bardal a écrit :
chaque épisode du mythe de prométhée est décliné en plusieurs versions, souvent contradictoires, variant selon les auteurs, les époques les lieux... (…) chaque version portant sa propre morale, et fixant le plus souvent de glorieuses origines au peuple de l'auteur... c'est une des fonctions des mythes...
Très bien ! En lisant ces mots, j’avais l’impression que va se trouver facilement un terrain d’entente… jusqu’à ce que je lise la suite :
bardal a écrit :
je ne suis pas sûr d'ailleurs qu'il faille tenter de mettre un peu d'ordre dans tout celà,
Comment espérer comprendre un mythe sans justement le replacer systématique dans son contexte qui lui seul l’éclair, autrement dit, l’étudier selon un ordre chronologique et géographique. Un mythe est l’expression d’une culture à un moment précis de son histoire, où il exprimera les valeurs et les besoins de la société qui l’a vu naître ou qui l’exprime, d’où son évolution génération par génération. Sans cet effort, tu ne fais pas d’histoire, mais de la littérature, tu appliques à un mythe des valeurs qui te sont propres et tu l’imposes de manière totalement artificielle, anachronique, au passé dont tu souhaites voir exprimer tes convictions personnelles et tes propres valeurs élevées à un statut universel et intemporel. C’est d’ailleurs ce qui rend intéressant l’étude des mythes, comme marqueurs des évolutions des mentalités d’une population.
bardal a écrit :
de le figer en dogme (ce qu'à mon avis tu tentes de faire sous couvert d'érudition)
Merci pour le procès d’intention. Au contraire, l’étape antérieure permet d’éviter ce dogme que tu redoutes, à raison. Je suis particulièrement surpris que tu me reproche d’énoncer un dogme mythologique alors que justement j’ai pris soin de ne pas faire d’amalgame, de ne pas généraliser, mais de présenter le mythe vu par Hésiode, puis le mythe vu par Eschyle, qui sont les pères fondateurs. Et dans la foulée de ce reproche, que fais-tu ? Tu poses un triple axiome « qui revient de façon itérative et méthodique dans toutes les versions du mythe », dont deux des trois propositions sont fausses. Qui dogmatise ?
bardal a écrit :
par contre, ce qui revient de façon itérative et méthodique dans toutes les versions du mythe est clair:
- c'est Prométhée qui fixe la condition humaine faite de dénuement et de faiblesse, mais aussi d'intelligence et de liberté
- son conflit avec zeus est primordial, essentiel, permanent, envahissant dans tous les aspects du mythe
- son intelligence (sa "ruse") met en échec de façon permanente le plus puissant des dieux, et même enchaîné sur le caucase, le foie déchiré, il réussi encore à le mettre en difficulté
Pour le premier point, je te suis ; j’irai même plus loin : dès l’origine, Prométhée est défini par Hésiode comme l’ancêtre commun de l’humanité, du moins des Grecs, par l’intermédiaire de son fils Deucalion, père d’Hellèn, et unique survivant du déluge. Notre nature est commandée par cet héritage, par ce sang du Titan qui coule dans nos veines et qui transmet aux hommes à la fois les qualités et les défauts du fils de Japet. Dès Hésiode aussi, Prométhée occupe une place intermédiaire entre les Dieux et les Hommes : il est immortel, cousin de Zeus, mais vit sur terre, en compagnie de l’humanité ; cela se retrouve même dans la place du mythe dans la Théogonie : tout ce qui précède l’histoire de Prométhée concerne les Dieux ; tout ce qui suit concerne les Héros.
Pour le second point, ben non. Ce conflit est passager, transitoire pour Hésiode, Eschyle et quasi tous les autres antiques (je n'ai trouvé que chez quelques latins, comme Horace, l'idée d'un châtiment éternel dans le Tartare, au côté des autres damnés traditionnels), rien d’immuable ; tu oblitères son rôle antérieur à sa dispute, et son rôle postérieur. Tu as beau mépriser Eschyle, tu n’as pas à t’en débarrasser sous ce prétexte. En particulier, son caractère créationniste (absent d’Hésiode), qui va connaître un beau succès auprès des fabulistes, de Platon, etc. est placé sous le signe de la coopération entre l’adroit Titan et les divinités olympiennes, lorsqu’il devient l’artisan qui façonne l’humanité et les animaux. D’ailleurs, d’une manière plus générale, en tant qu’artisan divin, il est interchangeable avec Héphaïstos (dans le mythe créationniste, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre ; idem pour le coup de hache qui préside à la naissance d’Athéna : tantôt Prométhée, tantôt Héphaïstos) : les deux divinités se partagent un même rôle, et Prométhée se retrouve phagocyté par son petit-cousin. Enfin, où est le conflit avec Zeus lorsque Prométhée est honoré dans l’Attique en compagnie d’Héphaïstos et d’Athéna (encore une fois, les deux autres dieux des Arts matériels), ou lorsque Prométhée est associé au culte de Déméter en Béotie ? Enfin, c'est à lui qu'est attribué la création des premiers temples et des premiers hommages rendus aux dieux, dès Hésiode !
Quant au dernier point, je ne vois pas où Zeus a été mis en difficulté, et encore mois mis échec de manière permanente : il triomphe sur toute la ligne ! « certes, prométhée a rejoint le camp des dieux de l'olympe, mais c'est faute d'avoir réussi à convaincre les titans d'employer l'intelligence et la ruse dans leur combat, ce n'est pas par soumission à zeus » dis-tu. Mais encore une fois tu plaques une relation conflictuelle là où il n’y en a pas ! Il ne rejoint pas Zeus par contrainte, par « soumission », mais justement par choix, et ce choix est guidé par sa nature qui le rend plus proche des Olympiens que des Titans, grâce à cette ruse, cette
metis, cette créativité aussi, qu’il partage avec Zeus et ses enfants. Il ne faudrait pas oublier que l’incarnation même de la
metis est Zeus : il l’a carrément bouloté, ils ne forment qu’un ! Prométhée n’est plus un Titan grâce à cette qualité, mais en même temps, il n’est pas un Olympien, il reste « incomplet » en quelques sorte, intermédiaire entre les deux générations divines. Cela transparait particulièrement dans son usage de la
metis : il possède la ruse, la subtilité, l’intelligence du garnement qui médite un sale coup, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez ; Zeus au contraire possède la
metis du chef d’Etat, celui qui calcule et anticipe les conséquences ; « il n’est nul moyens d’échapper aux desseins de Zeus », il est « Zeus aux desseins éternels », « Zeus aux desseins infaillibles », « Zeus aux desseins profonds ». Prométhée chute quand il cherchera à jouer au plus fin avec quelqu’un de meilleur que lui. Et alors se révèle sa seconde nature, cette colère, cette violence, cette furie propre à aux enfants de la Terre, Titans, Géants, Typhon, etc. «
Si le sort le secondait, où s'arrêterait sa fureur? »
bardal a écrit :
cette histoire d'espérance est aussi intéressante, trois interprétations étant possibles (et je pense qu'il ne faut pas choisir, sauf à réduire la portée du mythe); la première interprétation-traduction est "insouciance du lendemain", baume qui aide les hommes à supporter leurs maux ; la deuxième pourrait être la méconnaissance de l'avenir (contrairement à prométhée qui lui a le don de divination), incapacité paradoxalement puissamment libératrice, puiqu'elle les oblige à se construire un avenir; la troisième est l'espérance, immense force d'entreprendre; il faut garder, conjointement et en synergie, ces trois interprétations qui portent la complexité et la force de la démarche prométhéenne, quoique j'aie une petite tendresse pour la seconde, qui résume parfaitement la puissance du mythe.
Tu ne peux pas comme ça imposer tes idéaux à un texte antique, au hasard ou au gré de ton humeur ! D’accord, on ignore ce qu’Hésiode avait en tête exactement en récitant ce passage ; mais on sait ce qu’il ne voulait pas dire, puisqu’il nous donne le contexte.
Autrefois les tribus des hommes vivaient, sur la terre, à l'abri des maux, de la pénible fatigue et des maladies douloureuses qui donnent la mort aux humains . Mais la femme ayant, de ses mains, soulevé le couvercle de la jarre, laissa les maux se répandre et prépara, pour les hommes de tristes soucis. Seul, « l'Espoir » (Elpis) restait où il était, dans son infrangible prison, à l'intérieur de la jarre, près des lèvres du vase, car la femme le devança et replaça le couvercle, selon la volonté de Zeus qui tient l'égide, l'assembleur de nuées. Mais d'autres misères, par milliers, errent parmi les mortels : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie. Soit le jour, soit la nuit, à leur fantaisie, les maladies s'en vont à l'aventure porter le mal aux hommes, silencieusement, car le prudent Zeus leur a retiré la parole.- Elpis étant resté dans la boîte, elle est donc toujours inconnue des hommes puisqu’elle n’en est pas sortie. Cela ne peut donc ni être ton second choix (« la méconnaissance de l’avenir », puisque de fait les hommes ignore de quoi l’avenir sera fait) et ton troisième choix (« l’espérance », puisque c’est ce qui fait marcher le monde).
- Elpis est un mal, compris dans la jarre à maux en compagnie des maladies, de la fatigues etc. Donc ce ne peut-être ni ton premier choix (« insouciance du lendemain », que tu qualifies de « baume qui aide les hommes ») ni ton second (dite puissamment libératrice), ni le dernier (« immense force d’entreprendre »)
Le sens de ce mythe est à cherché en interne. On peut se risquer à avancer comme interprétation possible « la connaissance de l’avenir », (et non « la méconnaissance de l’avenir »), ce qui rejoint Platon,
Gorgias, 523d-e : «
Il faut commencer par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car maintenant ils la connaissent d'avance. Aussi déjà l'ordre est donné à Prométhée qu'il change cela. » ordonne Zeus ; voir aussi Eschyle, vers 248-251, où Prométhée réponds aux chœur des Océanides :
« Par moi les hommes ne désirent plus la mort. » « Quel remède leur as-tu donné contre le désespoir ! » « J'ai placé chez eux l'espérance aveugle. » Les deux expriment la même idée, mise en relation avec Prométhée : la connaissance de l’heure de la mort les prive d’espoir, donc ce don/malheur leur est retirée pour leur bien ; Platon attribue cette démarche à Prométhée sur ordre de Zeus, le Prométhée d’Eschyle s’en attribue tout le mérite. Il est donc possible que la même idée soit exprimée dans ces vers d’Hésiode : le seul malheur qui est épargné aux hommes, c’est cette prescience désespérante de leur mort, que le poète d’Ascra désigne sous le nom d’
Elpis, selon un sens archaïque du mot qui n’existe plus à l’époque classique, l’attente de la mort, « l’espoir de mourir » en quelque sorte. Peut-être.
bardal a écrit :
même la filiation de prométhée est variable... fils de japet et de thétis (version la plus fréquente), fils de cronos et de gaïa (donc frère caïn de zeus pour d'autres), accoucheur d'athena pour d'autres encore, enfant d'hera.... chaque version portant sa propre morale, et fixant le plus souvent de glorieuses origines au peuple de l'auteur... c'est une des fonctions des mythes...
Ici aussi, même si c’est relativement secondaire, tu avances des faits mythologiques (ces généalogies fictives) qui n’existent nulle part, afin de pouvoir les interpréter dans le sens que tu souhaites (en établissant un parallèle entre Caïn et Abel d’une part, Zeus et Prométhée d’autre part). D’où ça sort ? Pas une source antique qui fasse de Prométhée le fils de Thétis. Pas une source antique qui fasse de Prométhée le fils de Cronos, donc le frère de Zeus. A moins que l’une m’aie échappé, pourquoi pas, mais j’aimerai bien la connaître…
Pour une fois, les généalogies ne sont pas si variées (sa descendance est plus complexe que son ascendance), et les versions parallèles assez facilement explicables.
Les principales sont celles d’Hésiode (encore et toujours), qui en fait le fils de Japet et de l’Océanide Clymène ; la seconde est celle d’Eschyle (encore et toujours), qui remplace Clymène par Gaia/Thémis, pour une raison très simple : l’oracle, le don de divination de Prométhée, est au cœur du triptyque du poète athénien, ce qui est une nouveauté par rapport à Hésiode. Il lui attribue donc une maternité qui explique, qui justifie ce don.
Ces deux versions se taillent la part du lion ; les autres sont très isolées. Pour le père, seule deux sources tentent une variation, l’une aisément compréhensible, l’autre aberrante. La première est tirée des scholies de Théon à Aratos, un astronome qui commente un traité d’astronomie ; ce faisant, il est amené à raconter l’origine de cette science, attribuée à Prométhée (dès Eschyle), qu’il fait pour l’occasion fils d’Ouranos et de Clymène : il n’a fait qu’adapter la version canonique d’Hésiode en sautant une génération : quoi de plus logique pour l’inventeur de l’astronomie d’être le fils du Ciel (
Ouranos) ?
La seconde est tirée d’un fragment d’Euphorion, tiré d’une scholie à l’
Iliade XIV.295 : il fait de Prométhée le fruit du viol d’Héra par le géant Eurymédon. Version complètement isolé, et incompréhensible pour ma part, si ce n’est qu’on devine un rapprochement avec Héphaïstos (encore et toujours) ; à remarquer qu’Euphorion est un habitué des légendes graveleuses et bizarroïdes…
Pour la mère, une autre Océanide remplace parfois Clymène : Asia. La différence est subtile, surtout que l’une et l’autre passe à l’occasion du statut de mère à celui d’épouse… Enfin, isolé, une scholie de Proclos au vers 48 des
Travaux et les Jours mentionne en passant Asopis, sans plus de détail. Peut-être à rapprocher du fleuve Asopos de Béotie, et donc à rattacher aux traditions locales béotiennes (où Prométhée est aussi père de Thêbê, l’éponyme de Thèbes, et un des Cabires du culte de Déméter ; d’ailleurs son libérateur, Héraclès, est lui aussi Thébain).
Enfin bref, variations, oui, mais pas tant que ça, et surtout, inutile d’en inventer de nouvelles pour la bonne cause… Encore une fois, faisons de l’histoire, pas de la littérature. Tu listes une quinzaine de célébrités : c’est bien, mais qui à dit quoi et pourquoi ?