Justement non, JM, les problèmes des nobles ne commencent pas en 92, et certains, vu le climat d'émeute qui règne dans les villes et les violences qui ont cours dans les campagnes dès juillet 89, réalisent avec clairvoyance que de graves menaces pèsent sur eux et décident rapidement d' émigrer. D'abord, rappelons que l'émigration n'a pas concerné que les nobles: entre 89 et 93 , environ 150 000 personnes de toutes conditions ont quitté la France. J'ai dans mes ascendants des bourgeois aisés qui ont émigré, et des nobles qui sont restés--mal leur en a pris, ça leur a coûté la vie, mort sur l'échafaud ou mort des séquelles de santé d'un séjour prolongé en prison. Ensuite, tout en la stigmatisant officiellement, les Jacobins ont encouragé l'émigration: davantage de biens dont l'Etat pouvait s'emparer pour les vendre; pour d'autres citoyens, c'était une source d'enrichissement avantageuse: davantage de biens à acheter à assez bas prix comme biens nationaux. Et, au début, nombre de membres de la grande noblesse étaient ralliés aux idées nouvelles et s'emploient à les répandre; c'est le cas du duc de Liancourt, de La Fayette, du vicomte de Noailles, du duc de Luynes, de Mathieu de Montmorency, du comte de Castellane, du duc de la Rochefoucauld, du comte de Clermont-Tonnerre, et autres grands noms de France, qui se piquent d'être démocrates.Nombre d'entre eux sont aussi membres de loges maçonniques, c'est très à la mode. Ces grands nobles gagnés aux idées révolutionnaires n"ont souvent pas émigré tout de suite et certains l'ont payé cher. La moindre noblesse de province, elle, était plus traditionaliste. A partir du 14 juillet où , faut-il le rappeler, le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, est massacré malgré qu'on lui ait donné la parole qu'il aurait la vie sauve, ainsi que M. de Flesselles, prévôt des marchands, un climat d'insécurité règne à Paris. Il en va de même en province : la noblesse provinciale est en butte dès juillet 89 aux incendies de châteaux, ces incendies visant à détruite les chartriers qui établissaient les titres féodaux de ces nobles. Une vague de terreur se répand dans les campagnes, connue sous le nom de "Grande Peur": des rumeurs folles se propagent, suscitant des réactions hystériques. Des bandes de brigands, le plus souvent imaginaires, sont signalées comme parcourant les campagnes et brûlant tout sur leur passage. Des groupes de paysans se forment pour résister à ces invasions mystérieuses, et à l'instigation de quelques meneurs, ils se portent vers les châteaux, brûlent, pillent et massacrent éventuellement leurs propriétaires. Dans le seul Maine, l'ouvrage consulté cite parmi les victimes de ces émeutes Mrs. de Beauvoir, de Falconnière, de Guilly (brûlé vivant), Cureau, de Montesson , de Juigné (son cadavre eut le nez et les oreilles coupés) et d'autres habitants du château de Juigné. D'autres s'en tirent à bon compte: sipmplement battus ou errant dans la campagne SDF suite à l'incendie de leur château. A Caen, le fiancé de Charlotte Corday, M. de Belsunce, est assassiné puis dépecé, son coeur est extrait de sa poitrine. En Languedoc, M. de Barras est assassiné et coupé en morceaux devant sa femme qui en meurt de saisissement. En Franche-Comté, une douzaine de châteaux sont brûlés et pillés. De telles scènes se reproduisent presque partout en France, ce serait trop long d'énumérer ces violences province par province. Le peuple croit à des complots de la Cour et des aristocrates; ceux ci sont accusés d'accaparer les grains, de conspirer avec l'étranger. Et la faiblesse royale devant ces désordres et le fait que les perpétrateurs ne sont pas punis n'encourage pas les nobles à faire confiance au roi pour garantir leur sécurité et à rester. Certains partent sur l'ordre même du roi, qui considère que leur impopularité risque de nuire à sa famille. Des bourgeois dont la maison a été pillée ou qui ont été agressés lors des émeutes partent aussi. Vérification faite, c'est sur l'ordre du roi, et suite à leur impopularité, en tant que favoris de la reine particulièrement détestés, que les Polignac partent rapidement. Le frère du gouverneur de la Bastille de Launay, part, ce qui est compréhensible; les employés des magasins royaux de stockage du blé à Créteil, la plupart roturiers, partent pourtant en masse, tant ils sont considérés comme des accapareurs et reçoivent de nombreuses menaces. La nuit du 4 aôut aggrave la situation: les paysans se considèrent non seulement libérés des redevances féodales mais aussi du paiement des fermages qu'ils cessent de régler aux propriétaires des terres affermées. Les compensations prévues envers le seigneur pour prix des renonciations du 4 août sont ressenties comme insupportables, comme reprenant d'une main ce qui avait été donné de l'autre. Les incendies et pillages s'aggravent: dans le seul Dauphiné, 70 châteaux sont incendiés, nombre d'entre eux appartenant à des nobles qui s'étaient opposés au pouvoir royal début 89 pour défendre les droits du Parlement de Grenoble. Dans un périmètre d'une vingtaine de kms autour de Tonnerre, 3 châteaux sont incendiés ou attaqués. Les observateurs étrangers dépeignent de nombreuses régions du pays comme plongées dans l'anarchie. La troupe n'intervient pas devant ces désordres; les journées d'octobre, où le roi laisse les émeutiers envahir Versailles et se laisse emmener à Paris, sans se défendre comme ses fidèles l'en priaient, achèvent de convaincre de nombreux nobles que la partie est perdue et qu'il n'y a plus rien qu'ils puissent faire en France pour protéger un monarque pathologiquement faible, moutonnier et indécis et que le départ est la seule issue.
Ces deux citations pour donner une idée plus précise de la situation alors (deuxième semestre 89). De Fernan Nunez écrivant au ministre espagnol Fiorabianca: "On ne saurait voir un état plus parfait, plus complet et plus terrible d'anarchie... Le roi et la famille royale sont comme prisonniers et dans l'obligation de se montrer au public à tout moment, et même de recevoir des délégations ridicules et inconvenantes des femmes les moins recommandables. La noblese et le clergé sont abattus et tremblent pour leur biens, et peut être pour leurs personnes." L'Américain Gouverneur Morris : "vu la faiblesse du roi, personne ne peut se fixer à lui, ni s'exposer au danger pour défendre son autorité."
Sources: Montrol, Histoire de l'émigration. Diesbach, Histoire de l'émigration.
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