faillit à cette mission. Les parlements, en cela, défendent donc l’intérêt des sujets dans l’optique de cette mission. La défense de la Nation (sans Dieu) tel que nous la concevons, n’est pas loin. Le terme même de « nation » est à la mode chez les élites en ce XVIIIe siècle. Le XVIIIe siècle est plus encore que le XVIIe celui des salons philosophiques, et il est de mode de reprendre le vocabulaire d’un Montesquieu (qui plus est pour un magistrat!) par exemple. Certains parlementaires, poussant les compagnies, enhardis de surcroît par l’effet d’entraînement liés à l’enthousiasme de « l’union des classes » à partir du milieu du siècle (je ne m’étends pas) en viennent à prononcer un vocabulaire ambiguë, notamment le mot « nation », qu’ils n’envisagent pourtant pas dans le sens que lui donne un Montesquieu ou un homme des Lumières. C’est un effet de mode, les parlements n’ont à l’évidence en aucun cas intérêt à l’existence d’une légitimation d’une nation moderne au sens que nous connaissons et de celui des philosophes. Professer cela c’est mettre fin à la monarchie! Ce que les parlements, institutions monarchiques n’ont pas intérêt à défendre. Mais l’effet d’entraînement est trop fort, le culte de l’apparence comme vous l’avez dit est trop fort, on s’enhardit, on professe des concepts dont on n’a même pas idée de ce qu’ils représentent vraiment…
En cela l’opposition parlementaire sous Louis XV a une grande importance dans les origines de la Révolution, bien qu’elle soit à l’évidence loin d’être la seule cause. C’est avant tout le contexte direct qui a joué dans les renversements.
Je n’ai malheureusement pas pu dire tout ce que j'aurais voulu
mais c’est déjà trop et je me suis certes souvent répété ! :s