A mon très humble avis, ce n'est pas du côté de la bête qu'il faut chercher la clé de l'énigme. Je m'explique.
La bête n'existe dans cette affaire que par les témoignages des populations. On en déduit que c'est un loup, un ours, un chien, un hybride, ou un homme en fonction d'un aspect particulier d'un témoignage. Tout ce qui est de l'ordre de la donnée scientifique est inexistant : pas de rapport d'autopsie, pas de description naturaliste de la bête. Dire qu'une bête a de longues pattes de devant est somme toute une donnée fragmentaire et inutilisable. Un Buffon n'aurait pas parlé ainsi.
Il faut, je pense, revenir à ceux qui constituent le coeur de l'affaire : les gens. Plutôt que d'un zoologiste ou d'un naturaliste, c'est d'un sociologue que nous avons besoin. Le territoire géographique du Gévaudan est-il propice à la rumeur ? Autrement dit, le cadre naturel fait-il peur ? Ensuite, ces populations constituent-elles un bon terreau à la propagation de rumeurs, tout du moins à la déformation exponentielle de données sérieuses ? Enfin, il manque peut-être un ouvrage de fond sur la peur au XVIIIe siècle.
La peur est le moteur de cette affaire. Et, par définition, est anxiogène ce qui devient déviant. Déviant par rapport à une normalité qu'on a fixée par l'empirisme : "je ne sais pas si ce qui se déroule actuellement est normal, mais dans l'état de mes connaissances je tiens pour normal ce que j'ai toujours vu ainsi". La peur nous permet de dégager deux hypothèses certaines :
La bête était inconnue du peuple : cela conforte la thèse de la hyène, voire de l'hybride, si la chose est rare.
La bête a agi comme on ne s'attendait pas à ce qu'elle agisse : le loup, par exemple.
Ensuite, élargir les meurtriers aux hommes eux-mêmes me semble, au final, comme la solution qu'on tient pour une solution de facilité. Plusieurs types de blessures, plusieurs assassins. Pour un enquêteur paresseux, l'affaire serait immédiatement classée. Or, sans doute par esprit trop rationnel, nous voulons assigner à un individu, humain ou animal, la responsabilité de tous les crimes. Or, nous nous heurtons à des antinomies paralysantes :
Il y a des traces de blessures sauvages
Il y a des traces de blessures qui ne portent pas de trace d'aléatoire.
C'est pourquoi je pense qu'il y a eu des homicides commis par des hommes, en même temps que ceux commis par un animal. Reste à déterminer qui les a commis : soir il est du côté de la bête, et on en concluera qu'il l'a dressée pour tuer, soit il est du côté de la population, et on en concluera qu'à partir d'une donnée réelle, la peur a créé un climat instable et paralysé. Le fait qu'une population fasse continuellement des battues et vive à l'heure de la bête est propice à toutes les dérives. Y'a-t-il eu des règlements de comptes ? Vicieux mais au final plausible.
Le grand malheur, c'est la difficulté à manier les sources. En délaissant les témoignages sur la bête pour étudier de plus près la peur dans cette région, les antécédents de rumeurs, on parviendra peut-être à trouver la clé. Toutefois, on restera très certainement dans le flou en ce qui concerne l'identité de la bête : les témoignages s'opposent par trop d'empirisme et deviennent impalpables. Toutes les hypothèses comportent l'argument choc qui les fait dégringoler, lequel argument est l'argument-phare d'une autre hypothèse.