A mon avis, il faut prendre chaque cas à part, c’est délicat de tirer des règles générales.
Avant tout, ce sont des mythes grecs, donc allogènes, et la plupart du temps, les indigènes ne devaient même pas être au courant des ancêtres fabuleux que des mythographes de chambre hellènes leur attribuaient. C’est en particulier le cas pour la plupart des étapes « toponymiques ». Certains mythographes, dès le Ve avec Hellanicos par exemple, vont traiter la mythologie comme de l’histoire, et vont donc s’échiner à ordonner le mic-mac, à lui donner des contours chronologiques et géographiques précis. La tentation est grande de chercher les étapes de son héros sur une carte, et chaque mot vaguement ressemblant va être interprété comme un indice de son passage et lui être rattaché, et une histoire créée pour l’occasion. Par exemple, en Egypte, un vague patelin se nomme
Troia, ou quelque chose d’approchant. Ni une ni deux, sa fondation va être attribuée aux Troyens. Reste à expliquer leur présence en Egypte. Et ça tombe bien, Ménélas a pas mal valdinguer dans le coin, selon les épopées des
Retours. Le contexte va autoriser l’assimilation, et l’assimilation va préciser le contexte : le processus se nourrit de lui-même. Et hop, Strabon XVII.1.35 :
Un autre fait curieux [que nous n'avons pas observé nous-même,] mais dont nous devons la connaissance à autrui, c'est qu'aux environs de la carrière d'où furent extraites les pierres des pyramides (cette carrière est située en vue des pyramides mêmes, de l'autre côté du Nil, sur la rive Arabique) il existe une montagne passablement rocheuse appelée le Troïcum, dans laquelle s'ouvre une caverne profonde, et qu'il y a en outre à une très petite distance de cette caverne et du fleuve un gros bourg, du nom de Troïa, qui passe pour avoir été fondé anciennement par les prisonniers troyens que Ménélas traînait à sa suite, ce prince leur ayant permis de s'établir en ce lieu.Dans ces cas-là, inutile de chercher un sens politique profond…
Un autre exemple étymologique : Capoue (
Kapya en grec). Ca ressemble furieusement à Kapys, un ancien roi de Troie. Et hop, une étymologie facile sera proposée : Stéphane de Byzance,
s.v. Kapua : «
Capoue : Ville d’Italie. Héc., Eur. D’après le Troyen Capys. ». Idem avec Ainéia en Thrace, comme par hasard censée être fondée par Ainéias, Enée. Etc.
Dans ce cas là, c’est une manière pour le narrateur d’explorer, de s’approprier l’œkoumène dans un cadre mythique défini et rassurant, non un symbolisme politique.
Mais à moyen ou long terme, les cités étrangères peuvent (ou non) s’accommoder de ces mythes importés, comme le cas romain qui a carrément phagocyté le mythe originellement attribué aux Latins en général. Plusieurs raisons peuvent être avancées.
D’une part, se reconnaître d’une fondation troyenne ou achéenne, antérieure ou légèrement postérieure à la guerre de Troie, c’est montrer par rapport à ses voisins un témoignage d’antériorité, qui peut justifier certains ambitions territoriales et influer dans les luttes de prestige à l’échelle locale. Dans le monde colonial, en effet, il n’y a dans l’imaginaire grec aucune cité avant l’œuvre civilisatrice des héros (Héraclès d’abord, puis les Argonautes, les
Retours…). Ce sont eux qui transposent la cité au cœur du domaine sauvage. Aussi, quand bien même un peuple est reconnu plus ancien (par exemple les Sicanes, antérieurs aux Elymes d’Egeste), la cité qui se targue d’une fondation héroïque conserve l’antériorité de la civilisation.
Autre avantage, cela permet de s’intégrer à des réseaux. On a ainsi des exemples de traités à l’époque hellénistique et romaine entre des grandes cités au passé héroïque célèbre, comme Argos, et de petites lointaines qui par l’intermédiaire d’une parenté fictive, vont nouer des relations commerciales très avantageuses. Je ne trouve plus l’exemple que j’avais en tête : il s’agissait d’un décret honorifique argien (je crois) en l’honneur d’un rhéteur qui avait démontré la parenté mythique entre sa cité et Argos ; en récompense (pour avoir enfin réuni cette belle famille
), il obtenait de nombreux avantages personnels et sa patrie était traitée avec les mêmes soins qu’une colonie, une cité-soeur (places d’honneurs, avantages commerciaux, etc.). Cette soit-disante parenté avait été créée en fait pour l’occasion, en s’appuyant sur un panel de légendes préexistantes autorisant cette audace, travail d’exégète accompli par notre besogneux sophiste. Un autre exemple dont j’ai retrouvé cette fois la référence : un décret de Xanthos, 205 av. Une petite cité de Doride, Cyténion, a perdu suite à un séisme et aux Macédoniens ses remparts. Elle a donc besoin de subsides pour les reconstruire, et s’en vont quémander la générosité dans un vaste rayon et en cours de route font étape dans la grande et riche Xanthos en Lycie. Pour appuyer leur demande, ils démontrent la parenté des deux cités, à l’aide de développement généalogiques complexes. Le décret en question résume l’argumentaire. Extrait : «
. . . Outre la parenté entre eux et nous qui nous vient de ces dieux, ils nous exposaient également les liens complexes de descendance qu'ils ont avec les héros, en établissant leur généalogie à partir d'Aiolos et de Dôros. Ils nous représentaient encore que les colons, partis de notre pays sous le commandement de Chrysaôr fils de Glaukos fils d'Hippolokhos, furent pris en charge par Alétès, un des Héraclides. Parti en effet de Doride, Alétès les a secourus alors qu'ils étaient attaqués ; il les délivra du danger qui les menaçait, et fit son épouse de la fille d'Aor, le fils de Chrysaôr . . . » etc. Or Xanthos n’était sans doute qu’une étape parmi d’autres ; les émissaires de Cyténion devait donc adapter leur discours en fonction des lieux traversés, et d’autres « parentés » furent sans doute présentés au cours de la même ambassade, auprès d’autres éventuels généreux donateurs. La généalogie est devenue un style oratoire particulier, cultivé par les diplomates.
Pour revenir au cas troyen, une fois Rome conquérante, chaque patelin devait mettre en avant son hérédité mythique pour se poser comme une parente de la puissante cité. Ce qu’a fait par exemple Egeste ou Troie elle-même, à leur grand avantage. L’exemple le plus flagrant de ces parentés troyennes inventées très tardivement dans l’espoir de se rapprocher de Rome, ce sont les Arvernes : Lucain,
Pharsale I : «
l'Arverne, issu du sang troyen et qui se prétend notre frère ».
Pour les généalogies troyennes médiévales, il me semble que c’est une manière de revendiquer l’héritage romain, et de reprendre à son compte la glorieuse destinée prédite aux fils des Troyens ; si ce n’est Rome, ce sera nous ! L’exemple de Foxhole sur le Brutus ancêtre des Bretons obéit à la même logique, auquel se joint un argument étymologique classique, même un peu meilleur que le Francus des Mérovingiens : au moins Brutus est une nom romain classique.
Une autre raison me vient à l’esprit, dans le cas d’Egeste : la cité a valorisé le mythe troyen, au détriment du mythe héracléen. Ce faisant, elle se place nettement dans le camp des ennemis des Grecs, par opposition aussi bien aux menées spartiates (= Héraclides avec Dorieus) que plus généralement doriennes avec Acragas. La séculaire lutte entre Troyens et Grecs est ainsi transposée dans la Sicile du VIe siècle. A l’inverse, les Doriens valorisent de leur côté le mythe héracléen, justifiant leurs ambitions territoriales, leurs « droits » sur les Elymes. Un autre contexte aurait pu amener d’autres choix.
Je me demande si Rome n’a pas ainsi été amenée à valoriser son passé troyen (aux dépends des Arcadiens d’Evandre ou d’Héraclès, qui avaient autant si ce n’est plus de droit sur la paternité de la ville, voire d’Ulysse) dans le contexte des guerres de Pyrrhus. Pyrrhus l’Eacide, le descendant d’Achille, en lutte contre la Troyenne Rome. Cette guerre, très importante dans l’imaginaire et la construction de l’identité romaine, a dû cristalliser cette version au dépends des autres.
Autrement dit, le sens des mythes varie selon les époques, mais aussi selon le point de vue (allogène/indigène) ; de plus, les légendes s’enrichissent au fut et à mesure, tandis que d’autres moins utiles disparaissent (cf. les multiples récits de la fondation de Rome). En se rappelant que la plupart de ces mythes de fondations ne nous sont pas parvenus. L'épigraphie est à ce titre précieuse, levant des pans insoupçonnés.