Mais que peuvent les éléphants de Poros face au génie d'Alexandre le Grand.
En -327, Alexandre se lance à la conquéte de l'Inde. Aux yeux des Grecs, elle représente une terre de légendes située aux confins du monde habité. Mais c'est aussi le bout de l'épopée, les soldats harassés refusant d'aller plus loin.
A partir d'Alexandrie du Caucase, l'armée se scinde en deux colonnes. Héphaïstion et Perdiccas ont pour mission de soumettre le Gandhâra en suivant la route directe qui conduit à l'Indus, par la passe de Khaà?ber : ils ont reçu l'ordre de préparer le passage du reste de l'armée et parviennent rapidement à un point favorable au franchissement du fleuve. Alexandre et la deuxième colonne prennent, eux, par la région montagneuse située sur la rive gauche du Kabà»l. Les populations tribales opposent une résistance acharnée. Mais l'armée d'Alexandre soumet une à une les villes des Aspasiens et incendie Arigaion.
C'est à ce moment que lui et ses hommes découvrent, peut-étre dans la vallée du Cophen, une ville, Nysa (actuelle Djalalabad), et une montagne, Mèros, o๠croît le lierre, un des attributs de Dionysos, preuve indubitable à leurs yeux de la présence du dieu en cet endroit. Le nom méme du roc qui surplombe la ville ( mèros , " la cuisse ", celle de Zeus d'o๠le dieu était censé étre né) leur fait penser au dieu grec du vin et de l'extase. Les habitants de la ville, assimilant le dieu grec à un de leurs dieux des montagnes, lui déclarent étre les descendants des Bacchants qui accompagnaient Dionysos lors de l'expédition du dieu en Inde. Peut-étre créent-ils eux-mémes cette tradition, conscients du souci que les Grecs ont de trouver des équivalents à leur propre panthéon, et sans doute aussi parce qu'ils comprennent l'intérét qu'ils ont à se présenter ainsi aux yeux d'Alexandre : rien ne peut contenter davantage le roi, qui a choisi de placer la conquéte sous le signe du dieu. La troupe célèbre sur ce mont des bacchanales puis, ayant reçu la soumission des Guréens, poursuit sa campagne contre les Assacéniens.
Après avoir enlevé plusieurs villes, Alexandre porte ses efforts sur le Rocher Aornos (" sans oiseau ") dans la haute vallée de l'Indus, o๠s'est concentrée la résistance. Cette citadelle est située sur une plate-forme rocheuse entourée de pentes escarpées et n'a qu'un seul accès : un escalier taillé dans le roc. On dit qu'Héraclès a échoué par deux fois à la prendre. Alexandre, autant pour s'assurer de cet emplacement stratégique qui permet de contrôler tout le territoire jusqu'à l'Indus, que pour surpasser son ancétre le héros, se lance à l'attaque : il fait jeter un pont au-dessus d'un ravin, s'empare d'un promontoire et, de nuit, avec une incroyable audace et accompagné de 700 hommes, atteint le sommet et met en fuite les ennemis.
Avant de rejoindre l'Indus, il continue de soumettre la région et intègre dans son armée des éléphants. De leur côté, Héphaïstion et Perdiccas ont fait bâtir un pont de bateaux, pour le franchissement du fleuve et, au printemps 326, Alexandre, suivi de son armée, prend pied le premier sur la rive orientale de l'Indus. Puis la marche vers l'intérieur du Pendjab (les terres des Cinq-Fleuves) reprend. L'armée traverse le territoire du Taxilès, accompagnée d'un corps de 5 000 soldats indiens, et gagne l'Hydaspe sur la rive gauche duquel se tient l'armée du roi Pôros. Ce souverain règne sur un territoire délimité par deux grands cours d'eau : l'Hydaspe (le Jhelum) à l'ouest et l'Akésinès (la Chenab) à l'est.
Face aux Macédoniens, sur l'autre rive de l'Hydaspe que les pluies ont grossi en ce mois de munykhiôn (fin avril-début mai), Pôros a rangé son armée en ordre de bataille. A l'endroit oà¹, à mi-chemin entre les deux rives, se trouve une petite île boisée, Alexandre, dissimulé par la végétation exubérante et par la mousson torrentielle, traverse le fleuve avec un corps expéditionnaire relativement faible composé de 4 000 cavaliers, 1 000 archers à cheval et environ 10 000 fantassins, laissant derrière lui le reste de l'armée sous les ordres de Cratère. Prévenu par ses éclaireurs qu'Alexandre fait mouvement, Pôros se demande s'il s'agit d'une attaque majeure ou d'une manoeuvre de diversion. Il envoie en reconnaissance un de ses fils à la téte de cavaliers et de chars. Mais, franchissant le dernier bras du fleuve, Alexandre apparaît soudain sur le flanc droit des Indiens. Les chars s'embourbent ; quant aux cavaliers, ils sont mis en déroute. Pôros, à la nouvelle du désastre, est alors certain qu'une importante armée approche et qu'il lui faut livrer bataille. Aussi choisit-il un emplacement plat et sablonneux pour affronter son adversaire.
Il dispose sur la première ligne de front ses 200 éléphants, éloignés les uns des autres d'au moins 30 m pour ne pas géner leur évolution. Il place légèrement en retrait, sur une deuxième ligne, un peu plus de 30 000 fantassins, en formation serrée, et répartit sa cavalerie forte de 4 000 cavaliers sur les ailes, avec de nombreux chars.
Observant le dispositif tactique de l'ennemi, Alexandre décide de ne pas attaquer au centre. La stratégie défensive et la tactique relativement stationnaire de Pôros se révèlent un choix désastreux face à l'ennemi original qu'est Alexandre. Le peu de mobilité des Indiens permet en effet à la redoutable cavalerie macédonienne, très expérimentée, de prendre l'avantage. Alexandre, comme dans les autres batailles, a recours à sa manoeuvre favorite dite du " front oblique ". Il frappe avec les éléments les plus forts de l'armée le point le plus faible des ennemis, à savoir la cavalerie de Pôros placée sur les ailes : il attaque lui-méme sur l'aile droite, tandis que Démétrios et Coenos opèrent sur l'aile gauche une manoeuvre d'enveloppement. Après un vif affrontement d'avant-garde et les premières charges de la cavalerie, la phalange s'ébranle et environne les bétes qui s'avancent contre elle. Les éléphants percés de coups, et ayant, pour la plupart, perdu leurs cornacs, ne gardent plus l'ordre ordinaire. Fous de douleur, ne distinguant plus amis et ennemis, ils renversent tout sur leur passage. Les Macédoniens, qui ont toute la place pour manoeuvrer, peuvent et reculer et poursuivre les bétes quand ils l'estiment nécessaire alors que les Indiens, au milieu de leurs éléphants, reçoivent d'eux la plupart de leurs blessures.
Alexandre, qui vient de l'emporter, s'approche de son ennemi, vaincu et blessé grièvement, et l'invite à lui dire quel sort il souhaite. Pôros lui fait, d'après les historiens, cette réponse : " Traite-moi comme un roi, Alexandre " ; et Alexandre, charmé par cette réponse : " Tu le seras, Pôros, en ce qui me regarde, mais toi, en ce qui te regarde, demande-moi ce qui te serait agréable. " Pôros réplique que tout est contenu dans sa réponse. Alexandre est encore plus charmé par cette réplique et redonne à Pôros la souveraineté sur les Indiens de son royaume, ajoutant méme à son ancien royaume un autre territoire, plus vaste que celui qu'il possédait. Alexandre sait déjà , en effet, qu'il est plus judicieux de laisser en place des chefs traditionnels plutôt que d'imposer des administrateurs macédoniens.
Une fois arrivé sur l'Hyphase, le plus oriental des grands affluents de l'Indus, Alexandre a le profond désir d'atteindre l'océan et les limites de la terre habitée. Mais les soldats refusent de traverser la rivière pour se lancer dans la conquéte de la vallée du Gange. Au bout de trois jours de retraite sous sa tente, le roi accède à leur volonté de retour. Cependant, il entend laisser de son passage des traces extraordinaires. Il fait bâtir douze autels monumentaux en action de grâce envers les dieux. Un immense fossé est creusé. Le camp est étendu au triple de ses dimensions. Des baraquements et des écuries du double de la taille normale sont édifiés ; des mangeoires et des mors de chevaux d'une taille gigantesque sont laissés sur place pour que la légende puisse se nourrir de vestiges tangibles.
Alexandre décide alors de soumettre les territoires situés entre le haut pays et la mer Erythrée (mer d'Oman). Il faut donc que toute la vallée de l'Indus tombe entre ses mains. Il fait construire une flotte par les marins phéniciens, chypriotes et égyptiens qui l'accompagnent, et s'embarque avec une partie de l'armée. Tandis qu'il descend l'Hydaspe, deux autres colonnes, menées par Cratère et Héphaïstion, longent le fleuve sur ses deux rives. Au cours de ce voyage fluvial, Alexandre engage d'abord, vers la mi-novembre 326, une campagne contre les Malles. Après avoir remporté une première bataille, il poursuit sur sa lancée et assiège une ville de brahmanes o๠des Malles s'étaient réfugiés. Or, malgré l'intérét qu'il porte aux ascètes, que les Grecs appellent gymnosophistes (les " sages nus "), il ne comprendra jamais réellement ce que signifie étre un brahmane. Il ne distingue sans doute pas les brahmanes des jaïnas ou des bouddhistes. Prisonnier, malgré sa curiosité intellectuelle, de sa mentalité grecque, Alexandre ne se rend pas compte que les brahmanes forment une caste avec ses propres droits et qu'ils constituent la première d'entre elles. Il voit en eux tantôt des conseillers de roi, tantôt des philosophes qui mènent une vie selon la nature. Or les brahmanes sont à la fois des philosophes, des prétres et, méme dans cette Inde du Nord-Ouest, des soldats.
Alexandre ne comprend pas non plus ce qu'est le système des castes qui assure à chaque brahmane d'étre brahmane en quelque lieu que ce soit, ni le prestige considérable de cette caste aux yeux des Indiens. Aussi l'attaque d'une ville de brahmanes et le massacre de ses habitants (qui se défendent d'ailleurs avec bravoure) sont-ils ressentis par les Indiens comme un crime odieux, abominable. La rébellion se répand vite dans les royaumes de Sambos et de Musicanos. Là , tout bascule dans l'horreur : villes détruites, populations passées au fil de l'épée. La présence aux côtés d'Alexandre de l'ascète Calanos n'empéche rien.
C'est à l'embouchure de l'Indus qu'Alexandre décide, toujours guidé par un double motif, stratégique et exploratoire, de scinder son armée et de l'engager dans deux expéditions également périlleuses : la traversée d'un désert, dont la tradition rapporte qu'elle a été fatale à tous ceux qui s'y sont risqués, et la remontée par voie de mer de la côte orientale du golfe Persique, depuis l'emplacement de l'actuelle Karachi.
A la téte de l'armée, Néarque est le dernier à partir, à la fin du mois d'aoà»t 325. Les navires que ce dernier commande longent la côte de Gédrosie (le Mâkran actuel) avant de s'engager dans le golfe Persique puis de remonter l'Euphrate. Le récit de Néarque est celui d'une véritable aventure et d'une exploration du littoral menée avec grand soin pour repérer les mouillages, les productions du pays et noter ce qui touche à la géographie, à la botanique, au climat, ainsi que toutes les curiosités, comme les baleines, observées peut-étre pour la première fois - et combattues ! - par les marins grecs.
Alexandre, de son côté, part en avant de la flotte avec l'armée de terre, en passant d'abord par la plaine de Bela, puis au travers de la chaîne montagneuse du Kirthar ; de là il s'engage à l'intérieur de la Gédrosie. Leur marche est d'environ 750 km et s'achève en atteignant la capitale, Pura (proche de l'actuelle Bampur). Elle commence au début d'octobre 325 et prend fin en décembre. Aujourd'hui encore, le Baluchistan et une large partie du Mâkran sont des régions redoutables pour le voyageur.
Les souffrances sont immenses, méme si Alexandre a choisi la saison la plus favorable, celle oà¹, grâce aux pluies, les puits sont pleins. Dans le désert, entre 45 000 et 55 000 personnes périssent - en majorité les femmes et les enfants qui accompagnent l'armée. Aussi peut-on s'interroger sur le motif qui le pousse à choisir cet itinéraire. Le Mâkran n'est pas, en effet, la seule voie existante entre l'Inde et les terres iraniennes. Compte tenu du caractère d'Alexandre, la seule réponse vraisemblable : relever un défi surhumain et triompher là o๠ses prédécesseurs avaient échoué ; étre, plus grand qu'Héraclès et Krishna qu'il tient pour une manifestation locale du héros grec. Et cette aventure désastreuse, par la ténacité du souverain et le sentiment qu'il a de son invincibilité, devient un triomphe.
Source Historia.