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Décidément, c'est assez incroyable alors qu'ils sont tous correctement formatés.
Je vais devoir requoter l'article remarquable de Sylvain Piron.
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La première opération malhonnête menée dans l'ouvrage est donc la falsification de cette chimère d'une dépendance radicale de l'Occident à l'égard de l'Islam. Si l'on cherche à démêmer l'écheveau des amalgames sur lesquels elle repose, un élément arrête l' attention. A deux reprises est cité un rapport du Conseil de l'Europe, rédigé à la suite des attentats du 11 septembre, sur la coopération culturelle entre l'Europe et les pays du Sud de la Méditerranée (p.15 et 205). Contrairement à ce que prétend l'auteur, il n'est aucunement question dans de document de "reconnaître la place de l'islam dans le patrimoine européen", mais tout au plus de promouvoir l'écriture commune d'une histoire de la Méditerranée "afin de placer une vision intégrante et non exclusive du passé dans les manuels d'histoire1". Cette référence, et la distorsion qu'elle subit, est doublement intéressante. Elle révèle que l'ouvrage s'inscrit ouvertement dans un débat sur la situation actuelle de l'Occident face à l'islam, avec une volonté marquée d'en durcir les termes. La chimère se prolonge en pure caricature lorsqu'elle évoque "l'opposition d'un Islam éclairé, raffiné, spirituel, à l'Occident brutal, guerrier et conquérant" (p.17), image dont on peut seulement se demander de quel fantasme elle est issue. Si notre hypothèse d'une écriture dénégatrice est correcte, il serait inquiétant de lire ici, en inversant les termes, la façon dont l'auteur perçoit la divergence actuelle des deux civilisations qu'il oppose.
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Une deuxième chose discutable tient au découpage chronologique retenu. Visiblement choqué par le décalage de développement entre les mondes latins et arabo-musulmans aux VIIIe-XIIe siècles, l'auteur se focalise sur cette seule période, afin de contester l'idée d'un "âge sombre" européen. Or, en excluant le XIIIIe siècle, c'est le moment majeur de réception de la science arabe en Occident qui est écarté et donc la source des objections les plus manifestes à la thèse défendue. La justification de cet escamotage est particulièement faible. De ce siècle dateraient "les débuts de la science moderne, dont seuls les Européens sont à créditer" (p.199), qui rendrait vaine la question de l'influence arabe. Pourtant, aillleurs, c'est au XVIe siècle qu'est placé le saut qualitatif (p.23). Si l'auteur ne semble pas autrement embarrassé par un tel flottement, c'est qu'il possède une conception linéaire et particulièrement simpliste du progrès scientifique: "le développement de l'intelligence et l'accroissement du savoir, une fois lancés, ne s'arrêtent plus" (p.53). La mauvaise foi est à son comble lorsqu'il prend Albert le Grand comme témoin d'un développement purement endogène de la science occidentale. De tous les savants médiévaux, le dominicain allemand est celui qui a proclamé le plus fortement son mépris pour le médiocre savoir des Latins et son admiration pour celui des Arabes.
L'armature intellectuelle de l'ouvrage est exposée dans le cinquième et dernier chapitre, intitulé " Problèmes de civilisations", qui se prévaut de références appuyées à Fernand Braudel. Par un tour de passe-passe, la critique des dangers de l'"essentialisme" est immédiatement suivie de la reconnaissance de tendances "essentielles", propres à chaque civilisation (p.168-169). De ce point de vue, ce sont plus que des tendances mais des permanences sur lesquelles Gouguenheim fonde son opposition des civilisations chrétiennes et musulmanes. Inscrites dans la personne de leurs fondateurs, elles peuvent être résumées d'une image, par les attitudes de Jésus et de Mahomet face à la femme adultère, opposant le refus de la lapidation du premier à la mise à mort réclamée par le second (p.168). La méthode est, si l'on ose dire, pour le moins lapidaire. Le message subliminal transmis par cet exemple peut se lire comme un clin d'oeil à Robert Redeker: l'islam serait par définition une religion de haine et de violence, le christianisme une religion d'amour et de paix2. Une autre distinction essentielle tient à ce que le christianisme est fondé sur un récit, qui imposerait un effort de compréhension et favoriserait de ce fait le jugement critique (p.200), tandis que l'islam se résumerait à une loi divinement révélée à laquelle on ne peut qu'obéir. De part et d'autre, la simplification est plus qu'excessive. Affirmer que "l'aspiration de l'esprit européen à une pensée libre et à un examen critique du monde trouve, en partie du moins, ses racines dans les enseignements du Christ" (p.55) revient à faire l'impasse sur les dynamiques conflictuelles qui ont agité l'histoire intellectuelle européenne depuis le XIIe siècle, ou les les "aspirations à une pensée libre", si l'on peut désigner ainsi la curiosité philosophique, ont le plus souvent été censurées par les autorités ecclésiastiques. Une autre dijonction irrémédiable provient, non plus des religions, mais de l'opposition entre les langues sémitiques et indo-européennes. Dans leurs grammaires respectives serait inscrite une incapacité ou une aptitude à la pensée rationnelle (p.136-137). Cette incompréhension programmée par avance interdit évidemment tout échange réel entre civilisations. Sur ce point, un détournement conceptuel est particulièrement grossier. La notion de "transmission" des savoirs ne désigne au sens strict qu'un mouvement d'appropriation; elle est ici comprise dans les termes d'une volonté de transmettre. A ce compte, la victoire est facilement acquise: "ce que l'Occident a découvert, il est allé le chercher directement" (p.183); nul n'en a jamais douté.
Cet exposé des présupposés permet de résumer très simplement la démarche suivie. Elle vise à illustrer un seul postulat: la raison grecque appartient par essence au christianisme, tandis qu'elle est par nature inassimilable dans la civilisation arabo-musulmane. Il s'agit donc de montrer que la transmission du savoir grec en Occident s'est effectivement plus tôt qu'on ne le croit et sans l'aide d'aucun intermédiaire (chap. I et III), que sa transmission dans la civilisation musulmane a uniquement été le fait de chrétiens syriaques (chap. II) et qu'elle n'a pas donné lieu à une réelle "hellénisation" du monde musulman (chap. IV). Sur tous ces points, les règles de l'enquête contradictoire ne sont pas respectées. On observe à la place des plaidoyers unilatéraux qui forcent la documentation dans le sens souhaité.
Le premier chapitre s'ouvre sur une affirmation forte, "les Evangiles furent écrits en grec" (p.25), qui néglige le fait pourtant crucial que la langue parlée par Jésus était l'araméen et que sa culture était évidemment hébraîque. Pour un ouvrage en quête de racines, l'oubli total des origines juives du christianisme est assez remarquable. De même, les échanges anciens entre cultures grecques et latine ne donnent lieu à aucune réflexion. On trouve à la place une collection de faits anecdotiques sur la connaissance du grec en Occident au Haut Moyen Âge, souvent exagérés, parfois répétitifs voire contradictoires (tantôt Charlemagne est capable de corriger lui-même le texte grec des Evangiles, p.35, tantôt il sait à peine lire, p.56). Les enjeux proprement politiques des relations entre l'empire d'Occident et Byzance, qui dominent la question des échanges linguistiques durant cette période, ne sont jamais mis en avant ni exposés avec l'ampleur souhaitable. La présentation des chrétiens d'Orient, traducteurs en syriaque d'une grande part de l'héritage philosophique grec, ne contient rien de très neuf, si ce n'est des oublis volontaires dans la présentation des milieux culturels abbassides. La mise en valeur du traducteur chrétien nestorien Hunayn Ibn Ishaq s'accompagne d'un silence total concernant Al Kindi, son exact contemporain, qui fut à Bagdad l'animateur d'un autre cercle de traducteurs tout aussi important.