DESHAYS Yves-Marie a écrit :
Le pardon supplée où bute la justice.
Lors d'une émission télévisée, Julien GREEN à qui l'on posait la question classique "Si Dieu existe, comment voudriez-vous qu'il vous accueille après votre mort?", avait répondu "En se montrant injuste..." (il entendait par là n'être pas simplement jugé selon la justice, mais bénéficier en outre de la miséricorde divine).
Je ne suis pas hélleniste mais j'ai lu quelque part que le terme qui a été traduit par "pardon" dans les Evangiles veut plutôt dire, en grec, "être d'accord". Peut-être que l'un de nos exégètes pourrait confirmer ?
Pour l'instant, cela incite en tous cas à penser que pour les premiers chrétiens, il s'agissait effectivement de rompre le cycle des outrages et des vengeances. Le problème que pose cette proto-justice à la communauté des hommes étant qu'elle n'intègre pas (ou difficilement) la notion d'égalité -où l'on en revient subrepticement à la question des droits de l'homme, hin hin hin
- ce qu'exprime à sa manière, et parce qu'elle consiste en une proposition prescriptive, la loi : "oeil pour oeil, dent pour dent."
"Pardonner", cela pourrait donc vouloir dire, à l'origine, parvenir à l'accord malgré l'inégalité de l'échange.
Dans cette perspective, le pardon est en effet injuste, au sens propre. Il repose sur une inégalité intrinsèque. Maintenant, reste à savoir à qui profite, en fait, cette inégalité ?
Soit A pardonne à B, on dira sans doute en première analyse, que si inégalité il y a, elle profite à B. En quelque sorte, on peut considérer que A sacrifie sa propre cause, dans le pardon.
Or, c'est loin d'être aussi simple. Peut-être connaissez-vous le principe de la potlatch, ou de la kula (par exemple, mais il porte des noms très divers à travers le monde) qui consistent, dans les cultures an-historiques, en un système de don et contre-don ? L'échange y est asymétrique : A donne à B. B ne rendra le don qu'une ou plusieurs années plus tard. Durant ce laps de temps, B
doit à A, il est son débiteur.
Ce principe de l'échange asymétrique, il ne se révèle pas que dans les cultures an-historiques. Personnellement, j'y vois le principe sur lequel repose tout système de clientélisme (le support de la
fides romaine, par exemple) et même d'engagement. Toujours est-il que, contrairement à ce qu'on pourrait en penser d'abord, lorsqu'on est bénéficiaire d'un échange asymétrique, on n'est pas
forcément le mieux loti : On devient débiteur.
Bon, ceci est une interprétation "alternative" du pardon chrétien, qui ne plaira sans doute pas à ceux qui ont la foi. Et d'ailleurs, les Evangiles mettent bien plutôt l'accent sur l'autre face du pardon, à savoir le sacrifice.
Mais d'une part, le contexte axiologique de nos sociétés (les valeurs) est bien différent de celui des premiers chrétiens. Le sens du mot a donc pu évoluer.
D'autre part, il me semble surtout important de considérer que le pardon ressort d'une sorte de justice individuelle, qui repose
justement sur l'injustice, que ce soit dans un sens ou dans l'autre, et qu'il possède donc surtout signification là où il est difficile d'établir la justice et l'égalité de droit, cad là où n'existe pas, ou n'existait pas, de justice institutionnelle au sens où nous l'entendons aujourd'hui.